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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury le Rendez-vous…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

le Rendez-vous du sud

Gil Dorval entendit l'appel un soir d'été.

Il était professeur d'histoire dans une petite ville de l'Ouest qu'une société transN d'électronique, Dunn, avait louée pour dix-huit ans au gouvernement militaire européen, en 1993, afin d'y implanter une usine et un centre de recherches. À proximité, se trouvait une opzone (original preserved zone), sorte de parc naturel de plusieurs milliers d'hectares, ce qui avait peut-être déterminé le choix de la Société : Dunn avait loué aussi le parc… La petite ville avait perdu son nom français, celui d'un saint obscur et ignoré du calendrier. Elle s'appelait maintenant Austin-Dunn : les habitants étaient généralement assez fiers de cet avatar… Ils se sentaient choisis.

Au contraire, Gil était de plus en plus étranger au monde dans lequel il vivait et à l'histoire qu'il était obligé d'enseigner. D'ailleurs, l'histoire n'existait plus. Les empires privés l'avaient tuée. Il ne croyait pas plus au passé qu'à l'avenir. Il avait envie de sortir du temps.

Ce soir-là — quelques heures seulement avant les vacances qui commençaient le lendemain à midi — il était disponible, prêt à tout, plus que jamais. Il attendait l'appel. La voix qui s'adressa brusquement à lui, chaude, profonde, un peu rauque, semblait appartenir à une jeune femme d'origine latine, peut-être italienne ou espagnole. Une femme au visage ovale, avec des grands yeux sombres et d'épais cheveux noirs : celle qu'il devait rencontrer un jour. Et cette voix impérieuse et tendre disait, en roulant un peu les r : « Gil, j'ai besoin de toi. Je m'appelle (Ella ?). J'ai vingt-huit ans. Je suis à cent kilomètres de toi, mais il faut que tu me rejoignes tout de suite, car toi seul peux me (sauver ?). Je t'attends !

— Te sauver ?

— Je suis seule, Gil. J'ai besoin de toi…

— Pourquoi de moi ?

— Parce que nous nous sommes… nous allons nous rencontrer. »

Gil regarda sa montre : 21 h 40. « Le temps de faire ma valise et je pars ! » dit-il à haute voix.

La réponse d'Ella lui parvint aussitôt, sensuelle, vibrante, joyeuse : « Viens vite, mon amour ! Laisse ta valise ; tu n'en auras pas besoin. ».

Il sourit à l'image lointaine, floue et incertaine. Chère Ella ! Il ne croyait pas à la télépathie, ni à rien de ce genre, mais il était sûr que la jeune femme existait, qu'elle était belle et qu'elle l'attendait.

— « Je viens ! »

Il promena une main un peu tremblante dans ses cheveux grisonnants et déjà rares au sommet de son crâne bossué. Quarante-quatre ans, Gil Dorval. Il était moins le quart pour toi, mon vieux ! Mais à quoi bon épiloguer, puisque tu en es sorti ? Tu rêvais depuis toujours de ce moment. Le voici enfin arrivé. J'espère que tu sauras te montrer digne de la chance qui t'est donnée. Va-t'en les mains vides, sourire aux lèvres, voyageur sans bagages, te perdre dans la nuit des temps !

« Cent kilomètres ? Je serai près de toi avant le jour.

— Je te guiderai. » répondit Ella. « Tu me reconnaîtras facilement.

— Oui, oui, je te reconnaîtrai…

— Je suis brune.

— Je le savais.

— À bientôt.

— À bientôt. »

Gil s'examina sans indulgence dans la glace du lavabo. Il avait une tête de quadragénaire peu glorieux. Une tête banale — et pourquoi aurait-il été différent des autres ? Parce qu'il était un peu schizophrène, ou un peu paranoïaque, ou un peu les deux ? Rêveur, il s'était toujours méfié du rêve. Révolté, il avait peur des élans et des refus qu'il sentait naître en lui. Frustré dans ses désirs secrets de grandeur, il se voulait anonyme au milieu de ses contemporains médiocres. Mais son métier lui interdisait même cela. Prof d'hist…

Les stries grises d'une barbe de quinze heures marquaient son visage mou et rougeaud. Se raser ? À quoi bon ? Il avait les yeux cernés et injectés de sang, les traits tirés et fripés, la mâchoire un peu pendante… Mais tout cela n'avait plus aucune importance. Ella, il le savait, se moquait de son aspect physique. Il vérifia cependant le nœud de sa cravate — sa cravate bleue sur laquelle on distinguait le …nn final de Dunn. Une allure respectable était nécessaire si l'on ne voulait pas se faire ramasser par les flics de Dunn, ceux de la ville ou ceux du syndicat-maison (affilié à la toute-puissante Comt, la Confédération Mondiale des Travailleurs). Il avait de l'argent, un véhicule ancien mais muni d'un certificat de conformité à peine vieux d'un mois (coût : deux cent cinquante crédits-maison !), une carte professionnelle visée par Dunn au début de l'année et un reçu du syndicat Dunn : il avait versé 500 CM aux œuvres sociales de ces salopards ! Au pire, il s'en tirerait avec cinq cents ou mille de plus — et ça n'avait pas beaucoup d'importance, maintenant.

Elle a raison, décida-t-il. Pas la peine de prendre une valise : ça pourrait leur donner envie de fouiller mes affaires. Il ne faut pas tenter le diable. Sa profession était éminemment suspecte. Combien restait-il de profs d'histoire dans la ville ? Un seul. Il était celui-là… Si on l'arrêtait, il lui faudrait inventer un prétexte pour justifier son expédition nocturne hors du territoire Dunn, sans laissez-passer. Il calcula : un appel téléphonique de mon père (qui est un ancien gendarme) : ma mère est au plus mal. Ce sont des vieux trucs qui marchent, en général. Et, après tout, je suis en règle… En règle ? Oui, il l'était avec la Dunn Democratic Charter — mais non avec l'esprit maison. Merde pour l'esprit ! Je pars.

Il se rendit compte alors qu'il ne savait pas de quel côté il devait aller.

« Prends la route du sud. » dit Ella.

— « Du sud ?

— Oui, du sud…

— Mais le sud, c'est la…

— Tais-toi ! Viens me rejoindre. Je suis à cinquante kilomètres d'ici et je t'attends.

— Cinquante kilomètres seulement ? Tu avais dit…

— Oh ! peu importe la distance, mon chéri. L'espace ne compte pas. Ce qu'il faut, c'est que tu partes.

— Je pars, Ella. À bientôt. »

Il enfonça son chapeau sur son crâne. Les cheveux qui lui restaient étaient un peu longs pour la norme Dunn. Mieux valait les cacher. Et il enfila sa veste malgré la chaleur. C'était plus prudent : une chemise claire dans la nuit attire toujours trop l'attention. Il vérifia une dernière fois le contenu de son portefeuille : 4000 CM et 10 €. On ne pouvait pas le coincer pour misgadage. Le minimum pour circuler après neuf heures du soir était de 2000 CM — et trois mille après minuit. Au-dessous de cette somme, on risquait l'internement au gadward ou au schizop, l'affectation d'office en atelier protégé, voire la relégation en opzone zéro… Gil pouvait aussi se faire confisquer ses euros. En principe, les cadres seuls avaient le droit d'en posséder. Mais bah… Il glissa le portefeuille dans la poche de sécurité de sa veste.

Il crut entendre Ella : « Gil, tu n'as pas besoin d'argent ! Tu peux aussi bien me rejoindre nu et sans un sou. ». Avait-elle vraiment dit ça ?

— « Ella ?

— Je t'écoute, mon chéri.

— Tout va bien ?

— Oui, et toi ?

— Oh ! ça va.

— Je t'aime… »

Mais, pensa-t-il, je ne suis pas le président de Dunn pour me balader à poil et sans fric ! Les clés de la voiture, les papiers… Non, pas question de partir nu, même pour un voyage au paradis ! À cette heure-ci, la milice de Dunn patrouille dans les rues et veille aux sorties de la ville. Mon chapeau, un coup de brosse sur mes souliers… Avoir l'air d'un bon employé — et si possible d'un petit cadre — était important pour éviter de finir la nuit à laver un trottoir, un recoin d'usine ou un angle de cour particulièrement dégueulasses !

Il pressa la touche de l'interphone et arbora un sourire fier et détaché. « Je sors. » dit-il à la gardienne blonde qui le regardait sur l'écran poisseux.

— « À cette heure ?

— C'est urgent. » plaida-t-il.

— « Seul ?

— Oui.

— Ce n'est vraiment pas recommandé. Enfin, je vous attends en bas. »

Gil hésita. Il aurait pu s'en aller par la porte automatique, sans signaler son départ. Rien de plus facile. Mais s'il se faisait piquer par une ronde ou s'il était pris dans une bagarre, les flics téléphoneraient à l'hôtel Sam et il serait bon pour une nuit en taule et une amende d'au moins 1000 CM — sans préjudice de quelques séances avec le seau et le balai ! Mieux valait se mettre en règle. D'autant qu'une maison tenue par les religieuses gardiennes agréées offrait une certaine sécurité. L'Ordre était puissant et efficace.

Sœur Maud l'attendait dans le hall, devant son tableau électronique. Sa blouse bleue, qui la moulait jusqu'à mi-cuisse, lui donnait l'allure d'une collégienne un peu retardée. C'était une grande fille d'âge imprécis (entre vingt et trente ans), à la fois gauche et autoritaire comme toutes les gardiennes. Elle suait la bonne volonté par tous les pores de sa peau rose et bien poncée. On avait envie de lui offrir une poupée programmée qui lui aurait dit « Maman, je t'aime. » toutes les trente secondes pour combler son besoin évident d'affection. Mais elle était tout de même licenciée en sexologie.

« Alors, vous sortez, Gil ? Vous auriez dû prévenir sœur Cora dans la journée. Nous nous serions arrangées pour vous trouver quelqu'un. »

Il faillit répondre : “Je n'ai besoin de personne.”. Puis se ravisa. « Je ne savais pas. Je viens de recevoir un… un appel.

— Une femme ?

— Oui…

— Vous savez qu'il n'est pas prudent de sortir après 21 heures en ce moment. On craint que les rouges ou les anarchos tentent un coup !

— Je pensais qu'on ne risquait pas grand-chose jusqu'à 11 h 30. Surtout en voiture.

— Vous serez rentré à 11 h 30 ?

— Je l'espère. »

Gil baissa les yeux, écouta. « Ella ?

— Oui, Gil. Où es-tu ?

— Encore à l'hôtel !

— Tu as des difficultés ?

— Oh ! quelques-unes, naturellement. Mais ça va s'arranger. Je viens.

— Avez-vous des problèmes sexuels ? » demanda sœur Maud avec douceur.

— « Eh bien, je… »

Il pensa : Tu vas me foutre la paix, oui ? Puis il se souvint qu'il ne la reverrait pas et il se força à lui répondre aimablement.

« Mettons que j'en aie. Comme tout le monde. Mais maintenant, ça n'a plus aucune importance.

— Pourquoi ? Pourquoi maintenant ?

— Oh ! simplement parce que… »

Il n'acheva pas sa phrase. Comment expliquer ça à une religieuse gardienne ? Une délicieuse impatience le gagnait. Ella, mon amour ! Il n'avait pas connu cette sensation depuis vingt ans. Sœur Maud souriait gravement.

— « Quand êtes-vous allé à la maison des jeux pour la dernière fois ?

— La semaine dernière. » répondit Gil.

— « Je ne comprends pas pourquoi vous n'êtes pas marié. » dit sœur Maud. « Vous n'êtes pas homosexuel, pourtant. Vous regardez mes cuisses et votre pantalon vous trahit ! Voulez-vous que nous nous en occupions ?

— Que vous vous occupiez de quoi ? » demanda-t-il stupidement.

— « Mais de votre mariage. Nous avons la possibilité d'utiliser en time-sharing l'ordinateur du service social Dunn… Pensez-y. Vous auriez un petit ap. Vous pourriez faire l'amour tous les jours… Avec les produits qu'on a maintenant, c'est très possible, vous savez, même à votre âge. Vous seriez autorisé à changer de métier et vous cesseriez d'être un mineur social.

— D'accord, d'accord ! » dit-il. « Et merci. Mais ce soir, il faut que je sorte. Et je voudrais vous demander : si les fl… si la police ou n'importe qui vous appelle, je suis allé voir ma mère qui est malade.

— Et ce n'est pas vrai ?

— N-non.

— Merci de me faire confiance, cher Gil. J'essaierai de vous aider en cas de coup dur. Et à bientôt. »

Elle lui tendit la main d'un air joueur. « Mes jambes vous plaisent beaucoup, n'est-ce pas ? » Gil sourit. Mais il pensait aux jambes d'Ella.

Depuis la rue, il entendit sœur Maud mettre en place le système de verrouillage électrique… D'ici une heure ou deux, la ville serait livrée aux bandes rivales de gretsos, de jids et de heads. En attendant, les miliciens de Dunn et le service d'ordre du syndicat-maison tenaient le haut du pavé — ce qui ne valait guère mieux. Et si les anarchos et les rouges tentaient vraiment un coup…

Il atteignit sans faire de mauvaises rencontres le parking de nuit où il avait l'habitude de laisser son ordure de bagnole antédiluvienne. Le garde lui donna les clés contre 10 CM et se replia dans sa guérite. Gil eut une grimace de fureur. Une inscription à la peinture noire ornait son capot : prof d'hist. Il toucha la peinture. Elle était sèche. Il hésita. Le garde devait être dans le coup. Il lui demanderait au moins 50 CM pour enlever ça. Et ce serait encore un bon quart d'heure de perdu. Peut-être une demi-heure. Il appela Ella.

« Gil ?

— Tu… tu es toujours là ?

— Bien sûr, mon chéri. À quelques kilomètres de toi seulement. Je t'attends toujours.

— Quelques kilomètres ? Mais alors tu te rapproches ?

— Je ne sais pas. Il me semble que c'est toi qui viens vers moi.

— Je suis encore au parking !

— Je crois qu'il n'y a pas plus de trente kilomètres entre nous. Ou peut-être trois…

— Trois !

— Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je ne… »

À la sortie de la ville, Gil tomba sur un barrage : des miliciens en uniforme gris et des civils débraillés mais cossus. Les types du syndicat. Les pires de tous.

Ils avaient fait déshabiller sous un projecteur un grand gaillard au teint basané, un Moham ou un Italo, et l'obligeaient à tourner comme une toupie, les mains jointes sur la tête. Et il y avait avec eux des filles qui riaient.

Gil ferma les yeux, crispa les doigts sur son volant. Puis la peur le força à regarder. Il serrait les dents si fort qu'une douleur naquit dans sa mauvaise molaire, du côté gauche, et monta jusqu'à son cerveau. Une saveur de sel et de fumée emplit sa bouche. Un friselis de terreur courut sur sa peau. Imbécile ! Lâche ! Ils ne vont pas te bouffer, non ! Un homme en civil venait vers la voiture. Gil baissa servilement la glace. Ah ! c'était plus fort que lui : toujours prêt à ramper et à lécher les bottes. La colère et la haine bourdonnaient dans son cœur comme des mouches prisonnières et, en même temps, il ne pouvait s'empêcher de jouer au bon citoyen, discipliné et respectueux des règles de la D.D.C. !

« Sortez. » dit l'homme.

Gil se dépêcha d'obéir et se tint au garde-à-vous devant le type du syndicat qui le considérait d'un œil terne.

« Vos papiers ? »

Gil tira son portefeuille de sa poche métallisée, l'ouvrit. L'homme avança la main. « Donnez. » Gil eut une brève hésitation.

— « Ella, je… Il m'arrive un sale coup !

— Tu t'en sortiras, Gil. Je sais que nous allons nous rencontrer bientôt. Ce n'étaient pas des kilomètres que je comptais. Je me suis trompée. C'était du temps !

— Je ne comprends pas.

— Bientôt, nous serons ensemble. Dans quelques heures… non, quelques minutes… Je ne sais pas comment cela se fera… Tu arriveras près de moi, tu… Mon amour, comme j'ai hâte de t'avoir à moi, en moi. Je sens qu'il ne pourra plus rien m'arriver. Jamais.

— Où es-tu ?

— Je ne sais pas exactement. J'ai reçu un choc et puis je me suis retrouvée ici, dans une chambre merveilleuse, d'un luxe inouï. Je suis bien, mais je suis toute seule !

— Tu souffres ?

— Puisque je te dis que je suis bien…

— Il y a longtemps que tu… que tu t'es réveillée dans cette chambre ?

— Oh ! le temps… »

L'homme du syndicat arracha le portefeuille des mains de Gil et se mit à le fouiller. Avant même de regarder les papiers, il compta l'argent, préleva un billet de 1000 CM. Il a du culot, ce salopard. Sans même prendre la peine de vérifier que je ne suis pas un cadre Dunn !

— « Ton versement pour les œuvres sociales, groc !

— J'ai déjà payé. » protesta Gil.

— « Oh ça, on s'en fout ! » dit l'autre en haussant les épaules. Il glissa le billet plié en quatre dans la poche de sa chemisette bleue, se tourna vers l'avant de la voiture et vit l'inscription sur le capot. « Prof d'hist ? Elle est bonne. C'est toi, groc, le prof d'hist ? »

Gil ne répondit pas.

L'homme sortit les papiers, fit un geste à l'intention d'un milicien, et aussitôt un projecteur les noya sous une lumière blanche crue. L'homme prit la carte de travail de Gil et éclata de rire. « Venez voir un prof d'hist, les filles ! »

Elles arrivèrent en roulant les hanches. Une blonde et une rousse. Jeunes, jolies, très court vêtues, visiblement à la fête. La rousse portait un short élastique qui moulait exactement son sexe. La blonde se pavanait dans une petite jupe noire, ses longues cuisses musclées aux trois-quarts découvertes. Leurs seins en liberté sous un foulard (la rousse) et un tschi (la blonde) se balançaient avec ensemble à chacun de leurs pas. Gil éprouva une sensation de déchirure du ventre au cœur, comme s'il était un poulet qu'on vide. Désir contenu, nostalgie, honte et peur. Ces filles étaient très jeunes, belles et certainement cruelles. Sa vie à lui était finie, ratée à jamais. Il n'avait même pas le droit de les regarder. Il détourna les yeux. « Ella ! » Un liquide chaud coula dans ses veines : du punch au sang. Mais Ella ne lui répondit pas. Peut-être était-elle morte. Il se sentit plus seul qu'un chien perdu en train de crever dans un égout.

— « Baisse ton pantalon. » dit l'homme du syndicat.

Un milicien en gris les avait rejoints. Il eut un rictus, appuya d'un geste l'injonction du civil. Le pistolet à longue crosse jeta sous la lumière du projecteur une ombre démesurée, et Gil eut un recul.

— « Tu obéis, groc ! »

Gil déboucla se ceinture. « Ella, je te demande pardon.

— Je suis là. » répondit immédiatement Ella. « Ce qu'ils peuvent te faire n'a aucune importance puisque nous… moi aussi, ils m'ont… puisque nous allons nous rencontrer de toute façon.

— Mais s'ils me tuent ?

— Dans quelques instants, tu seras près de moi, je le sais.

— Bon, je viens. »

Il laissa tomber son pantalon à ses pieds.

— « Le slip aussi. » dit la fille blonde. « À poil ! »

Les hommes ricanèrent : « Dépêche-toi, groc ! ».

Gil fit glisser son slip jusqu'à ses chevilles et serra les genoux.

— « Qu'il est moche ! » dit la fille rousse.

— « Tourne-toi en face de la lumière. » commanda la blonde. Gil obéit en fermant les yeux. Il entendit les filles glousser de rire.

Quelques secondes plus tard, une voix d'homme lui cria qu'il pouvait se rhabiller et foutre le camp. Il ouvrit les yeux, ivre jusqu'au vertige de honte et de dégoût, rajusta ses vêtements et marcha en titubant vers sa voiture.

Il donna un coup de démarreur sans penser que le moteur tournait toujours. La machine émit une plainte de chat écorché. Gil fonça dans le passage étroit que les miliciens avaient dégagé pour lui au milieu de la rue. Un véhicule arrivait en face, fit un appel de phares, puis une série codée en automatique, et traversa le barrage comme une volée de flèches. Une huile. La circulation était presque nulle sur cette route, mais on voyait les lumières filer à grande vitesse sur la voie privée Dunn, à droite, derrière un rideau d'arbres. Gil accéléra. Avec un peu de chance, il était sauvé. Il releva sa glace. Il approchait de la zone industrielle et la puanteur devenait atroce.

Il dut somnoler quelques instants et il n'aperçut qu'à la toute dernière seconde les clignotants des flics. Un barrage, encore un ! Tu n'en sortiras jamais, mon vieux. Il freina sec, s'arrêta à quelques centimètres seulement du panneau triangulaire. Les uniformes bleus étaient plutôt rassurants : la police de la ville… Les municipaux passaient presque pour de braves types, comparés aux agents du syndicat Dunn et aux miliciens. Mais qu'est-ce qu'ils foutent là, bon Dieu ?

« Vous pourriez pas rouler un peu plus doucement, avec votre pétrolette, non ? » demanda, d'une voix mi-lasse, mi-furieuse, le jeune flic qui s'était avancé. Il avait enlevé sa casquette à cause de la chaleur. Ses cheveux très bruns bouclaient sur son front lisse, luisant de sueur. Il avait l'air très jeune. Et une tête somme toute presque sympathique. Seulement, il sentait l'alcool…

« Vos papiers. » dit-il sans hargne, et il se recoiffa avec nonchalance. Gil sortit son portefeuille d'une main qui ne tremblait pas trop, tira les pièces calmement, une à une. Le flic les regarda à peine. Il s'aperçut que Gil reniflait ; il recula et à ce moment vit l'inscription sur le capot.

« C'est vous qui avez mis ça ?

— Certainement pas. » dit Gil. « C'est un cadeau qu'on m'a fait. Je n'ai pas encore eu le temps de le nettoyer.

— Et vous êtes prof d'hist ?

— Oui. Vous avez ma carte…

— Je vous conseille d'enlever ce truc le plus vite possible : ça pourrait vous causer des ennuis.

— Je sais… Je peux… Est-ce que je peux… »

Le flic secoua la tête. « Vous allez être obligé de faire demi-tour. La route est barrée.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Il y a une grande soirée à l'hôtel Dunn. Vous n'êtes pas invité ? »

Gil éclata de rire. Ce gars était vraiment bien. Il y a des moments, comme ça, où vous vous sentez revivre après avoir cru que tout était foutu. Vous rencontrez un type que vous prenez pour un ennemi — qui aurait dû normalement être un ennemi — et vous vous apercevez qu'il vous ressemble, qu'il pourrait presque être votre copain. Votre meilleur copain… Eh bien, quoi, ce petit flic, il émarge pas chez Dunn ! Enfin, pas directement ! Pas plus que toi. Au fond, on est du même côté de la barricade, lui et moi !

— « On craint que les rouges ou les anarchos tentent un coup ?

— Ouais, peut-être.

— Moi, ça ne m'arrange pas. » dit Gil.

— « Vous pouvez tourner à gauche, ici. » dit le flic. « Descendez si vous voulez ; je vais vous montrer. Vous longez la voie sur un kilomètre et vous rejoignez la bretelle d'accès à l'autoroute par le souterrain. Il n'y a pas de lumières ni de panneaux mais vous ne risquez pas de vous perdre : c'est pratiquement tout droit. »

Gil descendit de voiture et tourna le dos au flic. Il repéra la grande Ourse et l'étoile Polaire. Il ne voulait pas s'écarter du sud. « Ella ?

— Tu es tout près de moi, mon chéri. Dans quelques minutes, nous serons réunis.

— J'ai hâte de te rencontrer, de t'aimer…

— Prends la route du sud.

— Je sais. À combien suis-je encore de toi ?

— Oh ! pas très longtemps. Pas plus de… d'un quart d'heure.

— Mais en distance ?

— Je ne sais pas. J'ai perdu le sens des distances.

— Tout va bien ?

— Oui.

— Tu ne souffres pas ?

— Mais pourquoi veux-tu que je souffre ?

— J'arrive.

— Gil, tu as envie de moi ?

— Ella ?

— Gil, est-ce que tu me désires ? »

Gil retint sa respiration, écouta les battements de son cœur, goûta la salive épaisse qui collait ses lèvres l'une à l'autre. Le jour viendra, le jour viendra… Par deux fois, cette petite phrase traversa son esprit. Mais ce n'était pas un message d'Ella. Qu'est-ce que ça veut dire : le jour viendra ? Que le jour se lèvera demain — comme il s'est levé aujourd'hui ? Ou qu'un jour quelque chose arrivera ? Il se retourna vers le flic et sentit son pied gauche déraper sur une flaque gluante. Il pensa : Du sang ! La panique le fit grimacer et un de ses yeux se ferma presque. Mais non, imbécile ! C'est seulement de l'huile ! Une vieille voiture pourrie, comme la tienne, qui est restée là un peu trop longtemps et qui s'est vidée sur le bitume.

Il se mit à rire, cherchant la complicité du flic. « Bon, j'y vais. » décida-t-il. Il remonta dans la voiture sous le regard bienveillant du jeune gars.

— « N'oubliez pas votre ceinture, monsieur.

— Merci. »

Gil traîna la main sur son front. Il commençait à avoir mal à la tête. Quand je serai sorti de la ville, je prendrai un comprimé d'opontal… Il étira ses jambes sous le volant. Une image lui vint, la plus nette qu'il ait jamais reçue par le mystérieux canal qui le mettait en relation avec Ella : « Gil !

— Ella ? »

La jeune femme était mi-couchée, mi-assise sur un lit défait, aux draps bordés de dentelles, dans une pièce luxueuse, pleine de vieux meubles en bois, de glaces et de tentures. Une épaisse moquette de fourrure entourait le lit. Des oreillers ou des coussins brodés, glissés sous le dos d'Ella, maintenaient son buste soulevé et sa poitrine dressée. Une immense glace lui renvoyait son reflet, cuisses ouvertes, le sexe finement dessiné au bas d'une épaisse fourrure sombre. Elle était seulement vêtue de bottes noires attachées au-dessus du genou et de longs gants noirs, dont le fourreau étroit moulait ses avant-bras jusqu'aux coudes. Gil eut l'impression qu'elle le voyait. Elle esquissa un sourire dans sa direction et il crut rencontrer son regard. Elle ôta un de ses gants, promena les doigts sur la pointe de ses seins, les posa sur ses lèvres, étendit le bras comme pour lui envoyer un baiser. Puis elle bascula sur le côté, une jambe levée, pour s'offrir, et il put voir son sexe mieux que dans la glace. Et l'image s'effaça… Gil essaya de sourire aussi, mais les muscles de son visage ne lui obéissaient plus.

Gêné par la surveillance du jeune flic trop plein de sollicitude pour les voyageurs égarés, il dit en remuant à peine les lèvres : « Je viens. » Il posa la main sur son pantalon tendu, tira la fermeture, espérant qu'Ella comprendrait ce message.

— « Je t'aime !

— Je… »

Elle avait pensé en même temps que lui. Il démarra et le flic lui montra la direction d'un geste large et amical. Il s'engagea entre de hauts murs couverts d'affiches luminescentes. Des visages de toutes les couleurs dansaient devant ses yeux. Des filles nues, au corps lisse et rose, semblaient avancer à sa rencontre. Parmi ces visages et ces corps, se trouvaient peut-être ceux d'Ella… Ella, où était-elle donc ?

Il roulait lentement. Ses phares trouaient avec peine l'obscurité. Un brouillard mêlé de fumée stagnait dans cette zone, située tout au bas de la ville. Les affiches lumineuses avaient disparu. Soudain, un des murs tourna à angle droit. L'autre s'écarta en oblique. Gil vit le monorail devant lui. La rue déviait assez fortement vers la droite, c'est-à-dire, calcula-t-il, vers l'ouest. Mais un second virage le ramena à peu près dans la bonne direction. Il ralentit encore, cherchant à se repérer. La route s'éloigna du monorail. Elle devenait de plus en plus mauvaise, avec des cassis, des bosses et des crevasses. Les amortisseurs de la vieille bagnole gémissaient sourdement. Gil se rendit compte qu'il se trouvait dans un terrain vague, une décharge d'ordures — ce qu'on appelait en jargon moderne une “opzone zéro”. Roulant au pas, il essaya d'apercevoir les étoiles à travers le pare-brise. L'essentiel était de ne pas perdre le sud. Mais la fumée et les poussières industrielles s'accumulaient dans la partie basse de la ville et bouchaient complètement le ciel… Gil n'osait pas s'arrêter. Les opzones zéro avaient plutôt mauvaise réputation. C'étaient des repaires de jids et de heads. De véritables champs de bataille pour les bandes de voyous et les paumés de la gretso, la grande société. Mieux valait ne pas s'y aventurer à la nuit tombée. Et si l'on pénétrait par mégarde dans un territoire suspect, la dernière chose à faire était de s'arrêter et de descendre de voiture pour s'orienter… Il essaya de tourner sur place, buta contre un obstacle qui rendit un son métallique. Un bidon ou quelque chose de ce genre. Il enclencha la marche arrière. La voiture fit un léger bond et s'enlisa. Gil enfonça l'accélérateur. Le moteur gronda, fournit un effort brutal avant de caler. Gil mit à peu près dix secondes pour comprendre qu'il était tombé dans un piège. Un éclair jaillit derrière lui. Il porta la main à ses yeux, resta ébloui un moment. Ces salauds ont des bigueyeurs : ça doit être des heads.

« Ella ?

— Tout va bien, Gil. »

De nouveau, il reçut l'image dédoublée par le miroir. Ella, étendue sur son lit, enroulée dans un coin de drap, jouait avec un animal en peluche. Elle n'avait plus ses gants et sa jambe gauche pendait, nue, son pied effleurant la fourrure. Une moue de lassitude et d'ennui donnait à son visage un masque un peu boudeur. Sa longue chevelure brune s'étalait sur les oreillers. Elle avait la peau très claire, le nez petit, la bouche ronde, les yeux d'un bleu profond, tirant sur le violet. Elle lui avait dit qu'elle avait vingt-huit ans, mais elle en paraissait à peine vingt… Soudain, elle le vit. Son regard s'éclaira.

« Gil, tu es venu !

— Où es-tu ?

— Je suis tout près. Tu ne me vois pas ? »

Elle prit ses seins dans ses mains en coupe et les souleva comme pour les lui offrir.

« Je m'ennuie, toute seule. Rejoins-moi vite. »

Gil se rendit à peine compte qu'on le tirait hors de la voiture. L'éblouissement persistait. Il distinguait à peine ses agresseurs. Il pensa : J'ai eu de la chance. Si j'avais été tourné de l'autre côté, j'aurais pu être aveuglé. Puis : Les heads ! Ce sont les heads ! Il avait aperçu un crâne luisant tout près de lui. Il recommençait à distinguer, les silhouettes, les ombres et les lumières. Les heads avaient les cheveux très courts et parfois la tête complètement rasée. Par contre, les filles qui “travaillaient” avec eux — comme ils disaient — portaient toutes de longues et opulentes chevelures. Gil perdit un de ses souliers. Ses agresseurs le traînaient à travers le terrain. Quelque chose le coupa au-dessous de la cheville. Un peu plus tard, il sentit la jambe de son pantalon se déchirer, s'arracher. Quelqu'un s'amusa à déboucler sa ceinture et le pantalon entier suivit. Il perdit sa deuxième chaussure. Les heads le déshabillaient en le tirant vers leur repaire. Le temps s'abolit dans sa conscience.

« Gil !

— Ella…

— Touche comme ma peau est douce, mon amour. »

Ils étaient arrivés dans une sorte de hangar brillamment éclairé. Les hommes qui tenaient Gil l'abandonnèrent nu et ensanglanté sur le ciment humide. Il se souleva sur les coudes et les genoux. Clignant les yeux, il vit la bande rassemblée autour de lui. C'étaient bien des heads. Les hommes paraissaient âgés de vingt-cinq ans à quarante ans — alors que les jids étaient éjectés du clan à vingt ans. Mais certaines filles avaient l'air très jeunes. Des transfuges, peut-être. Quelques-unes allaient les seins nus. Tous, hommes et femmes, portaient des shorts et des bottes.

On fit lever Gil à coup de pied dans les côtes. Il se tint debout, chancelant, les mains devant les yeux. Il n'était plus vêtu que d'une chaussette poissée et d'un gilet de corps déchiré. Une fille s'approcha et lui planta l'ongle du pouce dans un testicule. Gil gémit et se plia en deux sous l'intolérable douleur qui lui montait au cerveau, éclatait au fond de ses yeux et redescendait en trombe jusqu'au bas de son ventre broyé.

Deux hommes le forcèrent à se redresser. Un troisième se planta devant lui, une cravache à la main. Un type court, le crâne rasé, la poitrine nue, une croix gammée tatouée sur le sein gauche.

« Je m'appelle Jaguar. » dit-il d'une voix pointue et sifflante. Il avait au moins une dent cassée. « Ton nom ?

— Gil Dorval. » répondit Gil avec peine. Une espèce de glu collait ses lèvres l'une à l'autre.

— « Ce sont les flics bleus qui t'ont envoyé ?

— Les flics bleus ? »

Gil reçut un coup de cravache qui lui écorcha la pommette droite. Il lui sembla que son cerveau était une graine sèche dans une coloquinte ballottée par le vent.

— « Réponds plus vite si tu veux pas qu'on s'amuse avec ta gueule et le reste. » dit le chef. « Les flics t'ont arrêté au barrage ?

— Oui.

— Lequel t'a dirigé par ici ?

— Un jeune.

— Décris-le. »

Gil essaya de se rappeler le plus petit flic aux cheveux bouclés, au visage enfantin — ce jeune gars tellement sympa qui l'avait précipité dans le plus affreux des pièges. Mais c'était si loin, si loin…

— « Ella ?

— Mon chéri ! » La voix d'Ella était maintenant claire et nette dans sa tête douloureuse. « Gil, tu es arrivé !

— Mais où es-tu ?

— Ici, ici, tout près. Tu ne me vois toujours pas ? »

Un nouveau coup de cravache sortit Gil de l'hypnose. Butant sur chaque mot — parler lui était de plus en plus difficile —, mâchant de la colle et du sang, il s'efforça de décrire honnêtement le salopard qui l'avait livré.

— « C'est Alf ! » lança une voix criarde, derrière lui. On eût dit que celui-là avait le palais percé. « C'est Alf. Ce paulo est tout ce qu'il y a de plus reg.

— D'accord, » dit le chef, « c'est sûrement Alf. » Il posa la main sur l'épaule d'une grande fille brune. « C'est toi, Fan, qui va te l'envoyer. Il y a droit. » La fille se tourna vers Gil qu'elle toisa avec un mépris souverain.

— Mon cul pour ce yahmed ? C'est cher payé !

— Discute pas. » siffla le chef. « Alf a bien travaillé. C'est exactement le genre de groc qu'il nous fallait. » Puis, à Gil : « Eh, bonzo, tu nous as pas encore raconté ce que tu foutais dans la vie !

— Je suis prof d'histoire. » répondit Gil, trop fatigué pour mentir. Il y eut quelques rires, des exclamations : « Prof, ce groc-là, ben alors… » Gil fut poussé vers le fond du hangar. Un courant d'air se fit et il frissonna.

Il reçut un coup de poing à l'épaule. « Regarde ! »

Une femme était étendue sur une couche de sciure, dans un coin du bâtiment. Nue, les jambes écartées. Morte ? Le visage était calme, presque intact : seulement quelques brûlures autour des yeux et de la bouche — brûlures de cigarette, probablement. Elle était encore très belle, avec son visage ovale, un peu long, son nez petit et très légèrement retroussé, sa bouche ronde, ses grands yeux violets, ses longs cheveux bruns dont une touffe collait à une plaie de son torse entre la poitrine et l'épaule. D'autres marques rousses dessinaient leur géographie sado-érotique sur son corps : seins, ventre et cuisses. Ils l'avaient torturée, comme toujours, avant de la tuer. Comment ? Comment était-elle morte ? Gil promena autour de lui un regard tremblant, halluciné, égaré. Il vit à quelques pas deux tubes vides, un verre cassé. Ils l'avaient bourrée de drogues ! Les heads essayaient sur leurs prisonniers, un peu au hasard, les cocktails de médicaments les plus dingues. On ne sortait de leurs mains que fou furieux, infirme à vie… ou cadavre frais.

Deux poignes se refermèrent sur les coudes de Gil. « Tiens-toi tranquille, groc, si tu veux pas souffrir ! »

Une fille approcha de son bras un injecteur à pression. Le jet, pareil à un trait de lumière, fila dans la veine. Gil ne sentit qu'un léger chatouillement. En général, les heads préféraient s'amuser avec une vieille seringue de récupération. On disait que la douleur provoquée par la piqûre était horrible… La fille se frotta contre lui en le flattant ironiquement au passage. « Sois sage, petit groc ! »

Le cœur de Gil se mit à battre plus fort. Un goût sucré s'étendit dans sa bouche. Sa salive collante se fluidifia et devint plus abondante… Les salauds, qu'est-ce qu'ils m'ont foutu dans les veines ? Quelques secondes plus tard, il eut les dents agacées, un frisson courut sur sa peau et il sentit son sexe durcir et se dresser. Un accès de priapisme à la limite de la souffrance. Il se débattit. Les heads le tenaient bien et son corps ne lui obéissait plus. Les filles battirent des mains.

— « Une dose de K500, petit groc, c'est bon !

— De K500 ?

— T'en as jamais entendu parler ? On vient juste de l'inventer !

— Alors, ça commence à faire mal ? » demanda le chef sur un ton d'amicale sollicitude. « Y a qu'un moyen de te soulager, mon vieux ! » Ils le poussèrent vers la morte. Une bouffée de nuit explosa dans son cerveau, retomba en averse rouge, et l'espace se déchira.

Gil écarta les deux battants de la porte capitonnée et entra dans la chambre bleue. Il s'arrêta sur le seuil, respira une légère odeur de thé et d'encens. Une pendule battait au rythme bondissant de son cœur. La porte se referma derrière lui avec un bruit mat.

« Gil ! »

Gil sourit. Il avait chaud, mais il ne souffrait plus. Il se sentait en pleine forme… Le lit d'Ella était placé en biais au fond de la chambre, près d'une haute fenêtre par laquelle on apercevait le ciel aussi bleu que le plafond et les tapisseries. C'était le jour. Il pensa : La nuit est finie. Je ne reverrai jamais la nuit. Ella était couchée parmi les draps chiffonnés et les oreillers renversés. Nue. Ses vêtements et ses bottes gisaient éparpillés tout autour du lit, sur la moquette gris bleu. On voyait trois images de la jeune femme dans les trois glaces qui occupaient le milieu des trois murs intérieurs. Elle adressa à Gil un petit geste d'appel, bref et retenu. Elle le regarda approcher, la bouche entrouverte, son visage et son corps tendus vers lui.

« Mon amour… »

Gil marcha lentement en direction du lit.

« Enfin ! »

Il la rejoignit et se laissa tomber près d'elle.

— « Ella… »

Elle lui donna sa bouche et se mit à le caresser avidement.

— « Il y a si longtemps que je t'attendais, Gil !

— Si longtemps ?

— Si longtemps ! »

Un écho erratique balbutia aux quatre coins de la chambre : temps… temps… temps !

Temps !

Elle le guida en elle. Il sentit une joie plus sourde et plus folle que le plaisir éclater dans son corps et dans sa tête. Il avait échappé au temps !

Alors, le chef des heads sortit un pistolet et lui tira une balle dans la nuque. Gil eut un soubresaut et bascula sur le dos, près d'Ella.

Les deux corps étaient maintenant côte à côte, exactement alignés, de même taille, paisibles, délivrés.

— « Fini pour ce soir. » dit le chef des heads. Les filles applaudirent.

Première publication

"le Rendez-vous du sud"
››› Fiction 248, août 1974