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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Naissance de Cochonville

Avec Alain Dubois

En 2001, vous vous souvenez, il y eut l'odyssée des cochons du Secteur 801 — secteur qui coïncide en fait avec ce que nous appelons aujourd'hui Cochonville.

À cette époque, j'étais agent administratif adjoint au centre régional de l'Agence Européenne de l'Eau. Un ordinateur installé à mille kilomètres d'ici ou un peu plus avait décidé que le secteur 801 devait être évacué. Oui, vous entendez bien : évacué. La population et les unités agricoles et industrielles touchées par cette mesure seraient regroupées dans une demi-douzaine de secteurs voisins, du 796 au 803.

En 2001, personne ne discutait les décisions de l'Agence Européenne. Tout le monde redoutait pas dessus tout d'être mis au régime sec ! Heureusement, les choses ont bien changé de nos jours.

L'eau douce avait commencé à manquer en Europe avant la fin du siècle dernier. Peu à peu, le contrôle climatique avait été mis au point et assorti d'un partage — avec rationnement — à l'échelle mondiale : c'est la situation que nous connaissons actuellement. L'Agence Européenne de l'Eau avait été créée en 1995. Elle se comportait dès la fin du siècle, par la force des choses peut-être, comme un état dans l'État. Et tout le monde acceptait cela, car l'eau représentait la priorité des priorités.

Mais, avec vingt-cinq ans de recul, on est en droit de penser que la méthode choisie pour faire face à la pénurie, la centralisation autoritaire à l'échelle d'un sous-continent, n'était sans doute pas la meilleure possible. Certes, on a pu mettre un terme aux terribles gaspillages d'eau douce de la fin du siècle dernier. Mais des erreurs énormes ont aussi été commises.

Par exemple, l'évacuation du Secteur 801 qui nous fait maintenant l'effet d'une mesure complètement absurde, imaginée par une bureaucratie digne de Kafka. Bien sûr, il s'agissait d'une région assez peu peuplée, avec des cultures médiocres et un élevage très extensif. D'ailleurs, un processus de désertification des pays du sud de la Loire s'était engagé, avec le consentement tacite de l'Agence. L'Europe avait besoin de déserts pour en faire des champs d'expériences, des terrains militaires ou n'importe quoi de ce genre.

Bref, l'évacuation du Secteur 801 a été programmée par un ordinateur et contresignée par de très hauts dirigeants. On a envoyé sur place un certain nombre d'agents administratifs, parmi lesquels je me trouvais. Je devais participer à l'évaluation des préjudices et des indemnités à verser aux habitants. L'Agence achetait et ramassait les récoltes sur pied pour les transformer ultérieurement en briquettes combustibles. Elle achetait également le bétail que les paysans voulaient bien lui vendre. On m'avait attribué certaines responsabilités concernant le bétail. Il y avait naturellement des gens qui tenaient à rester dans le Secteur 801 et qui possédaient une source ou un puits privé. Ceux-là n'avaient droit à aucune indemnité. Certains voulaient rester et essayaient de se débrouiller pour percevoir quand même les indemnités. Ces questions étaient de mon ressort.

J'ai été bientôt conduit à m'intéresser aux porcs, bien qu'il n'y en eût pas une très grande quantité dans le Secteur 801. Nous avions pu nous mettre d'accord avec les agriculteurs et les coopératives pour fixer le cours des animaux que l'Agence rachetait. Les paysans qui acceptaient de vendre une partie importante de leur cheptel recevaient naturellement une meilleure indemnité de transport pour la partie restante. Puis il était apparu qu'une sorte de marché noir existait, pour les porcs, à l'intérieur du secteur. Des gens passaient dans les fermes avec un camion à gazogène pour acheter — cher — les cochons disponibles. C'était illégal, notre Agence ayant acquis la régie de toutes les transactions pendant un trimestre.

La Sûreté rurale, qui venait juste de remplacer la gendarmerie, menait une enquête. Mais les surus ne nous aimaient guère. Et, après tout, cette affaire ne leur paraissait pas très pendable. Pourtant, j'étais intrigué et j'ai été tenté de mener par curiosité ma propre enquête.

J'ai appris bientôt que le camion qui passait pour ramasser les cochons n'était pas un “gazogène” mais qu'il avait un moteur à gaz. Je me suis renseigné auprès de mes collègues de l'Eurena, l'Agence Européenne de l'Énergie, et j'ai appris qu'il n'existait pas d'installation agréée de production de gaz dans le Secteur 801. Donc, le camion venait d'un secteur voisin — mais cela semblait peu probable en raison des contrôles —, ou bien il existait quelque part une installation clandestine. Cette dernière hypothèse paraissait le plus plausible.

Avec l'aide d'un de nos agents techniques, originaire du pays, j'ai fini par aboutir à une vallée peu profonde mais très encaissée et anormalement verdoyante. On était au mois de mai. Depuis mon arrivée au 801, je n'avais vu nulle part une herbe aussi drue et une végétation aussi luxuriante, même au bord des rivières — d'ailleurs canalisées par l'Agence.

Au creux de la vallée, nous avons repéré aussitôt une petite construction qui semblait de loin presque cubique. En fait, il s'agissait d'un parallélépipède de dix mètres de long, six mètres de large et trois ou quatre mètres de haut. Il y avait un toit à quatre pans couvert de tuiles romanes, et deux petites fenêtres grillagées. Cela indiquait un bâtiment relativement ancien, datant peut-être de trois quarts de siècle. À gauche, se trouvait un bassin fermé qui dépassait le sol d'environ un mètre cinquante. Trente ou quarante mètres plus loin et dix mètres plus haut, nous avons aperçu un autre cube, plus petit (deux mètres sur deux environ) qui devait abriter une source.

En consultant le plan de l'Agence, j'ai vu qu'il s'agissait d'une très ancienne station locale de pompage, installée par la société des eaux qui s'occupait du secteur avant l'Agence. La porte métallique était repeinte de neuf et fermée à clé. Le bâtiment se trouvait dans un état tout à fait excellent. On l'entretenait visiblement de façon régulière. Pourtant, il figurait comme “abandonné” sur le plan de l'Agence.

Qui donc l'avait pris en charge ?

Puis Freddy, l'agent technique, a découvert une ligne électrique de fortune que nous avons suivie. Le fil nous a conduits à l'intérieur d'un épais bosquet de bambous qui nous a paru régulièrement irrigué. Les bambous cachaient une grosse cuve cylindrique, verticale, d'environ quatre mètres de diamètre sur six mètres de hauteur, munie d'une échelle extérieure : un gazomètre. À proximité, se trouvait un autre petit bâtiment, d'où provenait un ronronnement doux et régulier. Une lucarne nous a permis d'apercevoir à l'intérieur un moteur à gaz, avec un générateur électrique et un alternateur.

Il ne nous restait qu'à chercher l'origine du gaz. Dans une autre partie de la vallée, nous avons découvert — guidés par l'odorat — l'élevage de Joseph Fontarrac, avec le terrain d'épandage du fumier et les cuves de fermentation. Et sur un vaste panneau, à côté des installations, nous avons lu le slogan de Joseph Fontarrac : quatre cochons = un foyer-énergie.

Le créateur de Cochonville était un technicien de la Société des eaux qui avait précédé l'Agence Européenne sur le secteur. Il avait pris sa retraite dans le pays, réparé et remis en service la petite station de Buzignargues. Petite mais sans doute suffisante pour alimenter en eau potable une communauté de quelques centaines de personnes pas trop exigeantes.

Quatre cochons, c'était aussi le droit d'entrée de ceux qui ne voulaient pas quitter le Secteur 801 et souhaitaient s'installer à Buzignargues. D'où les entreprises de ramassage et le marché noir des porcs à l'intérieur du secteur. L'opération tout entière se situait à l'extrême limite de la légalité. Du moins de la légalité instaurée par l'Agence, qui était propriétaire de la station et de la source de Buzignargues, mais qui avait abandonné la première et se désintéressait de la seconde. Quelques petits milliers de mètres cubes par an, cela n'avait aucun sens pour cette gigantesque organisation centralisée.

Freddy et moi sommes donc repartis. Nous avons regagné notre véhicule sans échanger un mot et nous avons quitté Buzignargues silencieux, en nous regardant à la dérobée. C'était la fin de l'après-midi et Freddy a remarqué que nous avions fait des heures supplémentaires. J'ai répondu que nous risquions d'en faire davantage encore pour rédiger notre rapport. Freddy s'est mis à rire. Comme il tenait le volant de notre over-wonder, il a feint de fixer toute son attention sur la conduite.

Le rapport… Je n'avais, bien sûr, aucune envie d'en faire un. Je regrettais presque de m'être lancé dans cette enquête par pure curiosité. Et je me demandais quelles pensées Freddy pouvait bien rouler dans sa tête ronde, sous ce casque de cheveux frisés qui le faisait ressembler à une fille. Je le connaissais mal et j'attendais qu'il manifeste ses impressions d'une façon ou d'une autre. Mais il se taisait. Il était jeune. Il avait débuté dans son métier avec l'Agence Européenne. Le passé ne signifiait rien pour lui. Mais quelle idée se faisait-il de l'avenir ?

« Cette histoire de cochons… » ai-je commencé.

— « Ils iront loin avec leurs petits cochons ! » a-t-il dit en riant.

J'ai ajouté : « Si l'Agence ne les mange pas ! ».

Nous avons glissé en silence sur nos coussins d'air, un kilomètre ou deux. Freddy conduisait de plus en plus lentement.

Enfin, il a laissé échapper cette réflexion : « L'Agence, c'est nous… ».

J'ai dû convenir que pour le moment, dans ce paysage désolé, à moitié désertique, et à la nuit tombante, c'était bien nous l'Agence Européenne de l'Eau — bien plus qu'un mystérieux conseil d'administration installé au sommet d'une des plus hautes tours de Francfort…

— « Le problème, c'est la boîte noire. » ai-je dit. « Notre parcours a été enregistré. Notre conversation aussi.

— Nous n'avons pas dit grand-chose… »

Freddy m'a regardé en biais, avec un drôle de sourire. Il a conclu : « Mais on s'entendait penser ! Pour la boîte noire, je m'en charge ! ».

C'est ainsi que nous avons décidé de ne pas remettre de rapport et d'effacer les traces de notre visite à Buzignargues.

La suite…

La suite appartient à l'Histoire. Ou presque. Abandonné par l'Agence Européenne, le Secteur 801 a été sauvé par ses habitants. Cochonville a réussi au-delà de toute espérance. À partir de la station de Buzignargues, relancée par l'industrieux Joseph Fontarrac, a été créée la première de ces “cités d'énergie douce” que tout le monde connaît aujourd'hui, puisque nous en avons près de quatre-vingts dans le sud-ouest de la France.

Toutes les stations de pompage locales abandonnées par l'Agence Européenne ont été remises en route entre 2010 et 2020. Quant à l'Agence, il est sans doute exagéré de dire, comme certains, que les petits cochons de Cochonville l'ont mangée. Simplement, avec notre complicité, ils ont peut-être sonné le signal de son déclin. Sa suppression définitive, il y a six mois, m'a permis de passer aux aveux.

Première publication

"la Naissance de Cochonville"
››› SOCEA-nouvelles 11, septembre 1978
Avec Alain Dubois