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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Maxima la Kickaha

La Kickaha creusait une trace rouge dans le magma diluvien de pluie et de neige fondue qui s'abattait depuis plusieurs heures sur la région de Blune comprise entre Bronwen, la capitale du continent nord, et les monts Zul, généralement appelés le Toit du Monde. Un proverbe local disait à peu près : « Quand finit le premier automne, pleure le dragon des glaces… ». Et malgré le froid, l'orage battait sauvagement l'atmosphère quasi liquéfiée. Le tonnerre cognait derrière les falaises coiffées de nuées noires. Les éclairs roses, typiques du ciel de Blune, embrasaient sans arrêt le zénith et semblaient ouvrir une cheminée ardente au centre du monde.

La voiture fit un crochet pour éviter un obstacle invisible aux yeux des passagers, tomba dans un trou, rebondit avec un soupir de sa suspension magnétique.

« Mea culpa. » fit-elle. « Mea maxima culpa !

— Qu'est-ce qu'elle dit ? » demanda Loelle en fronçant les sourcils. On n'entend rien avec ce vacarme d'enfer !

— Pousse l'insono, Max. » commanda Ben Cara. « C'est un truc en latin. » expliqua-t-il. « Connaissez pas le latin, Miss ? Moi non plus. C'est une vieille langue de la Terre, paraît. Elle a la manie de s'excuser en latin. Mea maxima culpa… C'est ma très grande faute. Elle fait ça chaque fois qu'elle donne la moindre secousse. C'est pourquoi nous l'avons baptisée Maxima. Max en abrégé. »

Loelle desserra d'un geste machinal les nattes blondes attachées sous son menton.

— « Nous ? Vous voulez dire…

— Mon fils Dan, et moi. » précisa Ben qui se hâta d'ajouter : « Mon fils est étudiant à Bronwen. Il est pour ainsi dire né dans la Kickaha. Maintenant, il… il est à l'université. »

La jeune fille hocha la tête et observa, à travers le pare-brise balayé par l'essuie-glace à champ répulsif, le flot boueux qui se précipitait à la rencontre du véhicule. Une grimace d'inquiétude plissa ses lèvres.

Suis-je à l'université ? pianota Dan.

La Kickaha lui transmettait intégralement la conversation entre son père et la jeune passagère. Bien que sa cabine, située à l'arrière, au-dessus du vaste coffre, fût en principe bien isolée, il préférait communiquer avec Max en non-phonie… ce qui l'obligeait à taper lettre par lettre sur l'antique clavier qui datait au moins de Metzugerus-le-Vieux. Et la voiture répondait en élégants caractères jaunes sur l'écran violet. Avec son humour habituel.

— À l'université ? C'est selon, imprima-t-elle. J'ai sans doute beaucoup plus voyagé que l'Institut des Affaires galactiques de Bronwen où tu es censé être inscrit.

— Où je suis vraiment inscrit, tapa Dan.

— Où tu vas chercher une cassette de temps en temps.

— Au moins trois cassettes par mois… que tu me passes en trafiquant honteusement !

— FAUX ! s'exclama la Kickaha en lettres capitales. Je me contente de rectifier les erreurs les plus grossières ou de combler les lacunes les plus évidentes quand mon expérience me le permet.

Dan plia les doigts, fit jouer les articulations de ses poignets. Puis il écrivit, lentement : Je n'aime pas le piano. Si on communiquait à haute voix, tu crois que la belle Loelle nous entendrait ?

—  Possible. Je note que tu la trouves à ton goût.

— Note si tu veux. Mais n'en fais pas un roman.

— Il y a déjà mille romans dans ma tête. J'ai connu dix-sept propriétaires et trente-neuf… — qu'est-ce que je dis ? — quarante mondes. Alors, un roman de plus ou de moins…

Dans continua de taper : Et tu ne t'ennuies pas trop à faire le taxi longue distance sur cette petite planète tranquille ?

— Pas encore. Mais je sens que ça vient.

La route s'élançait maintenant entre une muraille de roc et une épaisse cohorte d'arbres géants.

« Nous approchons, Miss. » dit Ben à Loelle. « Si j'ai bien compris, votre famille vient vous chercher en héli au pont Teresa ? Delahanty est à cent cinquante miles à vol d'oiseau du pont Teresa, au lieu de trois cents par la route… ou plutôt par les pistes. De toute façon, c'est un parcours trop risqué en voiture. Depuis qu'on exploite les lichens juvens dans les monts Zul, la région est infestée de brigands. Vous pensez : la quantité de lichens séchés que vous pouvez tenir au creux de votre paume représente cinquante années de vie pour un homme et trente années pour une femme. Une fortune… Et c'est bien tentant.

— Pourquoi cette différence d'effet entre l'homme et la femme ? » demanda Loelle sur un ton distrait.

Ben Cara, qui n'était pas un spécialiste des lichens juvens, promena les mains sur le clavier de commande du tableau de bord pour faire croire qu'il pilotait manuellement la Kickaha et répondit avec un gros soupir : « La réjuvénation est un processus encore très mystérieux. ».

Dan, agenouillé devant la console de sa cabine, où il était impossible de se tenir debout, questionna en tapant : Qu'est-ce que tu penses de cette fille, Max ?

— En toute sincérité, elle m'intrigue. D'abord, je n'ai pas compris pourquoi ton père lui cachait que tu étais là. En fait, il a dû sentir qu'elle ne nous aurait pas pris comme taxi si elle avait su que j'avais deux hommes à bord. Pour beaucoup de clients longue distance, c'est le contraire : ça les rassure. Je reconnais que la psychologie féminine est un de mes points faibles… Et maintenant qu'on approche, elle a l'air inquiète, nerveuse. Je me demande : 1) si elle n'a pas menti en racontant que sa famille l'attendait au pont Teresa ; 2) si elle a assez d'argent pour payer la course.

— SURVEILLE-LA BIEN, écrivit Dan.

Le jour baissait. La Kickaha augmenta la puissance de ses phares. Ben modifia la direction des faisceaux pour se rendre utile ou pour impressionner Loelle. Mais la lumière ne mordait plus sur le paysage tremblant et vitreux. Elle s'engloutissait dans un contre-jour glauque, profond, qui tirait les yeux sans rien offrir de solide au regard.

Loelle se mit soudain à renifler, marmonna une phrase indistincte au sujet de la climatisation et du rhume qu'elle aurait peut-être en arrivant à la ferme de ses parents. Elle prit son sac en peau de serpent doré d'Oyaka. Dan, qui suivait la scène sur un écran panoramique, s'attendait à la voir sortir un mouchoir ou peut-être un tube ou un flacon de médicaments. Au lieu de cela, elle brandit un minuscule pistolet de marque Amvik, type Vassal, qui tirait des dards paralysants. Pointant l'arme sur Ben, elle dit calmement : « Reculez à votre place. Je… je suis prête à… à vous blesser. Il faut que… Je regrette. Je n'ai pas de crédits pour payer la course. Et mes… ma famille n'a pas d'hélicoptère pour venir me chercher ! ».

Ben s'adossa à son siège, allongea les jambes, promena les doigts sur le volant — toujours bloqué en automatique — comme s'il voulait en chasser quelques grains de poussière.

— « Si j'ai bien compris, c'est un détournement ? Transigeons. Je vous fais cadeau de la course et…

— Et je continue à pied ? » lança Loelle avec un rire nerveux.

Le petit Vassal trembla dangereusement dans sa main fine.

À l'arrière, Dan tapait avec frénésie sur le clavier de communication.

La voiture afficha sur l'écran, en gros caractères : Calme-toi, Dan. J'ai la situation en main.

En main ? pensa Dan. Façon de parler…

Il observa son père sur le panoramique. Ben ne faisait plus semblant de conduire la Kickaha. La passagère n'avait pas été dupe de ses feintes. Elle savait sans doute qu'une bonne vieille Kickaha peut aller toute seule au bout du monde.

« On continue. » dit-elle.

— « On continue jusqu'au pont. » dit Ben. « Après… Après on verra.

— C'est tout vu ! » s'exclama Loelle.

Dan étudiait la jeune femme. Il la trouvait à la fois effrayée et déterminée. En tout cas, elle avait du cran. Et elle… bon. Elle lui plaisait encore plus en aventurière qu'en docile passagère. L'idée de la remettre à la police de Bronwen pour la voir s'étioler des années en prison lui serrait le cœur. Et pourtant…

Qu'est-ce qu'on peut faire ? demanda-t-il.

— Ton père et toi ne pouvez pas grand-chose, répondit la Kickaha. Sauf déclencher une bataille incertaine. Moi, je peux lancer une bouffée de gaz dans la cabine avant. Ils s'endormiront tous les deux sans avoir le temps de dire « Ouf. » ! En théorie, c'est ce que je devrais faire. Et tout de suite. Mon programme exige naturellement que je protège mes maîtres et que je les serve de mon mieux… Mais ni Ben ni toi ne semblez vraiment menacés. Est-ce exact ? Oui. De plus, ce travail de taxi nous ennuie tous et ne nous offre aucun avenir. Enfin, il y a cette fille. Si je l'endors, il faudra la ramener, et soit la remettre à la police, soit nous occuper d'elle. Je prévois dans les deux cas quelques complications. Sentimental comme tu es… Bon, je crois que nous sommes d'accord. Au fond, je n'ai pas d'opinion bien tranchée sur la question. Comme je ne peux pas communiquer avec ton père, je te laisse décider. On gaze la demoiselle ou on l'emmène à Delahanty… avec tous les risques que comporte ce genre d'expéditions.

Dan réfléchit quelques secondes et questionna : Ces fameux lichens juvens qu'on trouve dans les forêts de Zul permettent donc de rajeunir, comme leur nom l'indique ?

— À ma connaissance, oui, répondit la voiture. D'après ce que j'ai entendu dire, leur usage régulier peut tripler la durée de vie d'un Humain et éliminer la vieillesse. Et on peut faire fortune en cueillant des lichens… si toutefois on n'est pas volé par les trafiquants ou assassiné par…

— De toute façon, ça m'intéresse, coupa Dan. On continue !

— Eh bien, on continue.

Dans la cabine avant, Ben commençait à se trémousser d'un air inquiet. Tout à coup, il se décida à appeler au secours.

« Max, aide-moi ! »

Loelle leva son pistolet.

— « Dites-lui de continuer en direction de Delahanty !

— Je ne peux rien faire. » geignit la Kickaha. « On est obligés de continuer. Mea culpa, mea maxima culpa ! »

L'acheteur, un homme de haute taille, les cheveux grisonnants et les épaules un peu voûtées, hocha la tête en souriant. Benny-Dan Cara fit signe à la Kickaha d'arrêter son récit, accompagné d'images parfaites, qu'on aurait cru prises la veille. La voiture obéit avec un certain retard, visiblement à contrecœur. Benny-Dan caressa l'élégant fuselage de la voiture, rouge vif, avec de gros points blancs qui faisaient ressembler la Kickaha à un insecte très répandu dans les forêts de Zul.

« Songez que cette aventure se passait il y a soixante-dix ans de Blune, soit environ soixante-dix-huit années standard. Elle en a des dizaines d'autres en mémoire, naturellement. Vous pouvez l'interroger.

— Je n'ai pas le temps. » dit l'acheteur. « Je prépare une expédition sur Torlvoon et… Racontez-moi brièvement la fin de cette histoire.

— Oh, la fin… la fin, c'est moi ! » s'exclama Benny-Dan. La Kickaha a conduit tout le monde à Delahanty, où elle avait quelques amis qui s'occupaient de la cueillette des lichens juvens. Ben et Dan ont décidé de rester quelques jours… puis quelques mois. Mon grand-père a épousé Loelle…

— Votre grand-père ?

— Dan, bien sûr. Et la famille tout entière, une vingtaine de personnes, s'occupe de la cueillette des lichens. Oh, nous n'avons pas fait fortune. Mais mon arrière-grand-père n'a pas pris une ride en soixante-dix ans. Quant à ma grand-mère Loelle, on lui donnerait toujours vingt ans.

L'acheteur fit une grimace d'embarras.

— « Passionnant. » dit-il. « Ce qui me retient, outre l'âge du véhicule…

— J'ai deux cent vingt-huit ans, » dit la Kickaha, « et je ne suis pas vraiment un véhicule. Je ne suis pas qu'un véhicule !

— Bien sûr, bien sûr… Ce qui me retient, c'est aussi son poids. Car j'ai un problème de transport. Nous avons loué une astronef pour l'expédition, mais nous ne trouvons pas de pilote. Nous serons peut-être obligés de renoncer à utiliser notre propre appareil. Et si nous prenons une ligne régulière, le poids de ce vé… le poids de la Kickaha sera une…

— Répétez, s'il vous plaît. » siffla vivement Maxima.

— « Eh bien nous ne trouvons pas de pilote pour l'astronef que nous avons louée et nous…

— Vous savez, j'aime les voyages. » coupa la voiture. « Si j'ai demandé à mes amis… enfin, à mes maîtres d'accepter de se séparer de moi, c'est que soixante-dix ans dans ce trou, ça commence à bien faire. Je connais Torlvoon où j'ai vécu… je veux dire passé cinq ou six ans. J'aimerais assez y retourner. Je suis donc prête à faire un effort. Et vous pouvez considérer votre problème comme résolu, mon… cher maître !

— Expliquez-vous, Max. » dit l'acheteur.

— « Benny-Dan l'ignore peut-être : je possède depuis cent quarante-cinq ans mon brevet de pilote d'astronef du quatrième degré. Donnez-moi quelques jours pour m'entraîner et je vous emmène à Torlvoon sans une seule secousse ! »

Elle afficha une copie du brevet et l'acheteur fit : « Eh, eh ! ». Il se décida une heure plus tard.

Ben, Dan, Loelle et tous leurs descendants se rassemblèrent pour les adieux à la fidèle Kickaha. Grand-ma Loelle laissa même couler une larme.

« Allons, ne pleurez pas. » fit Maxima d'une voix émue. « Nous nous reverrons sans doute, puisque vous êtes tous quasi immortels. Et moi, j'en ai bien pour trois ou quatre siècles de plus. Sans lichens ! »

Première publication

"Maxima la Kickaha"
››› les Autos sauvages (anthologie sous la responsabilité de : Christian Grenier ; France › Paris : Gallimard • Folio junior Science-Fiction • 14, mai 1985 (7 mai 1985))