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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Mémoire de l'Éden

Simon Laborde s'arrêtait de temps en temps au Soleil-Club Bar.

De temps en temps… Mille fois dans le temps et hors du temps. Cette séquence temporelle qu'il revivait si souvent commençait en général au Soleil-Club. Ou plutôt non : elle ne commençait jamais, ne finissait jamais ; et il était incapable de chiffrer sa durée. Elle ruisselait au cœur des cent vies que Simon se souvenait d'avoir vécues, qu'il était en train de vivre ou qu'il vivrait peut-être, si le temps…

Soleil-Club Bar, rue Sorano, quartier Nazzola… Simon y rencontrait d'anciens compagnons cent fois perdus et retrouvés et échangeait avec eux des souvenirs éternellement répétés et incertains à force d'être évoqués. L'ambiance était exotique, chaude et nostalgique, avec des coquillages sur le sable, trois singes hurleurs et pisseux attaché à un cocotier en plastique, une barmaid bronzée, aux trois quarts nue, dans une case de bambou. Les conversations se tenaient en trente-six langues, avec une nette préférence pour le pidgin-cooper, sorte de bêche-de-mer à l'usage des Européens snobs.

La plupart des clients étaient des employés ou d'anciens employés de l'Arabian Cooper. Sob-Sob, le chef barman, était célèbre pour sa moustache de phoque, sa carrure de gorille et sa face d'ornithorynque. Un “adapté” : bien à sa place, bien dans sa peau, jamais au chômage, aimé des femmes, heureux pour la vie. Il naviguait éternellement au milieu des tables, vêtu d'un pagne et d'une veste de smoking, une bombe aérosol dans une main, un mémo dans l'autre.

Mémo mémoire ultra-mémoire je me souviens je n'oublie jamais passé présent avenir je me souviens même de l'avenir…

« Alors, quelles nouvelles, mon camarade ? » demandait Simon à l'adapt.

Et Sob-Sob-Sobby récitait une liste compliquée de noms, de dates et de lieux, puis continuait son manège en pensant à autre chose ou à rien du tout. Serge Barène avait envoyé une carte de Pensacola le 15 mai, le 20 juin, le 6 avril, le 13 août, le 31 mars. Ou : Serge Barène était en poste à Pensa depuis le 1er juin. Yelle Maur faisait la croisière de la Siamoise avec les planteurs de tabac. Elle était à Monrovia, à Magoumba. À Setté Cama. À Cabinda, à Luanda. 17 juin, 3 mai, 5 juillet. Ahmed Franco avait quitté la soc'nat. Il était passé au semi-privé et bossait sur un croisière-boat de l'Africa Star. Charlene Pozzon s'était fait adapter. Carlo, José, Anita, Esteban, etc.

Un jour, Simon apprit que son copain Fred Carlo-Bella, dit Fredmaster, venait d'arriver en France et demandait à le voir.

« Simon Laborde, c'est bien ton blaze, mon camarade ? » s'enquit l'adapt.

Et de rire.

Simon savait que Freddy voulait le rencontrer. En entrant au Soleil-Club Bar, il savait qu'il allait l'apprendre… une fois de plus. Cela était arrivé tant et tant de fois déjà. Il savait que Sob-Sob lui poserait une question sur son nom. Il connaissait les mots qu'il prononcerait. Cela se passait ainsi. Toujours. Il fallait cependant que les mots soient dits, les souvenirs ravivés, les gestes esquissés pour que le destin éternel s'accomplisse de nouveau.

Simon connaissait la proposition que Fredmaster allait lui faire. Il savait qu'il refuserait. Que Freddy insisterait. Que lui-même demanderait à son ami de l'aider à obtenir un visa de séjour en opzone. Freddy accepterait sans abandonner son idée… En sortir, bon Dieu (Géova !), en sortir !

Le temps tourne en rond. Est-ce pareil pour les autres ? Suis-je le seul à m'en apercevoir ? Peu importe, puisque je me souviens de l'Éden… Je suis obligé de subir le Soleil-Club Bar pour arriver au mas Dorange

Fredmaster était le cousin d'Ulysse Zolan, gros indépendant (en argot : doum) eurafricain en rapport avec la soc'nat Arabian Cooper et commissionné à l'occasion par la “verticale” européenne Hanin de Retz. Ancien maître d'hôtel sur une croisière-boat de la société, enrichi par la contrebande et divers trafics, retiré mais non repenti — suivant sa propre formule —, il menait de front des affaires louches et des projets fabuleux. Il frôlait d'ailleurs l'“indépendance” — privilège distribué au compte-gouttes par l'État — et espérait obtenir un statut de doum grâce à l'appui de son cousin, politiquement bien placé. Simon l'aimait bien et, d'une certaine façon, le respectait. Ils se connaissaient depuis toujours ou presque. Ils avaient de nombreux souvenirs communs d'escales chaudes et d'aventures sans lendemain. Dans les cent vies de Simon, il était présent éternellement. Il était le fil même du temps…

Ils purent se rencontrer le soir. Comme la dernière fois. Comme la prochaine. À moins que le fil casse ! Pantalon à grosses mailles, gilet de cuir à trous, chapeau de macramé : il ressemblait à un anim dans le vent. Il avait d'ailleurs fait ce métier d'animateur pour la Sopoto ou une boîte de ce genre. Il riait de ses douze canines implantées et se donnait de grands coups sur les cuisses avec ses pattes bronzées et trichosées aux hormones mâles. Un sacré type.

Sans préambule, il raconta à Simon qu'il avait l'intention de monter quelque chose sur la côte privée, de préférence sur l'Atlantique ; la Méditerranée était étatisée de Cerbère à Marseille, et, de Marseille à l'Italie, envahie par les cadres, les fonctionnaires, les politikis, les intellectuels et autres minables. Son projet, c'était le genre restaurant sud-américain, un peu night-club, case chic et supermanoir… « Tu vois ce que je veux dire ? » Simon voyait. Simon se souvenait. Simon savait… Freddy avait déjà sous la main une jeune Argentine chassée de son pays par les révolutionnaires : elle s'occuperait de la cuisine. Il cherchait un type de confiance pour faire équipe avec elle : un gars instruit, débrouillard, connaissant la vie, capable de distinguer au premier coup d'œil un vrai grossium d'un cadre supérieur, etc. Et si possible parlant un peu anglais, russe, arabe, espagnol, et le pidgin-cooper, langue internationale populaire par excellence.

« Tu baragouines tout ça, hein ?

— Pour ce qui est du cooper, ça va. » admit Simon.

Et, surtout, Carlo-Bella voulait un mec honnête, parce que les apprentis salopards et les arnaqueurs minables, ça grouillait dans son entourage. Il avait besoin d'un régulier terrible, mentalité d'indépendant et tout. Il avait appris par la rumeur-ducon (forme moderne du téléphone arabe) que Simon quittait la navicroise, et il était venu à Méditra exprès pour le voir.

— « Sacré Sim, va. T'as eu du flair : les croisières-boats, c'est foutu. D'un côté, t'as maintenant les trucs genre Fêtes & Territoires pour les caves et les semi-cadres. Et de l'autre, t'as les dirs et les îles volantes pour les sups et les grossiums. Dans cinq ans, la navicroise ça sera la ligne s'occupe-mémères ! T'as bien fait de te tirer ! »

Ils étaient assis à la terrasse du bar, au milieu des roseaux et des yukas, avec deux verres et une bouteille sans étiquette : un vrai tord-méninges d'indépendant que Sob-Sob-Sobby avait tiré de son coffre de corsaire. Ce putain de jour n'en finissait pas de crever. Le temps n'en finissait pas de tourner. Le soleil se couchait dans un nuage verdâtre. Géova, le dieu de la Terre, savait seul quelle était cette nouvelle saloperie. Chaleur torride. Les speakerines de la T.Vidéo se mettaient en paréo pour lire le bulletin météo et montraient leurs seins pour consoler le cochon de suant. Quand elles montreraient leur cul, la fin du monde ne serait pas loin !

Freddy continuait ses explications, que Simon connaissait par cœur.

« Rien que des clients sur rendez-vous, des maxi-grossiums : les mecs des verticales, les surmanageurs, les indépendants, les politikis de haut rang, pas trop d'artistes… juste ce qu'il faut… À l'occasion, un chefgang ou deux, mais pas de petits fonctionnaires de la Mafia. Tu vois ce que je veux dire ? »

Oui, ça faisait des siècles que Simon avait vu. Il aurait pu donner à Freddy des détails que celui-ci ignorait encore. Le nom de la boîte, par exemple : ça s'appellerait Maria-Lisa Marine Club. Maria-Lisa, c'était la jolie petite Argentine. Pour l'état civil : Juana Monzon. Une prostituée de La Plata qui n'avait pas voulu être rééduquée par les religieuses rouges. La vie quotidienne au Maria-Lisa, il la connaissait bien.

Il avait déjà vécu tout ça… combien de fois ?

Freddy insistait. « … Un mec capable de faire sa petite sélection et de causer d'égal à égal avec la clientèle. Et un qui n'amène pas à la boîte ses petits copains minables : semi-cadres ou mafiozozos ! Toi, je suis sûr que tu t'en sortirais bien. »

Simon écoutait en sirotant un petit alcool à soixante. Simon écoutait en souriant, non pas les phrases un peu creuses et cent fois entendues de Maître Fred, mais l'indescriptible musique du temps… Et le pire, c'est de savoir que je finirai par accepter, que je ferai ce boulot, que je vivrai cette vie et qu'un jour je serai coincé !

L'ultra-mémoire…

Heureusement, il y avait le mas Dorange, entre le Soleil Club et le Maria-Lisa. Simon s'enhardirait peut-être un jour à briser l'enchaînement des séquences, à faire éclater le piège temporel. Mais il risquait alors de perdre — de perdre pour toujours — le mas Dorange. Un remède pire que le mal. Il tenterait le coup plus tard, il le jurait. Il n'avait pas épuisé les joies de ce merveilleux été. Il voulait retrouver encore une fois l'amour de Julie et l'odeur de la terre sauvage, l'herbe tiède, l'écorce mouillée des grands arbres, le chant secret de l'oiseau solitaire… Encore une fois, deux ou dix !

Alors, il lui fallait jouer le jeu. Refuser la proposition de Freddy — tout en sachant bien qu'il finirait par l'accepter — puis présenter sa propre requête, c'est-à-dire demander un coup de main au cousin d'Ulysse Zolan pour le visa de séjour en opzone. Procéder avec tact…

… Mais tu as procédé avec tact, puisque tout a bien marché. Si tu essayais d'être odieux, pour une fois ? Impossible : il y a le mas Dorange, l'herbe tiède et l'amour de Julie !

— « Dans ton histoire, mon vieux Freddy, tu oublies ma femme et ma fille. Je suis marié, mon vieux, et j'ai une gosse de…

— Ta femme, elle t'a salement plaqué, si on en croit la rumeur-ducon ! » ricana Fredmaster.

— « O.k. Justement. Il faut que je m'occupe de Many. Une petite fille de sept ans, hein, je peux pas…

— Alors quoi ? Ta fille, elle viendra avec toi. Elle apprendra le pidgin-cooper mieux qu'à l'école, non ? Les gosses, tu sais… Où tu vois un problème ?

— Ouais… Les putains la feront sauter sur leurs genoux !

— C'est juste ce qui m'est arrivé à moi quand j'étais môme : ça n'a pas trop mal réussi, hein ? »

Freddy Carlo-Bella éclata de rire et recommença son plaidoyer que Simon entendait par la quatre-vingt-dix-septième ou la cent vingt-deuxième fois. Fallait considérer les avantages. Question fric, ça serait autre chose que la navicroise ou n'importe quoi de ce genre, sans parler de la culture biologique. Les grossiums, les indépendants, les surmanageurs, les politikis et les artistes, le directeur de la boîte leur causerait d'égal à égal. Enfin, presque. Ce boulot serait quasiment le premier pas vers le statut d'indépendance. Et puis il aurait la petite Maria-Lisa — enfin Juana, ou n'importe — : vingt-six ans, vingt-huit peut-être, en tout cas guère plus de trente, jolie, pas chiante pour un kopek… Côté finances, tout était au point, Freddy l'affirmait — et Simon savait qu'il ne mentait pas, qu'il n'avait pas menti. Simon et Maria-Lisa auraient un contrat de semi-salariés, garanti par la verticale H.D.R., c'est-à-dire par l'État, et ils n'attendraient pas que l'affaire démarre pour recevoir leur paie. Les responsabilités seraient partagées. Pour l'homme, la clientèle et l'organisation. Pour la fille, la cuisine, le service et l'intendance. Fred Carlo-Bella — qui n'était autre que le cousin d'Ulysse Zolan, lequel n'était rien moins qu'un gros doum, un indépendant en cheville avec la verticale européenne Hanin de Retz et l'horizontale Cooper International, etc. —, eh bien, il viendrait les voir en passant, comme ça, deux ou trois fois par an, histoire de jeter un coup d'œil et de demander un petit service à l'occasion… ça ne se refuse pas ?

… Les “verticales”, consortiums multinationaux d'État, regroupaient les activités économiques les plus diverses ; elles utilisaient les “indépendants” comme agents commerciaux, mandataires, “sous-marins”… H.D.R. était une des plus connues en Europe-Unie. Elle portait le nom d'une jeune Allemande, syndicaliste révolutionnaire, abattue par un flic d'entreprise lors d'une manifestation. Un très beau nom pour couvrir des agissements qui l'étaient en général beaucoup moins…

Simon choisissait ce moment pour exposer son cas. Il l'avait toujours choisi. Freddy l'avait toujours écouté avec une attention bienveillante. Et toujours, il lui avait répondu sur un ton amical quelque chose comme ça, à une variante près : « Entre coops, c'est naturel qu'on se file un coup d'épaule, mon petit vieux ! J'ai quitté la boîte il y a cinq ans et toi tu viens de foutre le camp, mais la solidarité Arabian Cooper, c'est pour la vie, mon camarade. T'as besoin de repos, t'as besoin de voir clair dans ta tête. Je vais pas déranger Ulysse Zolan pour une petite chose comme ça. Dès demain, j'en causerai à m'sieur Doux. Il a souvent affaire au préfet de région, m'sieur Doux. Et quand il est pas content, il le traite juste comme cousin Ulysse traite un petit politiki trop gourmand. Il est bien placé à la verticale, m'sieur Doux… ».

Depuis que sa mère était partie avec un adapt aux muscles luisants et au crâne en forme de rave, la petite Many était en pension dans une ferme de la Zone écologique préservée. Simon avait pu lui rendre visite quarante-huit heures, délai accordé par le permis ordinaire. Il avait trouvé sa petite fille très heureuse au mas Dorange ; il souhaitait naturellement l'y laisser. Mais il avait vécu le plus souvent loin d'elle, à cause de la navicroise, et maintenant il aurait voulu profiter de sa présence. Pour ça, il lui fallait un permis de séjour, et c'était difficile à obtenir par les voies légales : non, impossible. Il fallait l'acheter au marché noir, et ça coûtait dans les mille eurofrancs par jour. Un peu cher pour les moyens d'un chômeur, même provisoire. Très bien. Des gens comme Fredmaster étaient là pour ça. Fredmaster, son cousin Ulysse et leur ami, m'sieur Doux. Ils étaient là. Ils avaient toujours été là. Grâce à eux, Simon obtiendrait un permis de séjour de six mois.

Avant de partir, il répéterait à Freddy qu'il n'était pas preneur de cette merveilleuse situation. Il dirait à peut près ceci : « Je te remercie d'avoir pensé à moi, mon vieux Freddy. Mais je crois que ça ne marcherait pas. Sincèrement. Je ne suis pas fait pour ce boulot. Sincèrement, mon vieux. Je ne me sens pas doué pour les ronds de jambe et les palabres, même en pidgin-cooper ! Tenir la chandelle à toute une bande de grossiums, ça me ferait mal. Je ne parle même pas des semi-cadres ! ».

Fred poserait les coudes sur la table, baisserait la tête et prendrait l'air désolé et honteux d'un Danois ou d'un Saint-Bernard nanifié.

— « Je m'excuse si je me suis mal exprimé, mon camarade. » dirait-il. « Je sais pas causer comme toi. Tu me connais. Je… »

C'est ainsi que ça s'était passé, que ça se passait à l'instant même, que ça se passerait jusqu'à ce que le fil se rompe.

Le fil du temps.

Il y avait Many. La séparation de ses parents risquait d'être une catastrophe pour cette gosse sensible. S'il acceptait la proposition — puisqu'il l'accepterait… —, c'était quand même un moyen de créer un semblant de foyer pour la gosse. Il se mettrait en ménage avec la pute, comment déjà, Juana-Maria-Lisa, et il… Ouais, il emmènerait vivre sa fille dans un espèce de lupanar pour baiseurs de la haute, parmi les fêtards, les truands et les courtisanes, repenties ou non. Mieux valait encore qu'elle traîne derrière les vaches et les cochons de la zone éco et qu'elle respire dix ans de plus cette odeur de fumier qui fait les centenaires bon pied bon œil… Problème insoluble. Simon ricanait en mâchonnant le tuyau de sa pipe. Te voilà piégé, mon gros. Une fois de plus. Une fois de plus. C'est la vie. C'est le temps.

Et quand les choses cesseraient d'arriver, il perdrait le mas Dorange, Many, Julie et peut-être la vie.

Peut-être la vie. Peut-être le temps.

Many était en pension chez une vieille paysanne préservée qui exploitait une ferme protégée. Ou bien l'inverse. Simon ne savait trop. Paysanne protégée, ferme préservée. Aucune importance. La Retz avait des intérêts dans le secteur. Simon s'en souvenait mais il ne l'apprendrait que plus tard. La vieille paysanne s'appelait Mémé Garone. Elle s'occupait du mas Dorange avec sa petite-fille Julie, un journalier nommé Gonzalès, un adapt. Et aussi une jument et un chien. Et encore des vaches, des moutons, des chèvres, des cochons, des poules et des canards, comme dans une vraie ferme du xxe siècle : conservée, préservée, authentique.

Ainsi, Mémé Garone, Julie et Gonzalès n'étaient pas payés par l'État, ni par la région, ni par la zone. À peine quelques subventions par-ci, par là ; mais ils étaient assurés de vendre leurs produits un bon prix. À condition de produire. Pour améliorer son budget, la mémé avait décidé de prendre une petite pensionnaire. Les candidates ne manquaient pas. Many Laborde était un cas social. Les services de la Santé Générale l'avaient envoyée au mas Dorange. Son père la rejoignit un beau jour pour la cent neuvième fois avec sa vieille aronde et son permis tout neuf.

L'aronde, Simon l'avait louée à l'entrée de la zone 40-60 pour la somme forfaitaire de douze mille eurofrancs, ce qui n'était pas donné. Il avait présenté au contrôle un permis de séjour de six mois : un truc de grossiums. C'était tenter le diable ; les douaniers avaient insisté pour lui donner un de leurs tacots vingtième. Il savait déjà que c'était une arnaque pure et simple mais il lui fallait cracher sous peine de gros ennuis. Il paya donc comme il avait toujours payé, comme il paierait encore longtemps si Dieu lui prêtait un bout de fil, et il était parti cahin-caha au volant de l'aronde qu'il savait déjà conduire, heureusement, puisqu'il l'avait conduite pendant six mois ou presque : cent fois six mois, en réalité, si c'était bien la centième fois qu'il jouait cette scène !

« Voilà les pucelles ! » dit Mémé Garone à Simon quand la jeune fille et la petite fille arrivèrent en poussant les vaches devant elles. Julie était une belle brune à la peau mate et aux muscles longs. La grand-mère avait confié à Simon : « Une vraie paysanne du vingtième, ma petite ! Pure comme une colombe et forte comme un cheval, voilà ma Julie. Mais alors, ambitieuse ! Croyez pas qu'elle veut finir ses jours en zone préservée. Elle partira, sûr, mais pas avec n'importe qui. Vous me croirez si vous voulez mais elle se laisserait même pas toucher par un semi-cadre ! ».

Simon se trouvait au mas Dorange depuis une heure. Mémé Garone l'avait accueilli avec une forte tape dans le dos, comme un vieux coop rencontré sur le quai, à Ambrizi, à Ambrizette, à Port-au-Prince ou à Kakinada.

« Salut, mon camarade ! Alors, c'est fini, la navicroise ? »

Simon avait écrit à sa fille — les mini-bandes n'entraient pas dans la zone préservée… — qu'il avait quitté la marine pour toujours.

— « C'est fini. » confirma Simon.

— « Vous avez ben raison, mon camarade. » dit la mémé. « Ici, y a une jeune du village qu'est entrée dans les dirs. La Minnie, qu'on l'appelle. Elle s'en sort bien pour le fric et les avantages. C'est l'avenir ! Dites donc, mon camarade, vous avez l'air costaud, si c'est pas du soufflé ! Vous feriez un bon adapt pour la campagne ! »

Simon avait roulé les épaules, assez fier de ses muscles. Il avait pensé : Vous croyez pas, Mémé, que je ferais aussi un sacré patron de bordel ! Elle l'avait fait rentrer à la cuisine, une vraie cuisine de ferme vingtième, avec une table en bois dur, des chaises paillées, des fourneaux, des chaudrons… Elle ne pouvait pas prononcer deux phrases sans l'appeler « mon camarade ».

« Y a pas plus authentique que la Mémé Garone, mon camarade. Je suis née en 44 au village à côté. Ça chauffait dans le coin mais j'm'en souviens pas : j'étais trop petite ! J'ai jamais quitté la zone protégée. Pour ça, on nous protège bien. Sauf votre respect, mon camarade, la Julie elle a passé dix-neuf ans et elle sait pas encore où est son derrière ! »

Simon pensa que les dirigeants de l'Opzone 4 avaient des conceptions écologiques assez draconiennes. L'écofascisme supervisé par les grandes verticales qui y trouvaient leur compte. Les territoires préservés servaient entre autres choses de vivier à vierges sages pour grossiums nostalgiques du siècle avant-dernier… En voilà au moins une que vous n'aurez pas ! se dit-il. Et il admira Julie.

Julie regarda longuement Simon, avec une curiosité angoissée. Est-ce qu'elle se souvenait, elle aussi ? Est-ce qu'elle avait conscience de se trouver devant l'homme qui l'aiderait à découvrir l'amour ? Est-ce qu'elle avait simplement lu dans les yeux de Simon un certain sentiment de possession ? C'est ainsi que tout avait commencé, un jour. Que tout commencerait, recommencerait…

L'ultra-mémoire est un phénomène distinct, et très différent, de l'hypermnésie. L'hypermnésie est une simple exaltation pathologique ou artificielle de la mémoire. Contrôlée et associée à la chimio-narco-analyse, elle permet d'explorer en profondeur les souvenirs d'un sujet… (Citoyens, ne l'oubliez pas : nous sommes tous des sujets !) L'ultra-mémoire, naturelle ou provoquée — par les ultramnésiants —, donne à celui qui en subit pleinement les effets l'impression de revivre dans leur intégralité certains événements, certaines séquences de son passé. Elle entraîne une exaspération de la conscience et des troubles dans la perception de la durée. Elle peu dans certains cas multiplier l'impression de “déjà vécu” jusqu'à un niveau presque intolérable. (Ainsi, elle est utilisée parfois pour le traitement des névroses par “saturation”.) Contrairement à l'hypermnésie, elle est presque impossible à diriger. Elle obéit aux désirs ou aux obsessions du sujet. D'autre part, en augmentant l'intensité du souvenir, elle rétrécit son champ temporel. Ce resserrement du champ est progressif. L'ultra-mémoire se fixe sur une période de plus en plus courte, que le sujet revit sans cesse en gardant conscience de cette répétition. À la longue, ce phénomène peut être extrêmement dangereux et, à la limite, entraîner une issue fatale.

La petite Many parut d'abord intimidée par ce père tombé du ciel ou surgi des mers du Sud. Simon se sentait coupable : du passé, du présent, de l'avenir, ce qui était la même chose. Et il osait à peine regarder sa fille.

Décor : cour de ferme vingtième. De l'herbe verte, des cailloux blancs, de la crotte de bique. Un gros tas de fumier d'où un filet de purin s'écoulait vers le ruisseau proche. Les bâtiments qui ressemblaient à un gros tri-camion avec les bennes basses des dépendances, de chaque côté et, au milieu, la maison d'habitation cubique (le véhicule principal) avec sa galerie vitrée qui avançait au-dessus du perron et figurait la cabine de conduite. Sous l'escalier, la niche du chien, une grande caisse tapissée de paille de blé. Sur un côté de la caisse, on lisait une marque commerciale à demi-effacée : AlimCasin… Toitures de tuiles grises, moussues. Poteau en ciment de l'Eurena — ou plutôt de l'Électricité Française — planté entre un tilleul et un chêne. Tout autour, une grande prairie où broutaient des moutons, des chèvres, des cochons et des volailles à plume. Les volailles à plume ressemblaient à des oiseaux préservés ; Simon n'en avait jamais vu ailleurs. L'élevage du poulet nu s'était généralisé dans le monde entier…

Simon avait arrêté l'aronde près du tracteur, un McCormick rouge, taché d'huile, les entrailles à l'air, un siège sommaire, crachant ses ressorts. À côté de la marque, en grosses lettres noires, le tracteur en portait une autre, beaucoup plus petite et discrète : Hanin de Retz. Simon savait — car il l'apprendrait plus tard — que cet abominable tacot avait été vendu par la verticale à l'administration de la zone éco pour la modeste somme de trois cent mille eurofrancs, à peu près six fois le prix d'une machine moderne, neuve, surpuissante. Ce racket valait bien celui des vierges. Et l'un n'empêchait pas l'autre…

Et ça n'empêchait pas non plus le mas Dorange d'être un petit paradis. De courtes averses se succédaient depuis le matin, coupées d'éclaircies pendant lesquelles un soleil blanc et tendre se montrait au milieu des nuages, éclatés en écharpes vaporeuses. Chassé par un vent doux, l'air caressait les visages avec une tiédeur voluptueuse. La lumière dansait sur les feuillages, se posait sur les tuiles mouillées, miroitait à la surface du ruisseau, se perdait dans l'ombre des bois, coulait dans la vallée, glissait le long des collines et s'irisait au-dessus de l'horizon…

Many était vêtue à la mode vingtième — comme tout le monde dans la zone éco — : une robe légère et un imperméable sans manches. Elle portait aussi une paire de bottes en caoutchouc jaune ; et ses semelles imprimaient sur le sol humide les trois lettres H.D.R. Hanin de Retz, bien sûr. C'est ça, la verticalité : du tracteur à la godasse en passant par la chair fraîche. Bonne définition, se disait Simon.

Et maintenant — maintenant ? —, il soutenait le regard froid, le regard mort, le regard terreux de monsieur Doux., l'envoyé d'H.D.R., assis en face de lui dans son bureau du Maria-Lisa Marine Club, et il songeait à une définition beaucoup plus complète de la verticalité…

… Mais ça n'empêche pas le soleil de briller.

Julie commanda à Many d'enlever son capuchon puisqu'il ne pleuvait plus. Avant d'obéir, la petite fille s'ébroua comme un canard à plume sortant de l'eau, secoua ses cheveux — qu'elle avait maintenant très longs, mode vingtième — qui tombaient gracieusement de chaque côté de son cou bronzé, orné d'un collier de perles en bois — en réalité des coques de noisettes.

« Il fait un drôle de temps. » dit-elle.

Effort émouvant pour nouer la conversation avec ce presque inconnu qui arrivait de navicroiser au bout du monde.

— « Il pleut, il fait soleil, » dit Simon, « c'est le temps des demoiselles. C'est ce qu'on disait au vingtième. Je suis calé, hein ! Tu viens m'embrasser, Chérie ? »

Manu regarda Julie et Mémé Garone pour quêter une permission qui fut aussitôt accordée, avec un discret battement de cils par la première et avec un bougonnement à mi-voix par la seconde.

— « Je veux bien. T'as vu les poulets ?

— Les poulets ?

— Les volailles, quoi. »

Mémé Garone éructa un rire caverneux. Julie, le capuchon sous le bras, poussa Many vers son père. La petite se retrouva dans les bras de Simon, pressée contre son épaule, le nez sur sa tempe. Elle fit un effort pour tourner la tête.

« Elles ont des plumes, hein, comme les oiseaux !

— Je vois.

— On a été visiter un élevage de poulets nus. C'est dé-gueu-lasse ! »

L'ultra-mémoire n'a pas la fidélité absolue de l'hypermnésie. Sous l'influence des désirs et des obsessions du sujet, elle admet une certaine dérive. L'altération des souvenirs est, en général, limitée. Chez les individus possédant une grande puissance mentale, elle peut cependant atteindre une acuité dangereuse car elle mène à la psychose hallucinatoire et à la schizophrénie.

Cette première rencontre avec sa fille laissait Simon insatisfait. Il savait, il saurait car il l'avait toujours su, qu'il pouvait modifier dans une certaine mesure les événements qu'il était en train de revivre. Il avait décidé, il décida de modifier cette petite séquence sans importance. Par exemple, sa chère petite Many se montrerait un peu plus tendre. Au lieu de lui parler de poulets nus, elle… Pour commencer, il pouvait changer légèrement sa propre phrase…

« Il pleut, il fait soleil, » dit Simon, « c'est le temps des demoiselles. Ah, ah, c'est ce qu'on me disait quand j'avais ton âge. J'aime beaucoup les demoiselles, tu sais. Viens m'embrasser, Chérie ! »

Many regarda Julie et la grand-mère pour quêter une permission qui lui fut aussitôt accordée, avec un discret battement de cils par la première et avec un bougonnement à mi-voix par la seconde.

— « Je veux bien ! » s'écria la petite fille. « Je savais pas si tu voulais ! »

Mémé Garonne eut un rire caverneux. Julie poussa Many vers son père. L'enfant se retrouva dans les bras de Simon, pressée contre son épaule, le nez sur sa tempe.

« Pa ! Tu es revenu pour tout le temps ? »

Simon eut un léger choc au cœur. Un choc attendu. Sa fille l'aimait donc ? Elle avait besoin de lui. La destinée leur offrait à tous une seconde chance. Une seconde chance ou la centième ? Ou la millième ?

— « Oui, ma chérie, » dit-il, « je suis revenu pour toujours. On ne se quittera plus, si tu veux bien.

— Dis-moi “petit pingouin raton laveur” comme quand j'avais cinq ans ! »

Mais cela, je… Est-ce nouveau ou bien l'ai-je vécu cent fois déjà ? Et maintenant ? Étirer le fil du temps, mais veiller à ne pas le casser. Qu'est-ce qui arriverait, Simon Laborde, si tu cassais le fil ? Le fil qui est ta mémoire… Le fil qui est ta vie peut-être ?

Retour de séquence immédiat.

Qu'est-ce qui est arrivé ?

« Il pleut, il fait soleil, » dit Simon, « c'est le temps des demoiselles. C'est ce qu'on disait au vingtième. Je suis calé, hein ! J'aime beaucoup les demoiselles. Viens m'embrasser, Chérie ! »

Regard de Many à la grand-mère et à Julie. Permission accordée.

— « Je savais pas si tu voulais. T'as vu les volailles ? »

Deuxième retour.

« T'as vu les poulets ? Les volailles, quoi ! »

Rire de Mémé Garone. Julie pousse Many qui se retrouve dans les bras de Simon et tourne la tête pour regarder la basse-cour.

« Elles ont des plumes, hein, comme les oiseaux ! »

La méthode était mauvaise. Tu peux agir sur certains événements, influer sur le hasard, retoucher le décor. Mais tu ne dois pas essayer de changer le caractère des êtres qui t'entourent. Tu risques de casser le fil et de devenir fou. D'ailleurs, tu vois, il y a un retour de séquence automatique. C'est arrivé plusieurs fois.

Cent fois déjà ?

Many ne sera jamais la petite fille tendre, rêveuse et romantique que tu imaginais au loin, pendant la navicroise. C'est un enfant réaliste. Elle n'a aucune envie que tu l'appelles “raton laveur” ou “petit pingouin”. Elle s'intéresse aux choses présentes et aux animaux réels.

Elle va te montrer les bêtes de la ferme. Suis-la. Écoute-la. Tu sais très bien ce qu'elle va dire. Mais ça n'a pas d'importance. Écoute-la. Ne change rien à ce que tu as entendu. Tu dois prendre la petite fille comme elle est. Lui laisser sa joie de vivre et sa simplicité.

« Les poulets ne pissent pas. » dit Many. « Tu le savais, Pa ?

— Naturellement, je le savais ! » réponds-tu.

Elle paraît vexée.

— « Ah bon, pas moi. Et les canards ?

— Les canards non plus.

— Moi, je croyais. Quelquefois, ils chient clair. C'est pour ça. »

Soudain, Many a un petit rire moqueur. Elle te tire par le bras.

— « Regarde, Pa. Y a le bouc qui bande comme un homme ! »

Tu demandes, bien que tu connaisses la réponse : « Qui t'a dit que le bouc bandait comme un homme ?

— C'est Julie ! »

Et tu songes que l'innocente Julie est peut-être un peu moins innocente qu'on le souhaiterait chez H.D.R. Mais tu le savais. Tu l'avais toujours su. Si Julie n'est pas bonne pour la consommation des grossiums, elle pourra tout de même rentrer dans les dirs.

C'est l'avenir.

Simon brandit son permis de séjour. La grand-mère gloussa de contentement.

« C'est un truc de grossium, ça, mon camarade ! On a justement une chambre vingtième. Le lit a pas de sommier, juste une paillasse. Mais je vous prendrai pas cher. Et puis, on pourrait peut-être trouver un sommier à la douane.

— Oui, ça m'intéresse. » répondit Simon. « Vous me prendrez combien, Mémé, pour la pension complète au mas ?

— Ben, c'est qu'avec les taxes… » grommela Mémé Garone. « Pis y a la douane : faut leur graisser la patte, mon camarade !

— Hors taxes, Mémé. Hors taxes.

— Vous nous donnez un bon coup de main pour le boulot, mon camarade, et je vous laisse la pension à trois cents euros par jour ! C'est pour rien. »

Simon calcula. Près de dix mille eurofrancs par mois. Deux fois le salaire moyen d'un semi-cadre. La vie était chère en opzone… Mais le paradis n'a pas de prix !

Modifier cette séquence ? Je le pourrais sans doute ; mais je n'en vois pas l'intérêt : ça ne mène à rien…

Julie et Many montrèrent aussitôt la chambre à Simon. L'étroite fenêtre aux carreaux fêlés grinça un peu en s'ouvrant.

Ultra-mémoire.

Elle donnait sur la forêt et la forêt ressemblait à la mer. Le vert foncé des chênes et des charmes. Le moutonnement clair des châtaigniers. Les bois s'étendaient sur les coteaux en grosses touffes irrégulières. Les chaumes pâles et les prairies sèches avançaient entre eux comme les péninsules de sable s'enfoncent parfois dans l'océan vert et bleu. Par-dessus les arbres, jusqu'à l'horizon, on apercevait une multitude de collines rondes, toutes semblables, avec des maisons aux toits rouges ou gris, des près vert pâle, des chaumes jaunissants et, de toutes parts, la forêt tentaculaire. Une guirlande de pins courait sur les crêtes. Par une trouée, on distinguait le village d'Enguerre, dans la vallée de la Barbaira, ou le bourg de La Salle, comme sculpté sur un éperon rocheux, entre les têtes des chênes. Au pied du rocher, se levait une autre vallée, enfouie sous les frênes, les aulnes et les peupliers.

Mon territoire. J'ai vécu cent vies dans ce pays et je ne le quitterai jamais. Je ne le quitterai jamais.

Une guêpe entra dans la chambre en zonzonnant. Many se mit à la poursuivre avec un vieux chapeau de paille. Une guêpe. Simon eut un moment de panique. C'était dangereux. On n'était pas réellement au vingtième mais dans un simulacre. Aujourd'hui, une guêpe peut tuer. Les insectes nuisibles ne sont pas tolérés sur les bateaux ou dans les villages de l'Arabian Cooper… Mais la petite fille écrasa facilement la guêpe. Il faut que je m'habitue au danger, pensa Simon. Je ne vis plus dans le monde aseptisé de l'Arabian Cooper !

Une bouffée de vent apporta l'odeur amère des feuillages mouillés. Simon contemplait les nuages, pareils à de grands dirs blancs qui voguaient sur l'horizon, et il avait la gorge un peu serrée. Il écoutait la rumeur feutrée de la forêt.

Il oscillait comme toujours entre une angoisse maladive, son côté taupe peureuse, et une espérance puérile, son côté oiseau de Dieu. Cet état d'âme déchiré le suivait à la trace depuis l'éternité. Cette vie paisible, parfaite dans sa simplicité, qu'il désirait maintenant plus que tout, lui serait-elle enfin donnée ? Et saurait-il seulement l'accepter ?

Le vent avait tourné. Simon respira une odeur d'herbe grillée et de fruits mûrs. La guêpe finit de mourir sous le pied de Many, avec un petit grésillement écœurant. Simon fixa de nouveau son attention sur la musique indécise qui montait de la terre : bruissement des feuillages et des eaux, chants d'oiseaux et d'insectes, pépiements des volailles, ronronnement lointain des voitures sur la route et des tracteurs dans les champs.

Rien à changer à cela ! pensa-t-il. C'était bien ainsi…

Il promena autour de lui un regard vague. Il vit des murs décrépits, un plafond bas et troué, un lit immense sur lequel se gonflait une paillasse rebondie, une table un peu boiteuse, une chaise à moitié dépaillée, un placard mural dans lequel on aurait pu loger une demi-douzaine de cadavres… Rien à changer. C'était le paradis.

Le matin, il allait à la pêche ou bien aidait les femmes à traire les vaches. Dans la journée, il prenait part aux gros travaux dans les champs, avec les voisins et l'adapt Gonzalès.

La saison des battages était commencée. Les hommes se rassemblaient à vingt ou trente autour d'une machine qui hurlait de l'aube au crépuscule et parfois jusqu'à la nuit tombée sa plainte lancinante, dans un nuage de poussière et sous une chaleur torride. Les plus forts, l'aristocratie des mâles au râble épais, portaient les sacs de la batteuse au grenier ou au hangar. Quatre-vingts kilos sur l'épaule, ils montaient lentement l'échelle qui tremblait sous leur poids doublé. Les plus souples, les longs bras, les chevaliers de la fourche, lançaient les gerbes du haut du gerbier dans le ventre de la machine. Et le haut cône arrondi, sur lequel ils étaient perchés, baissait peu à peu sous leurs pieds, émoussé, décapité, jusqu'à la terre nue. La poussière, les débris d'épis et les brindilles de paille collaient à la peau. Les visages devenaient gris. Le tracteur, qui était souvent un mono-cylindre, grondait avec une fureur de fauve enragé, le vacarme d'un orage d'été et la régularité d'une cataracte. La courroie chuintait, la machine cliquetait. Il fallait crier à pleins poumons pour s'entendre jurer le nom de Dieu. La sueur ruisselait sur les torses velus. On avait la langue pâteuse et le nez irrité. On buvait sec. Le vin avait parfois le goût du vinaigre mais, dès le milieu de la journée, on ne s'en apercevait plus.

Rien à changer à tout ça. Le mas Dorange était un paradis.

Après trois semaines de cette vie, Simon était fourbu. Mais il ne voulait pas en convenir, surtout auprès des femmes. Car il plaisait aux filles du village, avec son visage fin, son regard un peu langoureux, son corps maigre et bronzé, ses muscles durs et les cicatrices rituelles de l'initiation Arabian Cooper.

Une pension de trois cents eurofrancs par jour plus le boulot ! Mais le travail lui semblait un merveilleux divertissement. Et il poursuivait sa quête de Robinson au sang chaud. Une chaumière dans les bois, quelques noix de coco à éplucher et une femme à déshabiller. La solitude de la forêt, un cœur à la maison… avec de jolies jambes sous un jupon blanc ! Tout ce que l'Arabian Cooper n'avait pu lui apporter et n'apporterait jamais à personne. L'Opzone 4 était une zone éco, pas une zone coco, mais c'était un détail sans importance.

Il baignait dans l'été et il attendait impatiemment l'hiver. Je prendrai un fusil et une hache et… Il n'aimait pas les climats trop chauds et il regrettait les mers du Sud. L'Homme est pétri de… mon cul, oui ! Tu n'en sortiras jamais.

Il aurait voulu voir, en levant la tête, à la fois Achernar et l'Étoile polaire. Il était plein de désirs mabouls que les paysans préservés et protégés ne connaîtraient jamais. C'est pour ça qu'ils avaient peur de lui et qu'il avait peur d'eux. Il se sentait vulnérable ; mais comment changer les rêves enfouis dans son cœur ?

D'ailleurs, ça ne l'empêchait pas d'être heureux.

La grand-mère aussi était heureuse. Elle avait trouvé un ouvrier solide et ardent à la tâche qui ne demandait que le gîte et le couvert, payait trois cents eurofrancs par mois, racontait des histoires de navicroise pour distraire les filles, conduisait toute la famille en voiture et mettait souvent la main au portefeuille pour participer aux menues dépenses de la maison. Elle avait commencé à s'intéresser à ses économies avec une idée grosse comme une montagne derrière son chignon blanc… Toi, mon bonhomme, tu dois avoir des sous à la banque. Mais combien, voilà la question… Alors, Simon, qui savait qu'elle passait des nuits blanches à cause de ça, lui avait cité le montant exact, d'après son dernier relevé : trois cent soixante-deux mille six cent quatre-vingt-dix-huit eurofrancs. Et grâce à un plan-programme judicieux, il gagnait encore cent cinquante euros par jour.

Presque le salaire d'un semi-cadre.

Septembre vint. L'odeur lourde et sucrée des prunes attirait les guêpes près des fours. Simon avait été piqué plusieurs fois : il n'en était pas mort. Avec sa fille et Julie, ils se gavaient de fruits demi-cuits, gonflés et pulpeux…

« Vous allez me ruiner, mes petits ! » grommelait la grand-mère.

Julie riait. Simon sortait son europoche.

« Oh, ça va, foutez-moi la paix avec vos sous ! » lançait Mémé Garone, l'œil allumé.

Après un été chaud, il y eut des vendanges précoces. Mais la récolte fut médiocre, à cause des fortes gelées de l'hiver précédent. Pendant huit jours, Simon porta la hotte et tourna la fouleuse. Chaque soir, le pantalon retroussé au-dessus des genoux, il montait dans la cuve pour enfoncer les grappes écrasées et assurer ainsi une fermentation régulière. Il ressortait, les jambes poissées d'un épais liquide rouge, au grand émoi de sa fille.

« Pa ! Tu as l'air du Diable !

— Tu as déjà vu le Diable, ma chérie ?

— Je sais comment il est. Il ressemble à un poulet nu, mais il est tout rouge et gros comme un cheval. Et il bande ! »

Du chai entrouvert, montait le parfum acide, piquant, de la vendange pressée et du vin nouveau.

Simon conduisit sa fille au village pour l'inscrire à l'école communale. L'institutrice était une petite blonde qui avait l'air d'une élève déguisée en maîtresse pour une fête rituelle. Elle les fit entrer dans la classe vide où flottait encore une vague odeur de craie, d'encre et de colle : ça se passait avant l'invention du stylo à bille, aucun doute. La classe était une grande salle vétuste mais propre, avec des fenêtres larges et un plafond très haut. Le soleil de Dieu qui entrait à flots remplaçait avantageusement le confort vingt et unième. Au milieu de la pièce, se dressait un poêle à bois, archaïque, monumental, les pieds calés avec des morceaux de tuile, le tuyau rongé par la rouille et attaché avec du fil de fer. Simon l'examina de près. Il finit par trouver la marque : Chappée. Rien de plus. Aucune mention de la firme qui avait réellement produit cette antiquité. À moins que l'appareil soit authentique. Simon eut envie de poser la question à l'institutrice, puis renonça : elle était peut-être authentique aussi.

Le calendrier éphéméride, suspendu derrière le bureau de la jeune femme, indiquait : 27 septembre 1956.

N'était-ce pas pousser un peu loin le jeu de la zone préservée ?

Sur le chemin de retour, Simon demanda à sa fille ce qui lui ferait plaisir pour la rentrée. Il craignait par-dessus tout qu'elle lui réponde : « Voir ma mère ! ». Mais elle réclama une bicyclette. Encore heureux que la bicyclette soit inventée, pensa Simon.

Il courait souvent les bois. Les cimes déjà cuivrées des châtaigniers posaient de larges taches claires au milieu des charmes et des pins. Trop tôt pour prendre la hache, mais bientôt le fusil… Il comptait en acheter un aux douaniers pour l'arrivée des palombes. Quoique les douaniers… eh bien, ça faisait des semaines qu'on ne les avait pas vus au village.

Après les fortes chaleurs de l'été, une grosse pluie odorante avait fait surgir les têtes dures et brunes des cèpes d'automne. Simon était debout bien avant le jour. À midi, il avait rempli plusieurs fois son panier d'osier et sa grande musette. Il marchait pendant des heures sur la mousse dorée, les pervenches sombres, le lierre marbré, à travers les ajoncs, les bruyères, les fougères, les taillis et les buissons. Il respirait avec une joie sauvage le parfum de moisissure, de sève, de résine qui flottait dans les sous-bois ombreux et l'odeur chaude, amère, musquée des champignons…

Au pied d'un arbre, sous une touffe de bruyère ou d'ajonc, au milieu des fougères, tout à coup, plusieurs centaines de fois par jour, divine surprise, le velours luisant d'un chapeau noir ou brun attirait infailliblement son œil. Le matin, Julie l'accompagnait un moment ou bien elle le rejoignait dans les bois peu après l'aube. Elle s'ennuyait vite. Ils comparaient avec gravité leurs trouvailles respectives. Presque toujours, Simon battait Julie. Il en était très fier. Il égalait même Gonzalès, qui passait pour le meilleur chercheur de cèpes de la région.

Julie rentrait pour s'occuper des conserves avec la grand-mère. Elles mettaient en bocaux les spécimens les plus sains, découpaient les autres en lamelles qu'elles faisaient sécher au four. Mémé Garone remplissait fébrilement l'immense placard mural de la cuisine. Elle comptait et recomptait les bocaux et restait parfois un long moment immobile devant le placard, en train de contempler ses réserves d'un air authentique… non, extatique.

Elle dormait mieux depuis quelque temps. On aurait dit que la peur de manquer, le petit rongeur des nuits blanches, la tourmentait moins souvent. Cependant, elle se levait quelquefois, vers deux ou trois heures du matin, pour aller guigner ses provisions et, avant de retourner au lit, elle se versait un petit verre de cassis au vin blanc.

L'automne s'installait. La brume tamisait le soleil. L'humidité suintait partout. L'air était floconneux. Un filet jaunâtre croupissait au bord des près. D'énormes bolets vitriolés et sanglants jaunissaient le long des chemins. Dans la cour du mas, l'eau stagnait en flaques et jaillissait sous les pas. On allumait le feu tous les matins dans la vaste cheminée noircie, ceinte d'un rideau rouge.

Au bois, sous les ajoncs épineux, dans les fourrés les plus épais, on découvrait encore quelques cèpes larges et mous, les derniers de la saison. Il en naîtrait de loin en loin jusqu'aux gelées. (Simon connaissait maintenant ce pays comme s'il y avait vécu cent vies…) Des bolets rouges, que peu de gens ramassaient, pullulaient dans les bas-fonds humides, sous les trembles. Les cornes d'abondance couvraient la terre de leur dentelle noire…

C'était aussi la saison des labours. Simon conduisait le tracteur, tandis que Gonzalès semait et hersait avec la jument.

La grand-mère donnait à Julie des conseils pour la chasse à l'homme : montrer un peu plus de jambe au lavoir, en voiture, à l'échelle du grenier, quitter son soutien-gorge pour traire, de temps en temps… Des trucs comme ça, vingtième, qui ont l'air idiots mais qui marchent presqu'à tous les coups… On pouvait aussi attirer un bonhomme dans un piège en feignant de se tordre la cheville — ou de casser sa jarretelle, le dimanche —, en se faisant aider à quitter ses bottes ou à monter sur le tas de foin pour y chercher un nid de poule, en tombant à l'eau à un endroit judicieusement choisi — et après s'être assurée que le candidat sauveteur se trouvait à proximité. On pouvait lui faire aussi le coup de la brebis, à condition de posséder une bête assez forte et assez douce. Il y en avait justement une au mas qui était parfaite pour ça. Une jeune fille maligne devait se mettre à califourchon sur le mouton en relevant un peu ses jupes et s'arranger pour que l'homme assiste au spectacle. C'était presque infaillible.

Mémé Garone rappelait ensuite ce qu'une jeune personne soucieuse de ses intérêts pouvait permettre après — le piège ayant fonctionné — et ce qu'elle devait refuser à tout prix en criant qu'elle était vierge.

Julie écoutait, les yeux baissés, les jambes croisées et les mains nouées sur les genoux. Puis elle répondait d'une petite voix tranquille qu'elle ne ferait rien de tout ça, parce que c'était moche et vingtième. Simon Laborde était le père de Many : elle n'essaierait pas de l'allumer. Oui, oui, oui, l'allumer, c'était bien le mot, c'était ça que la grand-mère lui demandait. Elle avait bien compris mais elle ne le ferait pas. De toute façon, elle se sentait incapable d'exécuter seulement la dixième partie de ce plan mirifique.

« Si tu voulais, tu saurais. Tu serais bien la première !

— Je serai la première ! »

La grand-mère se fâchait ou faisait semblant.

— « Qu'est-ce que tu crois qu'il va foutre à la ville, ce beau mâle, une fois par semaine ? Il va traîner ses fesses dans un bordel à matelots, ma petite, et baiser les putes ! Voilà ce qu'il fait. Alors, t'as pas de scrupules à avoir, vingtième mon cul ! »

Maintenant, Simon partait à l'aube et tenait le bois jusqu'à la nuit tombée. Le moment des grands passages d'automne était enfin venu. Le ciel grouillait de palombes. Les hommes valides se relayaient pour faire le guet aux palombières. Simon, qui avait plus de liberté que les autres, passait son temps dans la cabane bâtie au sommet d'un gros chêne par ses amis de La Salle et d'Enguerre. Le soir, on partageait le gibier.

L'œil clair et la main sûre, le matelot Laborde était une excellente recrue pour l'équipe. Mais Julie détestait la chasse et les chasseurs. Elle lui en voulait d'avoir cédé lui aussi à cette fièvre qui jetait les hommes dans les bois, les forçait à se percher sur les plus hautes branches pour guetter comme des fauves… et tuer ! et bourrer leur musette de cadavres chauds ! Elle le haïssait. Et, bien sûr, elle l'admirait. Il se débrouillait toujours et partout. En quelques semaines, il s'était intégré avec une aisance au clan Garone…

Mais il était d'une autre race. Avant de se retirer au mas Dorange, il avait vécu — pensait Julie — une vie d'aventures extraordinaires qu'elle était incapable d'imaginer. Y songer seulement lui donnait le vertige. Elle se disait aussi qu'il avait couché avec des dizaines de femmes, des garces expérimentées et de très jeunes vierges — car les filles sons nubiles à un âge incroyable dans les pays chauds. Elle ne pouvait s'empêcher de le voir en train de faire l'amour avec des putains et des gamines. Les images l'assaillaient : Simon avec une petite fille jaune ou brune, tous deux sur une natte. Simon avec une grande rouquine en bas noirs. Simon… Elle riait d'elle-même et sentait une onde mystérieuse creuser sa chair.

À cause des palombes, Simon prit conscience du phénomène qui était en train de se produire. Chasser était un plaisir. Un plaisir coupable, criminel peut-être. Il était criminel d'abattre les migrateurs qui devenaient rares. Espèce en voie de disparition… Non : espèce disparue ! À la fin du vingtième, les palombes n'existaient plus. Si admirablement reconstituée que soit l'opzone, elle ne pouvait offrir aux hommes du vingt et unième ce que les hommes du vingtième avaient détruit. À jamais détruit.

Les migrateurs ne passaient plus, vers le Sud, vers le Nord, à l'automne, ni au printemps.

On ne voyait plus dans le ciel leurs grands vols courbes ni leurs V conquérants. Leurs bruyantes nuées grises ne s'abattaient plus sur les forêts du sud de l'Europe.

C'était fini. Les derniers étaient morts entre le vingtième et le vingt et unième.

Il n'y avait plus sur la Terre une seule zone éco où on aurait pu chasser encore la palombe.

Simon s'arrêta sur le chemin du mas. Le soleil avait disparu à l'horizon. Mais de pâles lueurs, tour à tour mauves ou dorées, montaient encore du couchant. Il ouvrit son carnier et examina les deux bêtes qu'il rapportait. Lourdes, massives. Grasses, bourrées de glands. Plumage bleuté, cou et tête cendrés. Des pièces de choix. Dommage de tuer ces oiseaux magnifiques. Mais il y en avait tant… Il s'amusa à tâter les glands dans les jabots. Ces garces-là s'étaient payé un vrai festin ! Il les remit dans la musette.

Il était essoufflé. Il avait un peu mal à la tête. Le guet demandait un effort d'attention pénible. Ses yeux le piquaient. En outre, il avait grimpé l'échelle au moins trente fois dans la journée. Il commençait à sentir des crampes dans ses jambes.

Une goutte de pluie tomba sur son front ; une autre sur sa main.

Il était fatigué. Il était réel.

Et Julie l'attendait au mas.

Le lendemain matin, aussitôt levé, il courut voir le tracteur sous le hangar. McCormick.

McCormick et puis c'est tout. Pas la moindre mention de la verticale Hanin de Retz. Pas même le sigle H.D.R. ni rien de ce genre. Il rentra dans la cuisine du mas. Il jeta machinalement une bûche d'ormeau dans la cheminée. L'ormeau brûlait mieux que le chêne quand le tirage était mauvais. Le vent venait de l'ouest. Le temps était à la pluie. Le calendrier indiquait le 17 novembre. La veille, le facteur avait apporté la Terre. Le journal était resté à demi-ouvert sur la table. Simon vérifia la date : 15 novembre 1956. Il sut qu'il avait quitté l'Opzone 4. La zone préservée, la zone éco, n'importe quoi. Il était dans un univers qu'il avait créé.

Toute création a pour base la mémoire. L'ultra-mémoire permet l'ultra-création.

Le froid était vif. Simon conduisait sa fille à l'école en voiture. Les enfants arrivaient tout emmitouflés, souriants ou geignards, les uns tapant du pied avec assurance, les autres recroquevillés et frissonnants. Il aimait les voir rassemblés autour du poële, avançant leurs mains rougies pour les réchauffer. Alors, lui revenaient des bouffées de joie, de cette joie qui s'allumait dans son cœur comme un feu craquant de bûches résineuses, certains jours d'hiver au fond de son enfance.

D'une enfance qu'il n'avait jamais vécue…

Ultra-mémoire.

Ce monde, je l'ai fait avec ma tête, avec mon cœur, avec mes tripes. C'est le mien. Ils ne me le prendront pas maintenant. Non, non, je ne me laisserai pas voler le mas Dorange par monsieur Doux et ses copains flics !

Par les nuits claires, il tournait toujours le regard vers la Grande Ourse.

Le vent traînait les dernières feuilles mortes, enlevées une à une aux petits chênes des collines. Les palombes avaient fui en direction du sud. Elles avaient quitté la forêt pour s'élancer vers la mer. Mais elles reviendraient. Il y aurait des printemps et des automnes. Le temps allait son chemin.

Un jeudi, jour de marché à Enguerre, Simon conduisit les femmes en ville. La grand-mère devait toucher l'argent du vin et Julie comptait vendre quelques volailles.

Ils ramenèrent un dindon boiteux dont personne n'avait voulu.

« On va le manger. » décida Mémé Garone. « Pas la peine d'attendre qu'il crève ! »

Un soir, on invita Paul Garone, un oncle de Julie, sa femme, ses gosses et les instituteurs de La Salle. Many avait mis ses plus beaux atours comme si la fête était pour elle. On s'installa autour de la table en chêne massif, dans la grande cuisine aux poutres noircies, au sol de carreaux fêlés. Simon avait sa place habituelle, près de la vieille horloge qui ressemblait à une girafe. Julie avait pris sa jupe grise et son corsage blanc. Elle était belle.

Un énorme feu de bûches flambait dans la cheminée, et on l'alimentait régulièrement de quart d'heure en quart d'heure. Une chaleur cuisante débordait dans le couloir. Il fallut ouvrir la fenêtre et tomber la veste. Simon, en bras de chemise, égrenait des souvenirs exotiques et regardait les filles d'un air avide.

« … Sur les quais, il y avait un peu d'air mais, en ville, c'était une fournaise ! »

Il s'essuya le front. Il n'avait jamais vu Singapour et pourtant le souvenir revivait en lui, à la fois tendre et cruel. Intense et mélancolique. Il ne reverrait jamais Singapour et il regretterait l'aventure et le voyage. À en pleurer, à en mourir. Il riait, il parlait haut pour oublier.

« J'avais été voir un type à l'hôtel Adelphi. Chambre climatisée et tout. Ah, les salauds. Après, on a fini la soirée au Golden Kampong !

— Qu'est-ce que le Golden Kampong ? » demanda Julie.

L'ultra-mémoire est une mémoire à plusieurs niveaux. Parfois, les souvenirs rêvés s'emboîtent dans les souvenirs vécus, et vice versa, à l'infini…

Ce soir-là, Julie rejoindrait Simon dans sa chambre. Parce que c'était ainsi ou parce qu'il le voulait ainsi… il ne savait pas au juste. Julie appartenait au monde qu'il avait recréé mais elle était libre. Libre de l'aimer ou de le rejeter. Et il savait qu'elle l'aimerait. Voilà : il le savait.

Julie quitterait sa chambre à un certain moment ; elle serait encore tout habillée. Elle descendrait l'escalier sur la pointe des pieds. Quand sa tête se trouverait au niveau du palier, elle se retournerait et verrait que la lumière brillait dans la chambre de Simon. La rampe de l'escalier servait à poser les vieux vêtements, du linge, des torchons. Elle resterait un moment la tête posée contre une étoffe rugueuse qui sentait la naphtaline, tout en observant un mince trait de lumière sous la porte de Simon.

En bas, la grand-mère rangerait bruyamment la vaisselle sur l'évier. Les étables communiquaient avec l'habitation par une porte située sous l'escalier. Julie ouvrirait cette porte silencieusement ; elle avait l'habitude. Elle rejoindrait les vaches occupées à ruminer. Elle respirerait l'odeur de la paille, celle du fumier et celle des bêtes, distinctes et mêlées, faciles à identifier, intensément familières. Elle aurait la certitude d'exister. D'être vivante. Réelle.

Elle parlerait aux vaches.

« Mes jolies, mes chipies ! Vous savez, rien ne sera changé entre nous quand je coucherai avec Simon ! »

Elle allumerait l'électricité. L'ampoule sale jetterait dans l'étable une triste lueur de veilleuse. Julie prendrait un seau d'eau dans lequel flottaient des graines de foin tombées du plafond percé. Puis une serviette jaunâtre avec laquelle on s'essuyait les mains après les soins ou les mises bas et qui sentait la pommade vétérinaire et le crésyl.

Tu vas te laver un peu le museau, ma fille, pour pas trop avoir l'air de la souillon que tu es ! Sur une étagère branlante et poussiéreuse, entre une fiole de médicament et un biberon pour veau, elle trouverait une glace cassée et se regarderait longuement. Elle balancerait un moment sur la conduite à tenir. Joie folle et désespoir — comme Simon lui-même.

Belle, sa vache préférée, une grande rousse aux cornes rognées, se lèverait et se tournerait vers elle en tirant sur sa chaîne. Elle aurait un peu d'écume sur le mufle. Elle tirerait la langue pour mendier une poignée de foin ou de luzerne. Julie s'approcherait d'elle et ne pourrait se retenir de lui parler. « Tu es complètement timbrée, ma fille… Non, Belle, pas toi ! C'est moi, ta petite Julie chérie, qui suis dingue et saoule. Tu peux être fière de moi ! »

Le vent soufflerait sous le portail de la grange et empêcherait peut-être la grand-mère de l'entendre.

Julie chantonnerait en tapotant le museau de la bête. Après tout, la grand-mère pouvait l'entendre : elle s'en foutait.

Monsieur Doux n'était pas un vrai grossium ni même un surmanageur. C'était pourtant un personnage-clé dans le système Hanin de Retz. Il appartenait sans aucun doute à la sécurité intérieure de la verticale et il se trouvait peut-être à la charnière des relations entre H.D.R. et l'État. Un vrai seigneur de la verticalité.

À côté de lui, Schreider du Bodiac et Morel, représentant du préfet de région, faisaient figure de comparses. Ils n'avaient presque jamais pris la parole au cours de l'entrevue.

« Le marché est clair ! » répéta monsieur Doux.

Le ton changeait. Lors de sa première visite, et même au début de celle-ci, monsieur Doux se présentait en ami. « Alors, comment ça marche, mon camarade ? On regrette pas trop la zone éco ?! ». Après tout, c'était bien grâce à lui que Simon avait obtenu son permis de séjour en Opzone 4 ! Le piège… Le piège avait fonctionné.

La première fois, monsieur Doux était venu au Maria-Lisa Marine Club en compagnie de Freddy Carlo-Bella. En ami… Avant de partir, il avait offert à Simon la petite boîte qui contenait les dragées mauves sans nom. « Si tu as envie de te rappeler quelques bons souvenirs d'autrefois, mon camarade ! » Les ultramnésiants n'étaient pas interdits : ils n'existaient pas. Ceux qui détenaient les secrets de fabrication se réservaient l'usage du produit.

Deux jolies filles échevelées, les yeux brillants et les joues rouges, regarderaient Julie dans la glace fêlée. « Belle ! Belle ! Belle ! » Elle venait d'inventer un nouveau jeu, le dernier jeu de son adolescence manquée. « Est-ce que je suis aussi belle que toi, ma Belle ? » Ses pommettes luisantes, ses yeux humides et grands ouverts lui donneraient un air combatif qu'elle ne se connaissait pas. De plus près, son nez lui semblerait trop droit, sa bouche mal dessinée, son menton un peu fort. Mais qu'importe ! se dirait-elle. Puisqu'il me trouve belle !

Une langue râpeuse se loverait dans la main. Un frisson délicieux, d'une intensité à peine supportable, traverserait son corps de la nuque aux talons. Elle penserait : Ça commence bien !

« Belle, sois sage !

Belle, si Mémé nous surprenait, elle dirait que nous sommes folles toutes les deux ! Tu me comprends, Belle ? » Oui, la vache aurait l'air de comprendre. Elle, si elle ne comprenait pas Julie, elle l'aimait, ce qui était encore mieux. La jeune fille retournerait au fond de l'étable pour prendre le seau. Belle tirerait sur sa chaîne. Le vent sifflerait toujours à la porte et une dalle dégorgerait à grand bruit près d'une lucarne. Belle meuglerait doucement.

« Ta gueule, idiote ! Non, mais tu te rends pas compte de ce que je suis en train de faire ! »

Les autres bêtes dormiraient ou afficheraient une sereine indifférence. Julie se laverait la figure en reniflant. Elle se donnerait un rapide coup de peigne. Elle étirerait les plis de sa robe comme pour montrer à Belle ses dessous blancs et sages. Au-dessus des bas, la chair de poule sèmerait sa peau de petits grains dorés qu'elle se pencherait pour mieux voir.

Puis elle tremperait la serviette jaunâtre dans le seau et, jupe troussée, finirait sa toilette.

Le marché était clair. Simon n'avait pas le choix : il lui fallait accepter de devenir l'agent de monsieur Doux, l'indicateur du Bodiac, et de transformer rapidement le Maria-Lisa Marine Club en officine d'espionnage et de chantage au profit d'H.D.R. et de l'administration. Les promoteurs de l'établissement n'avaient jamais eu d'autre but. Il le comprenait maintenant.

Il n'avait pas le choix… Il lui fallait céder, donner immédiatement des gages de bonne volonté. D'abord en acceptant d'embaucher le “maître d'hôtel” que monsieur Doux lui avait recommandé. Puis en aidant à la mise en place du matériel photographique et cinématographique.

Il n'avait pas le choix. Il lui fallait devenir un immonde salaud ou perdre à jamais la mémoire de l'éden…

« Voilà, c'est simple. »

Et monsieur Doux remit le tube dans sa poche. Simon ferma les yeux. L'épreuve était terrifiante. Il sentait la sueur ruisseler dans son cou, dans son dos, ses mains trembler et un vide effroyable se creuser dans sa poitrine. Il déglutit avec peine et dit : « Je vais réfléchir.

— Très bien. » dit monsieur Doux. « Nous reviendrons demain à la même heure. »

Mais il avait encore une dragée d'ultramnésiant. Une seule.

Il ferma la fenêtre, enfila sa veste de pyjama et s'étendit sur son lit sans se donner la peine de quitter son pantalon. Bientôt, il s'aperçut qu'il avait froid et pris plaisir à cette sensation.

La porte de sa chambre bougea très lentement.

Un coin d'ombre s'enfonça dans la pâle clarté de l'ampoule électrique nue. Simon se retourna, se dressa sur ses coudes. Il vit Julie, debout dans sa robe grise, un peu trop longue. Les cheveux de la jeune fille tombaient devant son visage comme un rideau vivant, soulevé par un léger courant d'air. Elle referma la porte. Il se leva pour la rejoindre. Il se trouva presque contre elle. Elle lui fit signe de se taire en roulant des yeux. Ses iris sombres semblaient perdus au centre d'une immense plage d'un blanc laiteux.

Il fit encore un demi-pas et la prit dans ses bras. Il n'entendait plus le vent dans les arbres ni la pluie sur le toit.

Le sang coulait très vite de ses veines ouvertes et colorait de rose l'eau tiède du bain. Simon mourrait dans quelques minutes.

Il mourrait deux fois. Une fois seul dans la baignoire de son appartement au Maria-Lisa Marine Club. Une autre fois dans son lit du mas Dorange, en étreignant Julie.

Mais il avait encore une chance. Une chance infime de survivre, grâce à l'ultra-mémoire, dans l'univers qu'il avait créé.

Première publication

"la Mémoire de l'Éden"
››› Fiction 284, octobre 1977