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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury le Rayon…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

le Rayon bleu

Vincent se leva et courut. Devant lui, une vaste esplanade blanche qui servait de parking à de rares voitures de marques anciennes et démodées. Le gravier vola sous ses pieds. Il fit un crochet pour éviter un palmier nain. Le soleil haut se posait comme une lame de feu sur un décor translucide. Deux marches permettaient d'accéder à une terrasse presque aussi déserte, où le gravier était plus fin et plus lisse. Quelques parasols multicolores remplaçaient les palmiers nains. Les gens qui se trouvaient là semblaient encore plus démodés que les voitures. Ils appartenaient vraiment à une autre époque.

Vincent courut. L'hôtel Lion se dressait devant lui, lavé par un soleil fou. Six étages de blancheur luxueuse, style néo-colonial, cinquante balcons sur la façade et une entrée princière. Il courut. Le portier, engoncé dans un uniforme rouge et or, se précipita à sa rencontre, son ombrelle à la main. Mais Vincent fit un crochet et fonça vers la porte principale qui s'ouvrit automatiquement devant lui.

Il hésita un instant dans le hall, tourna rapidement la tête autour de lui. Monter était interdit… Interdit ? Bon, pas le temps de réfléchir à ce problème. À sa gauche, se trouvait une sorte de promenade circulaire dans laquelle il s'engagea. Par une baie vitrée de deux mètres de haut, on voyait une place de village au milieu de laquelle se dressait une plate-forme étroite, faite de poutrelles mal équarries et de planches à peine rabotées. Un pieu était planté au milieu de la plate-forme… Vincent se rappela qu'il devait courir. Surtout ne pas s'arrêter. Ne jamais s'arrêter. Il quitta la promenade, ouvrit une porte marquée privé et se jeta dans un couloir illuminé par des récepteurs solaires. Il y avait toujours cette profusion de lumière dans les hôtels Lion : la publicité de Fêtes & Territoires l'affirmait. Fêtes & Territoires ?

Allons, marche, cours. Tu réfléchiras plus tard. Si tu as le temps !

À sa gauche, une fenêtre donnait sur une place de village. Il vit une femme que des hommes vêtus de bure poussaient vers la plate-forme. Elle était petite et brune. Elle baissait la tête, de sorte qu'il ne pouvait pas très bien voir son visage. N'était-ce pas… Ella ? Ella ?

Quelqu'un grimaça derrière la vitre. Une longue face rose, couronnée de cheveux blancs. L'homme montra une mâchoire pleine de dents minuscules et aiguës. Puis, du pouce, il désigna Ella, qui montait l'escalier de la plate-forme tandis qu'un des gardes la frappait avec le manche d'un fouet. Pas de quoi s'alarmer, pensa Vincent. Hein ? Et puis, c'est bien fait pour cette salope !

Vincent traversa la cuisine. Une demi-douzaine de nains, torse nu, s'affairaient parmi les chaudrons, les casseroles, les gigantesques plats de grès ou d'argent, les assiettes ornées d'un lion, la vaisselle précieuse et mille autres choses.

Plus loin, s'alignaient des fourneaux de formes diverses et de dimensions variées, devant lesquels officiaient des jeunes femmes également dévêtues jusqu'à la ceinture. Vincent traversa un nuage de fumée âcre. Des goutelettes graisseuses se déposaient sur ses mains et son visage. L'atmosphère était suffocante. Elle piquait les yeux et séchait la gorge. Un des petits hommes roux bouscula Vincent et lui planta une fourchette dans le mollet. Les femmes aux seins nus lui adressaient des signes, esquissaient des gestes provocants. Il étouffait. Trop chaud, pas assez d'air. Son teesh trempé collait à ses côtes. Une femme le regardait avec un sourire moqueur. La sueur ruisselait sur son visage rose, au nez aplati, aux lèvres épaisses, et sur ses bras luisants. Elle lui souffla à la face une haleine brûlante. Il se protégea avec les mains et recula.

Puis il se souvint qu'il devait fuir. Fuir ? Vite ! Il se cogna contre un nain qui lui vida un récipient d'eau chaude sur les pieds. Une bouffée de vapeur grasse, mêlée de fumée, envahit la pièce. Vincent se mit à tousser. Il reçut des coups de couteau et de fourchette sur les jambes. Il essaya de riposter à coup de pied. Il parvint à se dégager et toucha de la main droite le battant d'une porte. Il posa la main sur la poignée brûlante, poussa… Quelques secondes plus tard, il était dehors. Il respira longuement l'air frais. Il frissonna de plaisir.

Puis il se remit à courir. Il arriva devant une rivière dans laquelle moussait un liquide épais. Jamais vu une eau pareille… Il suivit la rive en courant, vers l'amont. Un pont avec une pancarte : Fêtes & Territoires… Il se rappela soudain qu'il était en vacances à l'hôtel Lion… ou plutôt au complexe de simulation de Fêtes & Territoires. Il avait payé très cher, en arabos, pour voir le rayon bleu auquel il ne croyait pas. Le rayon bleu était une légende publicitaire créée par les gens de F.&T. mais il était amusant d'y rêver. Pas de rayon. Il devait fuir.

Un accident était arrivé. Ou quelque chose de ce genre. Il devait fuir. Il plongea dans la rivière et fut englouti par le liquide blanc qui ne ressemblait guère à de l'eau… Il coula puis remonta sans effort. Il se trouvait dans la piscine 4 du parc d'attractions Floride-Polynésie. Une fille blonde, topless, étendue sur un relax-climax, lui fit signe d'approcher. Il se sentit rassuré un instant. Ce n'était qu'un cauchemar programmé. Tout allait bien. Il se hissa hors de l'eau et se dirigea vers la jeune femme. C'était Nadine. Nadine ? Cette salope qui l'avait méprisé, qui s'était moquée de lui, qui… Impossible. Pourtant, elle l'appelait en faisant tourner les doigts devant son visage. C'était un signal codé de Fêtes & Territoires… Mais peut-être se moquait-elle encore de lui.

Aucune importance, mon vieux. Tu dois fuir sans perdre une seconde ! Il courut droit devant lui, bousculant quelques personnes qui rebondirent très loin ou très haut. Ses vêtements mouillés le gênaient dans sa course. Il traversa une pelouse verte et atteignit une corniche qui surplombait un toit de tuiles grises. Il sauta. Les tuiles se brisèrent sous le choc. Il crut qu'il allait passer à travers le toit. Il glissa. La pente était forte. Il se sentit tomber. Il réussit à freiner sa chute en se déchirant les mains. Il gémit de douleur et de terreur. En tournant légèrement la tête, il découvrit la place des supplices et Ella attachée au poteau. Cette salope qui l'avait trompé et trahi… Un des bourreaux faisait siffler son fouet devant elle. L'autre commençait à la déshabiller… Dommage que je n'aie pas le temps d'assister au spectacle ! se dit Vincent.

Il se mit debout en se tenant à la cheminée, puis il avança jusqu'au bord du toit, ferma les yeux et sauta. Il tomba d'un mètre à peine. Ouf. Il se trouvait maintenant sur une sorte de chemin de ronde à claire-voie. Une planche mal fixée tressauta sous son poids. Il courut. La pleine lune éclaboussait le château des Fêtes de flaques huileuses et pâles, et teignait en bleu sombre la forêt de sapins qui déferlait sur les pentes voisines. Vincent était presque au sommet de la tour de Joie. Il atteignit un escalier de bois qui descendait vers la cour des Saisons en un vertigineux à-pic. Seuls les nains-gardiens passaient par là et ils ne connaissaient pas le vertige. Vincent leva la tête. Une femme blonde en robe noire se penchait vers lui depuis le sommet de la tour. C'était Anita. Anita Stromberg ? Mais il n'avait jamais eu aucune chance avec elle !

« Attends-moi ! » cria-t-elle. « Il faut que je te parle. »

Non, il ne pouvait pas attendre. Il se lança dans l'escalier en se suspendant à la rampe. Il perdit pied une fois et retint son souffle. De nombreuses tours de fer, de pierre ou de béton se dressaient près de la tour de Joie, qui était en bois… Une ombre mouvante passa et repassa dans son champ de vision. Une vaste forme ailée se découpa contre un mur pâle, éclairée de plein fouet par la lune : un duc noir… L'oiseau se maintenait au-dessus de lui en battant des ailes. Il poussait de petits cris aigres. Vincent s'arrêta. Le duc s'éloigna un peu. Vincent se remit à descendre. L'oiseau revint en criant un peu plus fort.

Du haut de l'escalier, Anita appela : « Vincent, reviens ! J'ai besoin de toi !

— Impossible. » dit Vincent. « Je dois fuir. »

Il lâcha la rampe et se laissa aller en arrière. L'épouvante de la chute ne dura qu'un instant. Quelque chose se bloqua en lui. Dédoublé, il se vit tomber très lentement vers le fond du château. Et le château devint transparent.

« Un relais qui a claqué dans l'unité 1021, c'est tout. » dit le technicien Herbert.

— « Et c'est grave ? » demanda l'opérateur Leblanc.

Le technicien haussa les épaules.

— « Pas très grave. Mais il faut mettre le type hors séjour…

— Et pour le mettre hors séjour, il faudrait d'abord l'arrêter. » dit le programmeur MacBain. « Vous, Herbert, vous pouviez l'arrêter dans les vingt premières secondes de l'emballement. Après, c'était trop tard. Vous, Leblanc, vous pouviez l'arrêter pendant les quarante premières secondes. Après, c'était trop tard. Je pouvais l'arrêter pendant la première minute, au prix de certains risques. Je n'ai été prévenu que soixante-dix-sept secondes après qu'il eut été lancé dans la spirale d'emballement. C'était trop tard…

— Alors, qu'est-ce qu'on fait, Chef ? » demanda Leblanc.

— « On le laisse courir.

— En espérant qu'il se fatiguera ! » ricana le technicien Herbert.

— « Et on alerte le Complexe d'Analyse et de Programmation ! » dit MacBain.

— « Merde ! » fit Leblanc.

Vincent continuait de tomber. Le château des Fêtes se changea en volutes de poussière irisée, puis en pure lumière. Vincent tomba encore. Il passa à travers la poussière et à travers la lumière.

Il tombait toujours. Il était maintenant bien plus bas que le château, qu'il voyait flotter en plein ciel, au-dessus de lui. Puis le sol se rapprocha très vite. Il rebondit sur le sable, presque sans douleur. Il se releva aussitôt et reconnut la plage de Miami-Banana.

Devant lui, la tour de Fêtes & Territoires se balançait dans l'air surchauffé comme un mirage solaire d'une incroyable blancheur. Ses vêtements se mirent à fumer. Sa veste en similin était déjà presque sèche. Il l'enleva pour faire sécher sa chemise. Ses jambes tremblaient et son cœur battait à un rythme désespéré. Il s'étendit sur le sable avec l'intention de se reposer un moment.

« Vincent ! »

Il se souleva sur les coudes et reconnut le guide Vasco, qui se dirigeait vers lui, venant de l'hôtel Lion. Le gros homme était vêtu d'une chemise blanche et d'un short blanc ; il était pieds nus et il courait très vite.

Vincent se rappela qu'il devait fuir. Il se mit debout péniblement et partit en trébuchant vers l'intérieur. Vasco s'arrêta pour l'observer, la main en visière au-dessus des yeux, puis se lança à sa poursuite en jurant. Vincent escalada une pente bossuée, plantée d'oyats et de buissons à fleurs. S'accrochant aux broussailles épineuses, il parvint au sommet de la colline, les vêtements déchirés et les paumes en sang ; mais Vasco était loin derrière lui. Le soleil pâlit et le ciel devint gris. La neige remplaça le sable…

Vincent courait maintenant à travers un plateau aride, saupoudré de poussière blanche, où se dressaient d'innombrables rochers gris, de formes variées, souvent étranges et menaçantes. Les arbres les plus élevés étaient des chênes rabougris, recouverts de feuillage sec, qui ne dépassaient pas trois ou quatre mètres de haut. Le sol était une steppe caillouteuse, envahie par le buis nain et les chardons ras avec, de loin en loin, quelques touffes de genêts. Il y avait aussi de grands espaces nus, où la mince couche de neige laissait apercevoir la terre rougeâtre et le roc noirci.

Vincent courait en évitant les arbustes et les buissons. Il se dirigeait vers le soleil couchant, grosse boule orangée que l'horizon très sombre avalait gloutonnement. Il commençait à distinguer les baraques grises du camp. Du camp ? Il obliqua vers la droite. Un mirador noir se découpa dans la chair saumonée du soleil. Une belle image de vacances. Le contraste avec la grisaille sinistre du camp de concentration était tout à fait saisissant. Puis les couleurs se précisèrent. Certains bâtiments étaient peints en grosses taches vertes et jaunes. Quelques-uns semblaient beige sale, avec des toits marron. D'autres, les plus nombreux, étaient, suprême raffinement, assortis aux vêtements des bagnards, faits de rayures verticales bleues sur fond blanc.

Vincent ralentit un peu sa course, mais il ne s'arrêta pas car son élan le portait. Les baraques des prisonniers ressemblaient sous la lumière du couchant à un troupeau de zèbres domestiques, massacrés dans leur corral par quelques grands fauves que figuraient les bâtiments plus sombres et plus hauts… Vincent atteignit la clôture électrique, un treillis serré et hérissé de dards venimeux. Dépité, il comprit qu'il ne pourrait pas entrer.

Il essaya de se repérer. À droite, le mirador ; à gauche, une entrée avec un poste de garde. Il courut de ce côté en longeant la barrière. Une silhouette se dandina de l'autre côté. Un prisonnier en costume rayé qui gesticulait de façon ridicule. L'homme trébuchait dans la neige, devenue plus épaisse en ce point du plateau, et il se rapprochait lentement de la clôture. Comme il avait une cinquantaine de mètres d'avance sur Vincent, il se trouverait sur son passage dans quelques secondes. Vincent le reconnut : c'était Maudy, surnommé le Maudit, son chef de service de Chaleur & Bonheur, S.A., filiale de Génératome. Ce salaud qui m'a… Eh, t'avais qu'à pas y aller, mon vieux !

Trop beau pour être vrai !

Maintenant, le Maudit se tenait à cinq pas de lui, de l'autre côté du grillage.

« Monsieur Nattier ! Monsieur Nat… Vincent Nattier ! Vincent ! Au secours ! Aidez-moi, je… »

Tu peux crever ! pensa Vincent. D'ailleurs, je n'ai pas le droit de m'arrêter. Je dois fuir ! Mais il était épuisé. Il s'arrêta et regarda le prisonnier un instant. Tu es dans la cage et je suis dehors, eh, cochon ! Puis il leva la tête. Une vaste nuée d'un gris métallique : un nuage dumpy… Une mer de brouillard encerclait le plateau. Le crépuscule tombait. Dans le camp, entre la barrière et les baraques, une troupe de corbeaux s'affairait sur la neige… Vincent s'approcha de la clôture. Elle était double : à l'extérieur, des barbelés défendaient l'approche de la barrière électrifiée. Le dernier rang vers le bas était à quarante centimètres environ au-dessus du sol. On pouvait passer dessous. Vincent se coucha par terre. La neige lui glaça les paumes, le ventre, la poitrine. Il rampa sous le fil en grognant.

Le Maudit s'exclama : « Je viens d'être nommé directeur du groupe de travail 74 ! ».

Pauvre fou ! pensa Vincent. Tu n'es qu'un prisonnier anonyme au camp de… Le nom lui échappait. Il rampa jusqu'à la deuxième barrière et toucha le fil… Le monde devint bleu. Peut-être était-ce le fameux rayon bleu ? Non, tu sais bien que c'est un rêve, un mythe de la propagande. Le rayon bleu qui transporte les élus au pays des vacances éternelles, ah, ah ! Il ressentit une impression de brûlure dans le dos, sur les épaules, la nuque, la tête. Il eut soif, très soif. La brûlure était insupportable. Il bondit sur ses pieds.

Imbécile ! Comment ai-je pu m'endormir en plein soleil pour rêver au rayon bleu ? Et sans aucune protection. Il était torse nu et tête nue. Il se frotta les yeux. L'éblouissement cessa et il vit devant lui la terrasse de l'hôtel Lion.

fin du premier tour

« Je regrette de n'avoir pas été prévenue plus tôt ! »

Le chef programmateur Agnès Waroff avait rejoint Herbert, Leblanc, MacBain et le guide Vasco à la salle d'observation 23 du complexe Fêtes & Territoires, au centre Rama d'Agglosud.

Les quatre hommes et la jeune femme suivaient sur un vaste écran panoramique les péripéties de l'emballement. C'était évidemment un diagramme codé, un ensemble de lignes multicolores, entrelacées, avec des plages hachurées ou pointillées, des taches de lumière mouvantes et une multitude de signes divers qui s'allumaient et s'éteignaient sans arrêt…

Agnès Waroff arrêta son chronomètre d'un geste élégant, puis baissa les yeux, confronta son résultat à celui de l'ordinateur, lequel annonçait 9 mn 17 s.

« Si le prochain tour s'effectue en huit minutes ou plus, nous pourrons considérer qu'il n'y a pas de danger : le processus finira par se bloquer lui-même. J'ai quand même alerté l'analyste adjoint Nora Magni. Et j'ai fait prévenir, à toutes fins utiles, l'Interlocuteur de Vincent Nattier. Cet éminent personnage est déjà en route pour le centre Rama.

— Techniquement… » commença le technicien Herbert.

Agnès lui coupa la parole sur un ton sec.

— « Techniquement, vous n'avez plus qu'à la fermer, mon vieux. Et à vous croiser les bras. Seule une action psychologique ou encéphalogique est possible. Et encore !

— Au fond, qu'est-ce qu'il risque, ce type ? » demanda Leblanc.

— « La question intéressante serait plutôt de savoir ce que vous risquez, vous ! » répondit le chef programmateur… « Ce qu'il risque, on verra à la fin du prochain tour.

Une immense esplanade couverte de gravier blanc servait de parking à quelques vieilles hovers luxueuses. Le soleil flambait contre la façade de l'hôtel et cuisait les feuilles hâves des palmiers. Vincent buta contre la première marche, trébucha sur la terrasse envahie de parasols multicolores. Il courut vers l'entrée principale de l'hôtel, style néo-colonial, portiques et balcons.

Une cloison de verre bascula devant lui. Il foula le tapis du hall, chercha des yeux une issue incertaine. Le bar l'attirait car il avait très soif. De nombreux orangers, plantés dans de grands pots blancs, en forme de cloche renversée, lui tendaient leurs fruits ronds et dorés. Il s'approcha d'un arbre, avança la main. Alors, un petit être à la peau rougeâtre se précipita sur lui en le menaçant d'un trident. Vincent lui échappa et se réfugia dans une salle où une dizaine de personnes, hommes et femmes d'un certain âge, vêtus avec une extrême élégance, étaient assises devant quatre téléviseurs. Sur chaque écran, on pouvait voir la même scène que Vincent reconnaissait : Ella, liée au poteau, presque nue, recevait le fouet d'un bourreau vêtu de bure brune. La jeune femme tourna vers lui, comme si elle l'apercevait, son visage tordu par la souffrance, sur lequel se mêlaient traînées de larmes et taches de sueur. Elle ouvrit la bouche pour crier et il vit qu'on lui avait arraché les dents…

Il se sentit frustré cruellement. Le supplice d'Ella aurait pu être le clou de ses vacances. Mais il devait fuir.

Il courut à travers un nuage de fumée grasse. Une femme toute rose lui barra la route en brandissant un couteau. Il fit un écart et bouscula les petits êtres rouges pour se frayer un passage vers l'extérieur. Il se jeta contre une vitre qui se fracassa. Il éprouva une violente douleur à la tête, sur le front et au sommet du crâne. Le vacarme de l'hôtel cessa.

Toujours suffoquant, Vincent roula sur le sol, se releva et se remit à courir. Un minuscule ruisseau argenté surgit sous ses pas. Il s'agenouilla pour boire. L'eau bruissait doucement. Dans sa bouche, elle fit entendre une sorte de gloussement. Elle avait un parfum chimique, doux et entêtant.

Vincent but plusieurs gorgées, se leva et repartit.

Il vit un puits s'ouvrir devant lui et il sauta. Au fond… Il retint son souffle. Il remonta sans effort. Vertige, nausée… Il se laissa porter par le courant. Il émergea au milieu de la piscine 4 du parc d'attractions Floride-Polynésie. Personne. C'était la nuit. Un bain de minuit devait figurer à son programme de vacances. Ah, ah. Un minuscule nuage rouge grignotait la pleine lune, au milieu d'un ciel mauve et or.

Vincent se hissa rapidement hors de l'eau. Il bondit sur la pelouse et s'élança en direction de la forêt de bambous. Un chien au pelage fauve clair surgit du couvert et avança vers lui en grondant. Vincent retourna vers la piscine. Être imprévisible, voilà ce qu'il faut… Et si je repartais dans l'autre sens ? Il plongea. Une douce clarté bleue illuminait l'eau transparente. Vincent voyait maintenant la piscine au-dessous de lui. Il se laissa couler et surgit en plein soleil…

« Il fait marche arrière ! » s'exclama Leblanc.

— « Enfin, il essaie. » dit MacBain.

— « S'il réussit, il est sauvé ! » dit Herbert.

— « Et nous avec ! » fit Leblanc.

— « Allons, Messieurs, » dit le chef programmateur Agnès Waroff, « ne rêvez pas. On n'inverse pas comme ça une spirale d'emballement. Ah, s'il pouvait modifier légèrement son circuit, ça suffirait peut-être à le freiner.

— Non ! » cria MacBain. « C'est reparti ! »

Vincent courait. Il traversa de nouveau la pelouse du parc d'attractions et atteignit la corniche de verre qui surplombait le village. Il s'élança sur une passerelle voltigeant au-dessus des toits. À gauche, la place des supplices… Fouettée, Ella gémit en l'appelant. Spectacle de choix. Mais il ne s'arrêta pas. Il n'avait pas le temps.

Il sentit la passerelle céder sous son poids et se courber progressivement. Il glissa en arrière et tomba. Se retournant, il essaya de s'accrocher aux planches. Il se déchira les mains mais ne réussit pas à se retenir.

Il bascula et piqua vers le sol la tête en avant. Une corde se balançait à portée de sa main. Après plusieurs essais, il réussit à la saisir. Il serra de toutes ses forces, malgré la brûlure de ses paumes. Peu à peu, il freina sa chute. Mais il tombait toujours, les yeux fermés. L'impression de vertige devenait insoutenable. Et, soudain, il se trouva suspendu au bout de la corde, tirant sur ses mains de tout son poids. L'obscurité était totale. Il ne distinguait rien autour de lui, ni au-dessous. Les muscles de ses bras et de ses côtes lui faisaient très mal et ses mains collaient à la corde.

Il desserra lentement les doigts, ouvrit la main. Il tomba… moins d'un mètre. Il s'affaissa, épuisé. Il s'étendit sur une large dalle de pierre. Une lumière rougeâtre s'alluma devant lui. Puis une autre. Et bientôt, le château des Fêtes fut éclairé a giorno. Vincent reconnut les lieux. Il se trouvait dans la cour Hamlet, également appelée cour du Danemark. Anita Stromberg surgit, vêtue d'une somptueuse robe verte, avec un corsage lacé et orné de dentelle noire. Souriante et provocante. L'échancrure de son corsage s'ouvrit sur ses seins dorés. Mais Vincent n'avait pas le temps. Il tourna le dos à la belle Anita et s'engagea dans une ruelle obscure. Il courut. La lune surgit derrière un gros nuage noir. Vincent atteignit un chemin de ronde ; il se glissa dans une sorte de mâchicoulis. Une voix féminine l'appela : « Vincent ! Vincent ! ». Encore Anita. Bon Dieu, pensa-t-il, si je pouvais m'arrêter seulement cinq minutes, je la baiserais ici même, sur la pierre nue ! La lune passa sous un nuage. Pas le moment de rêver, Vincent Nattier !

Dans l'obscurité revenue, il heurta une muraille basse. Il tomba, emporté par son élan. Un duc noir s'envola en poussant des cris aigres.

Le sol se précipitait vers lui. Il tombait dans la cour Frankenstein. Puis, sans transition, il aperçut la mer au-dessous de lui. Il flottait maintenant en plein ciel. Le château des Fêtes flottait également au loin. Il disparut dans la nuit. Puis le jour éclata. Vincent découvrit la plage vers laquelle le vent le poussait. Il reconnut Miami-Banana et la tour de Fêtes & Territoires, au sommet de laquelle un drapeau jaune battait mollement.

Vincent se retourna. Personne en vue. Il ralentit un peu. Il était très fatigué et il commençait à avoir froid. Il marchait maintenant dans la neige. Quelques flocons voletaient devant ses yeux et lançaient dans la lumière du soir d'étranges reflets verts.

Le mirador à sa gauche… Il distingua un poste d'entrée devant lui. Une aigrette violette naquit sur la clôture du camp, s'épanouit en une vaste corolle arc-en-ciel, puis s'éteignit. La couche de neige devint plus épaisse. Vincent pataugeait. Il s'enfonçait jusqu'aux chevilles et ses pieds étaient comme taillés dans le rocher même… Il approchait de la porte. Les gardes pointèrent leur fusil. Un gros homme apparut derrière eux. C'était le Maudit, dans son sinistre costume de bagnard. Les gardes mirent Vincent en joue, suivant sa progression. Il passa devant eux, calmement. Les portes du camp s'ouvrirent. Il n'avait pas de temps à perdre. Il se remit à courir. Maudy l'appela. Non, non. Il fonça vers l'intérieur du camp. Loin derrière, le Maudit criait : « Aidez-moi ! Je vous demande pardon ! Aidez-moi ! Sauvez-moi ! ».

Puis Vincent cessa d'entendre son chef. La nuit tombait. Il se retourna et ne le vit pas. De rares lampadaires éclairaient les baraques. Par contre, des tubes fixés au-dessus de la barrière et autour des miradors, noyaient la partie périphérique dans un flamboiement glacé. Un projecteur s'alluma et commença à balayer le camp. Une file de détenus disparut dans un bâtiment. Vincent longeait une baraque. Une voix le héla au-dessus de lui. Il leva la tête. Un homme vêtu de gris était assis au bord du toit et le regardait. Brun, avec une fine moustache noire et des traits burinés. Vincent le reconnut tout de suite : l'Interlocuteur !

« Bonjour, Vincent. » dit l'Interlocuteur. « Qu'est-ce qu'il y a qui ne va pas ? »

Vincent s'adossa au mur de la baraque, ce qui obligea l'Interlocuteur à se pencher fortement pour le voir.

« C'est un relais qui a claqué dans l'unité 1021. L'accident…

— Un relais ? Un accident ? » fit Vincent. « Je dois fuir !

— Restez calme. Vous êtes au centre de simulation de vacances de Fêtes & Territoires. Il y a un léger accident. Vous êtes pris dans une spirale d'emballement. Mais si vous gardez votre sang-froid, vous ne… »

Vincent n'écoutait plus. Il avait repris son souffle et il courait maintenant vers la barrière. Il n'hésita qu'une seconde devant la grille électrifiée. Il se jeta contre les fils les bras en croix. Le décor explosa douloureusement dans sa tête. Un beau soleil d'été et de vacances s'alluma sur les ruines. Il sentit presque aussitôt la brûlure des rayons sur sa peau. Les débris du monde nageaient sur une mer d'huile pour se rassembler. Le paysage se reconstitua en quelques instants. Une vaste esplanade de gravier blanc, les palmiers nains au feuillage grillé par le feu du ciel, les vieilles hovers et l'hôtel Lion…

fin du deuxième tour

« 7 mn 56 s. » annonça le programmateur MacBain.

— « Ce n'est pas concluant dans un sens ni dans l'autre. » commenta Waroff.

L'Interlocuteur, qui se nommait Simon Lakdar, enleva lentement son casque de contact.

— « Échec. » dit-il.

— « Vous l'avez retardé de vingt à trente secondes. » dit l'analyste adjoint, Nora Magni. « C'est appréciable.

— Il ne me reste qu'à recommencer au prochain tour. Vous ne croyez pas qu'il vaudrait mieux essayer de l'arrêter au milieu du circuit, par exemple, plutôt qu'à la fin ? »

L'analyste eut une moue dubitative.

— « C'est possible. Tout est possible. En fait, je ne crois pas que la place de votre intervention dans le circuit soit très importante. C'est l'action psychologique qui compte. Voyez-vous, un relais a sauté quelque part. Cela arrive souvent, mais cela ne déclenche pas une spirale d'emballement chaque fois. Même pas une fois sur cent. La spirale d'emballement, c'est l'aspect technique du phénomène. L'aspect humain, c'est ce qu'on appelle le syndrome d'Updike. Vincent Nattier fait un syndrome d'Updike. Cela signifie qu'il y avait en lui, plus ou moins enfouies, des tendances au refus et à la fuite. Le médecin-analyste qui s'est occupé de lui est en train d'étudier son dossier avec l'ordinateur central. Mais vous, Monsieur, en tant qu'Interlocuteur de Vincent Nattier, vous devez connaître mieux que personne sa psychologie, son affectivité, ses idées, ses tendances et ses expériences…

— Un sujet ne se confie pas toujours sincèrement et totalement à son Interlocuteur. » remarqua Simon Lakdar.

— « Je le sais bien. » dit Nora. « Je suis moi-même sujet. Nous sommes tous sujets. Moi aussi, j'ai un Interlocuteur. Il ne connaît pas tout de moi et de ma vie. Néanmoins, il me connaît mieux que personne… C'est pourquoi nous avons fait appel à vous. La chance a voulu que vous soyez disponible presque tout de suite.

— La chance, oui.

— Vous seul pouvez découvrir en quelques minutes l'origine du syndrome de fuite dans le psychisme de votre sujet. Vous seul pouvez avoir assez d'influence sur lui pour bloquer le processus d'emballement.

— Oui, peut-être. Et si je ne réussis pas ?

— L'ingénieur-analyste et le médecin décideront. Après avoir consulté l'ordinateur, naturellement. Une intervention “technique” sera sans doute nécessaire.

— C'est-à-dire ?

— En réalité, Vincent Nattier se promène actuellement dans un “couloir de simulation”. Si la spirale était bloquée, il regagnerait lui-même sa “pirogue”, ou sarcophage, et il s'endormirait. Si le processus s'accélère, nous serons obligés soit de le débrancher, soit de pénétrer dans le couloir, avec une équipe médicale spécialisée, pour le sortir de là. Bien sûr, nous risquons de le tuer ou d'endommager gravement son cerveau… Maintenant, je vais vous demander de remettre votre casque et de vous tenir prêt ! »

Vincent courut. L'hôtel Lion se dressait devant lui, énorme masse blanche, éclaboussée de lumière. Il bondit sur la terrasse, zigzaguant pour éviter les parasols. L'entrée principale… La porte de verre s'ouvrit par saccades devant lui. Il hésita dans le hall, puis arracha une orange à un arbuste en pot et se lança dans l'escalier. Il arriva sur le palier du premier étage. Un vaste écran de télévision montrait la place des supplices, sous la pluie. Les bourreaux finissaient de déshabiller Ella. Le spectacle valait le coup ! Mais Vincent était obligé de fuir. Il avisa un couloir et s'y lança en courant.

Une jeune femme blonde, vêtue d'une abud transparente, sortit d'une chambre et l'appela. Nadine ? Il lui adressa un signe de la main et prit un autre couloir. Il lui fallait courir plus vite, toujours plus vite.

Au bout du couloir, il vit un balcon qui donnait sur un parc verdoyant. Une branche se balançait à hauteur de la baie. Il se jeta contre la cloison vitrée. Douleur au visage, aux yeux, aux mains. Il manqua la branche et tomba. Plus vite, plus vite… Il atterrit debout sur le sol blanc, élastique, d'un court de gymnastique du parc d'attractions. Il courut et glissa dans la piscine 4. Il portait une épaisse veste de fourrure qui l'empêchait de nager. Pourquoi une veste de fourrure ? Ah, il n'avait pas eu le temps de se changer depuis sa visite au camp, sous la neige. Elle lui serait utile plus tard… Il émergea une deuxième fois au soleil en s'ébrouant.

Nadine, étendue sur son climax-relax, lui adressa de loin un signe de connivence. Des éclats de rire saluèrent l'apparition du visiteur en tenue d'Esquimau.

Vincent se hissa sur le bord de la piscine et enleva sa veste. Un gros chien de couleur fauve bondit vers lui en grondant. Il lui jeta sa veste que l'animal se mit à déchirer. Il s'enfuit à travers la pelouse, atteignit les bambous. Nadine courait derrière lui en l'appelant.

« Vincent, ne me laisse pas ! Ne me laisse pas ! »

Puis elle s'arrêta, à bout de souffle, et Vincent poursuivit sa course. Il arriva à la corniche de verre sur laquelle il s'engagea. Le village s'étendait au-dessous de lui. Vertige. Non pas un seul village, mais deux. Ou dix, ou cent. Il courut en regardant au loin la tour de Fêtes & Territoires. Il se jeta dans le vide. D'instinct, il s'accrocha au rebord de la corniche. Une aspérité du verre lui déchira les mains. Il gémit.

Il tombait, les yeux fermés. Il s'enfonça dans l'eau. Il continuait de tomber, mais plus lentement. Il aperçut le château des Fêtes au-dessous de lui. Le ciel et la mer se mélangeaient. Il descendit.

Une corde flottait devant lui. Il l'agrippa. Il se laissa glisser le long du filin. La lune éclairait le château de l'autre côté du ciel ou de la terre. À sa clarté, se mêlait la lumière bleue des lampes de fête. Vincent atterrit au sommet de la tour de Joie. Vite !

Il dévala l'escalier sans aucune prudence. En bas, à pic, la cour Hamlet. La rampe se volatilisa sous ses mains. Il continua de descendre. Une corde se balança à côté de l'escalier. Puis Anita surgit. Elle se tenait à la corde d'une main ; de l'autre, elle enlevait sa robe, qui la gênait. La robe s'envola. Anita était nue. Elle se maintint un moment à la hauteur de Vincent, moqueuse et provocante, les seins dressés et les cheveux flottants. La plus belle image des vacances ! Mais Vincent n'avait pas une minute à perdre.

Le duc noir battit des ailes à côté de lui. Un bruit de cuir froissé. Il se jeta sur Anita, les serres en avant. Un beau spectacle, mais Vincent devait fuit. Il sauta. Il passa à travers la cour Hamlet. Il se vit en plein ciel bondir vers la lune rouge. Et le château était déjà loin derrière lui.

La plage de Miami-Banana et la tour Fêtes et Territoires… Il tombait. Décor tropicalisé, sable blanc et corps bronzés. Il atterrit en douceur au bout de la plage, entre la tour et la forêt. Il courut, emporté par son élan. Plus vite !

La forêt. Soif… Vincent crevait de soif. Il courut vers la source dont il se souvenait. Pourvu qu'elle existe bien. Oui… Elle murmurait faiblement au milieu des fougères. Il se jeta à genoux et but longuement. L'Interlocuteur surgit.

« Arrête-toi un instant et écoute-moi, Vincent. Personne ne te poursuit et tu n'as pas besoin de fuir ! »

Déjà, Vincent courait dans le sentier, au bord de la forêt. La température se refroidit brutalement. Il en eut le souffle coupé. Le soleil se couchait sur le plateau. Il gémit, les pieds tailladés par les rochers et percés par les buissons. Le mirador se découpa dans la lumière rose du couchant. Puis la neige commença à tomber. Plus vite !

Vincent obliqua vers l'entrée du camp. Un chien fauve se jeta sur lui mais le manqua. Il allait très vite. Il fonça vers le poste. Les gardes levèrent leurs armes. Vincent passa dans un nuage de neige pulvérulente. Le Maudit s'avança à sa rencontre. Mais Vincent fit un crochet pour l'éviter. L'autre leva la main et cria.

« Arrête-toi un instant et écoute-moi, Vincent ! »

Non. Vincent courait. Un garde le mit en joue, mais il était déjà loin. La nuit tombait. De rares lampadaires éclairaient les baraques rayées. Vincent se mit à zigzaguer pour éviter le faisceau du projecteur qui balayait le camp. Un second projecteur s'alluma, croisant le premier. Vincent s'adossa à une baraque. Il gémit de froid, de fatigue et de douleur. Il prit conscience d'une brûlure à la vessie. Il se retourna pour uriner et il fut à peine soulagé…

L'Interlocuteur surgit, portant son miniord au bout de son poing ganté.

« Arrête-toi et écoute-moi un instant. » dit-il. « Ce que tu es en train de fuir, ce ne sont pas des ennemis d'aucune sorte. C'est la société, le monde tels qu'ils sont. C'est la réalité. La société n'est pas ton ennemie, Vincent. Et tu dois t'accommoder de la réalité. Comme tout… »

Vincent reprit sa course à travers le camp. Il s'engagea dans une allée qui menait droit à la barrière électrique. Plus vite ! Il se trouva à découvert et fut presque aussitôt cueilli par le projecteur. Quelques dixièmes de seconde plus tard, il ressentit un léger choc à la poitrine, puis un autre, puis un autre. Quelque chose lui brûla le visage, lui perça la tête, lui broya le ventre. Il courut encore… Puis il se sentit soulevé. Il éclata, il fut projeté dans le ciel sombre.

Le soleil s'alluma. Une nouvelle brûlure. Il retombait. La terrasse de l'hôtel Lion…

fin du troisième tour

« 5 mn 44 ! » annonça le programmateur Agnès Waroff.

— « Cette fois, il file. » dit MacBain.

— « Que s'est-il passé, monsieur l'Interlocuteur ? » demanda l'ingénieur analyste Van Kalaj.

— « Double échec. » avoua l'Interlocuteur en ôtant son casque. « La première fois, je n'ai même pas pu lui parler. La deuxième fois, juste à la fin du parcours, j'ai pu prononcer deux ou trois phrases. Mais je ne sais même pas s'il m'a écouté. Il n'a presque pas ralenti…

— Alors, vous renoncez ?

— Non, je vais essayer encore une fois. Je regrette de n'avoir pas plus de temps pour réfléchir. Je vais essayer de le freiner… »

Il parlait précipitamment. Une douzaine de personnes se trouvaient maintenant réunies dans la salle d'observation 23. En même temps que l'ingénieur Van Kalaj, un policier des Gimsos (groupes d'intervention médico-sociaux) était entré, timidement mais fermement. Il ne posait aucune question, mais lorsque l'analyste Nora Magni lui demanda les raisons de sa présence, il avoua qu'on avait de bonnes raisons de penser à un sabotage.

— « Qui aurait donc pu commettre cet acte inqualifiable ? »

Le gimso ne répondit pas. Mais les techniciens de Fêtes & Territoires comprirent à son regard qu'ils étaient tous suspects.

Vincent trébucha sur le gravier, s'accrocha aux feuilles d'un palmier nain, se cogna contre une vieille hover au parking, renversa un parasol blanc rayé de bleu. Il franchit les deux marches, se trouva devant un énorme cube de baroque colonial, rongé par la lumière et fumant de blancheur. Il courut, repoussa le portier, se jeta dans le hall. Quelqu'un lui fit signe de monter. L'Interlocuteur ? Non. Il ouvrit une porte et il tomba. Il tournoya dans un liquide laiteux. Il s'enfonça et émergea de l'autre côté. Nadine se pencha pour l'aider à sortir de la piscine. Puis elle disparut. Vincent sortit tout seul. Les gens dormaient tout autour de la piscine 4. Leur peau cuisait et noircissait sous le soleil torride. Un gros chien au poil fauve s'élança vers lui la gueule ouverte et les babines retroussées. Un rayon bleu s'alluma dans le ciel, au-dessus des arbres, saisit le chien en plein bond. La bête se volatilisa ! Un rayon bleu ? Était-ce Dieu ?

Vincent courut. Il s'engagea sur une passerelle de bambous. Il aperçut le château des Fêtes très loin au-dessous de lui, dans une sphère d'ombre. Sans ralentir, il s'approcha du bord de la passerelle. Son pied gauche glissa dans le vide. Il bascula en avant, les yeux fermés, le torse serré dans un étau de fer. Il sentit qu'il tournait sur lui-même. Il tombait… Un deuxième rayon bleu monta du château et le cueillit au vol, freinant sa chute. Il avait toujours les yeux fermés, mais il voyait à travers ses paupières baissées. Puis quelque chose pressa ses globes oculaires. Ses paupières se soulevèrent et il fut incapable de les refermer.

« Arrête-toi et écoute-moi un instant ! » dit Anita Stromberg.

Vincent se releva et courut, poursuivi par la jeune fille. Il s'enfonça dans l'obscurité. Anita l'appela encore. Elle se tenait sur le chemin de ronde au-dessus de lui. Puis le rayon jaillit et l'emporta. Vincent atteignit le mâchicoulis et sauta par-dessus le rebord. Il tomba. Le rayon bleu l'accompagna un instant et s'éteignit.

« Il se passe quelque chose d'anormal. » dit Agnès Waroff.

— « Tout est anormal dans cette histoire ! » maugréa l'ingénieur Van Kalaj.

— « Peut-être. Mais il s'agit d'un phénomène… »

Simon Lakdar souleva un peu son casque et murmura : « Le rayon bleu !

— Une simple légende. » dit l'ingénieur. « Le rayon bleu est un excellent argument publicitaire. Nos concurrents n'ont rien de pareil. Beaucoup de nos clients viennent chez nous dans l'espoir de l'apercevoir ou d'être touchés par lui. Mais nous ne leur promettons jamais cela. Jamais vraiment. Et nous nous gardons bien de programmer un trucage de ce genre ! »

L'Interlocuteur avait remis son casque. La ronde folle de Vincent Nattier continuait.

Un duc noir battit des ailes avant de disparaître. Le ciel, la mer. Il tombait lentement vers la plage de Miami-Banana. Il atterrit sur le sable, pas très loin de la tour Fêtes & Territoires. Emporté par son élan, il galopa un instant en déséquilibre arrière, puis il se redressa et courut vers la forêt. L'Interlocuteur l'attendait près de la source. Mais il avait soif. Il ne pouvait continuer de courir une minute de plus. Même pas une seconde. Il tomba à genoux, plongea les mains et le visage dans la vasque murmurante. Et pendant ce temps, l'Interlocuteur parlait.

« Arrête-toi un instant et écoute-moi. Tu as demandé à Fêtes & Territoires des spectacles cruels et des séquences de vengeance. Je sais bien que les vacances sont faites pour qu'on prenne sa revanche sur la vie. Mais il ne faut pas exagérer. Maintenant, tu te sens coupable, Vincent Nattier. C'est ta culpabilité que tu fuis. Arrête de te punir. Moi, ton Interlocuteur, je t'accorde le pardon… »

Vincent se mit debout et s'appuya au rocher mouillé pour reprendre son souffle. Le rayon bleu surgit à travers les feuillages. Le faisceau s'élargit et enveloppa Simon Lakdar qui s'évanouit en fumée. Il y eut encore un flamboiement. Le décor, les rochers, les arbres, l'eau et les fougères bleuirent, blanchirent, coulèrent, s'effacèrent.

Vincent resta seul près de la source. Il n'avait plus la force de fuir. Le rayon revint, apportant un nouveau paysage. Le camp sous la neige, la barrière électrifiée, l'ombre du mirador écrasée sur le plateau blanc. Le soleil se couchait. Il faisait très froid. Vincent cria, de surprise, de peur, de douleur… il ne savait. Les corbeaux s'envolèrent.

Le rayon bleu s'alluma au couchant, passa au-dessus des baraques de prisonniers et se posa sur Vincent, qui eut l'impression de devenir transparent. Une pulsation, un flamboiement. Le rayon s'éteignit.

Vincent se mit à courir vers la barrière. Le rayon tomba du ciel. Un projecteur s'alluma. La lumière bleue et la lumière blanche se croisèrent. Il y eut une pluie d'étincelles. Au même instant, Vincent se jeta contre la clôture électrique, la tête levée et les bras en croix.

La clôture blanchit et se dématérialisa. Vincent continua de courir sur la terrasse du Lion.

fin du quatrième tour

« 3 mn 58. » dit Agnès Waroff.

— « C'est foutu ! » lança quelqu'un.

— « Le couloir de simulation mesure deux cent soixante-cinq mètres de long. » dit l'ingénieur. « Il l'a parcouru en quatre minutes, ce qui ne représente pas plus de quatre kilomètres à l'heure en temps réel. S'il n'était pas fatigué, il pourrait encore doubler, voire tripler cette vitesse. À mon sens, il est trop tôt pour intervenir.

— J'abandonne. » dit l'Interlocuteur en posant son casque.

— « Que fait-on maintenant ? » demanda le programmateur MacBain.

— « Il faut que l'équipe médicale se tienne prête à entrer dans le couloir de simulation. » dit l'ingénieur.

— « Nous avons un encéphalogue et un neuro. » répondit un agent.

— « Mais attendez encore un peu.

— Attention. » dit l'ordinateur. « Un message de monsieur le directeur général de Fêtes & Territoires.

— Merde, le big boss ! » fit MacBain.

— « Carlo Kaller, directeur général de Fêtes & Territoires vous parle !

— Tenez-vous prêts à débrancher le couloir ! » dit l'ingénieur.

— « Alertez l'équipe médicale ! » dit le chef-programmateur Waroff.

— « Attention, dans vingt secondes… »

Vincent pataugea dans le gravier devenu gluant. Il passa à travers un palmier translucide, s'enfonça jusqu'à la cheville dans l'escalier pâteux. Il courut vers l'entrée du Lion en arrachant ses pieds nus à la colle épaisse qui couvrait le sol. Il pénétra dans le hall sans attendre que les parois de verre aient fini de coulisser devant lui. Enlevant une orange au passage, il bondit vers l'escalier et atteignit le palier du premier étage. Mais l'hôtel avait disparu. La terre même s'était évanouie. Vincent se tenait sur une étroite plate-forme qui flottait en plein ciel. Puis le rayon bleu jaillit du fond de l'espace, se posa sur lui et l'emporta… Cela existait donc, finalement ?

Quelques secondes plus tard, l'équipe de secours, opérateurs, agents et médecins, pénétra dans le couloir de simulation vide.

On put lire bientôt d'étranges inscriptions sur les murs d'Agglosud. Celle-ci, par exemple : Le rayon bleu est dans votre tête : les grandes vacances sont à votre portée

Première publication

"le Rayon bleu"
››› Bonnes vacances (anthologie sous la responsabilité de : Lionel Hoebeke ; France › Paris : le Dernier terrain vague • Changer de fiction, deuxième trimestre 1978 (juin 1978))