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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Adieu Marilyn

Le bonheur est un état psychologique qui se réalise dans la personne. C'est là que se trouve la réalité première de toute civilisation. Les réalisations matérielles n'en sont jamais que le décor.

François de Closets

le Bonheur en plus, 1973

« Encore trois minutes. » dit l'arbitre automaster. « Je rappelle au public que cette partie du jeu de cage va opposer un groupe Di Specta à un groupe Jim Joren. Il s'agit d'une première pour la plupart des joueurs, qui sont tous des stagiaires en cours de modélisation au centre Brambilla-Hoffmann. Cette épreuve se situe à mi-parcours de la modélisation. Elle est éliminatoire.

» Les équipes sont mixtes. L'élément féminin domine chez les Di Specta, ce qui est logique puisque le grand modèle Di Specta est miss Tani Di Specta. Et l'élément masculin est majoritaire chez les Jim Joren, tributaires du docteur James van Joren… Ces deux modèles sont d'impitoyables rivaux. C'est pourquoi leurs “mimes”, comme on dit couramment, sont formés en même temps, pour pouvoir s'affronter dès les premières phases de la modélisation.

» La direction de la formation du centre Brambilla me communique la précision suivante : au niveau qu'ils ont atteint en principe, les mimes Di Specta et Jim Joren ne doivent plus souffrir du vertige. En pratique, il se peut que certains stagiaires n'aient pas encore réussi à dominer totalement leurs réflexes et leurs angoisses. Nous les verrons à l'œuvre.

» J'ajoute qu'il n'existe a priori aucune supériorité d'un modèle sur l'autre. Les Di Specta, hommes ou femmes, sont en général plus minces, plus souples, plus agiles. Les Jim Joren, hommes ou femmes, sont en général plus lourds, plus puissants et plus stables. La limite d'âge étant plus élevée chez les Jim Joren, les Di Specta sont en moyenne un peu plus jeunes.

» Comme il s'agit d'une épreuve de débutant, aucun pari ne peut être pris dans cette enceinte.

» Nous vous souhaitons un beau spectacle. »

Jaime Antgula jeta un regard vers l'océan, à sa droite, un second vers la cité qui se dressait, à sa gauche, le centre Brambilla. Il venait de passer là les deux mois les plus difficiles et les plus passionnants de sa vie. Encore deux mois et, si tout allait bien, il serait Jim Joren à plus de quarante-deux ans. De justesse, car la limite d'âge était quarante-cinq ans… Il baissa les yeux sur la cage, visible à travers les passerelles transparentes et la toile de protection, trente mètres au-dessous de lui.

Sa gorge se serra. Il eut l'impression d'avaler une boule d'air durcie qui explosa dans sa poitrine. Il avait toujours peur du vide. Mais il était capable de vaincre cette peur… du moins les moniteurs et le mimopsy l'affirmaient.

Il se força à garder les yeux ouverts et chercha du regard Cynthia Lem sur la passerelle des Di Specta. Il avait tiré la quatrième ligne en partant de sa gauche ; elle la sixième en partant de sa droite. Ils étaient donc presque en face. Elle remarqua son attention et s'étira, bras levés, poitrine tendue sous le tee jaune vif et moulant des Di Specta. Elle sourit, lui envoya un baiser, fit quelques mouvements de jambes pour mettre en valeur ses cuisses rondes, dorées, largement découvertes par une culotte ultracourte. Mais elle mourait de peur et cela se voyait. Elle était de ceux qui n'avaient pas réussi « à dominer totalement leurs réflexes et leurs angoisses », selon les termes de l'automaster. Cette partie de jeu de cage était pour elle une aventure terrifiante.

« Plus qu'une minute. » dit l'automaster.

Jaime Antgula eut un frisson dans le dos. Il ne put s'empêcher d'anticiper mentalement l'action, bien que cela fut tout à fait déconseillé par les moniteurs et le mimopsy.

Les deux équipes, séparées par une distance de trente mètres — la cage est un cube —, foncent l'une vers l'autre au signal de l'automaster. Il y a quinze pistes, une par joueur. Chacune mesure un mètre de large. Entre deux pistes, un espace d'un mètre s'ouvre sur le vide. Lancés, les joueurs des deux camps se rencontrent à proximité de la ligne médiane. La règle est simple : il faut forcer le passage en essayant en même temps de pousser l'adversaire le plus proche dans le vide. Et l'autre essaie naturellement de faire la même chose… Pour ceux qui sont précipités en bas, au fond de la cage, rien n'est perdu cependant. C'est même là que tout commence.

« Attention, Di Specta et Jim Joren ! » cria l'automaster. « Prêts pour le premier mouvement ? Dix, neuf, huit… »

Jaime se rappela les consignes des moniteurs. Au cours des deux ou trois premiers mouvements, il devait passer à tout prix pour prendre confiance en lui. Donc, ne pas chercher le contact avec l'adversaire. Ne pas le refuser non plus… Inutile de dire qu'il ne fallait pas penser au vide ! Mieux valait ne pas songer non plus à la compétition. Celle-ci ne s'engagerait vraiment qu'après trois ou quatre mouvements d'essai… Du moins, les mimopsys Jim Joren l'affirmaient. Jaime Antgula n'ignorait pas qu'on appréciait les choses de façon différente chez les Di Specta.

Ah, rappelle-toi : ne plus penser aux Di Specta avant d'en avoir descendu un, ou une, pour exorciser la peur de l'adversaire. Un ou une… une, une, une ! Il songeait avec tristesse à Cynthia Lem. C'était très dur pour elle. Cette fille s'était mise dans une situation pénible. Pour rien au monde, il n'aurait voulu être à sa place. Sauf peut-être… pour un billet d'entrée en Airmonde !

Il faillit manquer le départ. Le signal fusa… Il bondit avec plusieurs dixièmes de seconde de retard. Il avait un flanc droit très dégagé. Après sept ou huit mètres de course sur sa propre ligne, pour prendre un élan suffisant, il bondit par-dessus le vide et atterrit sur la ligne cinq devant une de ses partenaires nommée Galia, évitant de peu la collision. Il courut encore quelques mètres sur sa ligne et sauta sur la six puis sur la sept où il retomba derrière le Di Specta qui venait de passer. Il frôla de nouveau un partenaire Jim Joren et, emporté par son élan, continua sa course en diagonale. Il atteignit l'autre bord par la ligne neuf. Six Jim Joren étaient déjà là. Pour avoir l'air dans le coup, ils s'amusaient à lancer des plaisanteries sur l'“eau” : « Un peu fraîche ? Disons tiède… ». Naturellement, il n'y avait pas d'eau au sommet de la cage. Mais les professionnels nommaient ce plateau “piscine”.

Vu d'une aéronef de surveillance, le carré formé par les passerelles et les tranches d'espace nu, avec la toile de protection au-dessous, avaient un peu l'aspect d'une piscine traditionnelle. L'“eau”, c'était les pistes, l'air, l'ambiance, tout un ensemble assez indéfinissable qui devenait tangible réalité pour les joueurs… Contrairement à ce qu'avait affirmé l'automaster, trois ou quatre des trente mimes qui participaient à l'action avaient déjà pratiqué le jeu de la cage sous leur précédent modèle. Le conseil de formation passait sur ce genre de détails. Rien ne prouvait qu'ils fussent avantagés.

Passé… je suis passé. Nous sommes passés, se dit Jaime. Un seul Jim Joren manquait à l'appel. Mais… Il se rendit compte que Cynthia n'avait pas quitté sa place. Ou si peu… elle avait fait deux petits pas sur sa passerelle et se tenait là, raide et tremblante, la tête penchée, le visage dans les mains.

Jaime l'avait beaucoup aidée pendant les dernières semaines. Chaque fois que c'était possible… et même un peu plus. Aux rencontres intergroupes, dans les face-à-face et dans les relations privées… Ce n'était pas régulier et il prenait un certain risque. Maintenant, il ne pouvait plus rien pour elle. Personne ne pouvait plus la sauver. La solidarité n'était pas le trait dominant des Di Specta. Le chef de groupe, Nom Kop, avait dit : « C'est un boulet qu'on traîne ! ». Jaime avait surpris la réflexion. Deux autres avaient hoché la tête d'un air gêné mais approbateur. Les Jim Joren se soutenaient tout de même un peu plus entre eux.

Cynthia serait donc exclue de la formation. Pour diverses raisons, elle ne pourrait pas reprendre son ancien modèle. Elle deviendrait une unpatterned, sans modèle. Et comme elle avait été affectée au stage Di Specta par décision de justice, elle serait condamnée à la rééducation forcée.

Cynthia… Il avait failli prononcer son nom, l'appeler, ce qui eut été très imprudent. On devait la traiter comme une somnambule, avec d'extrêmes précautions… Déjà une minute de pause. Il lui restait deux minutes pour rejoindre sa ligne de départ. Peut-être trois si l'automaster accordait une prolongation d'arrêt, ce qu'il ferait sans doute. Trois minutes, c'était plus de temps qu'il n'en fallait, à condition de partir tout de suite et de ne pas traîner en route ! À condition de…

Jaime remarqua alors que deux ou trois Jim Joren se pressaient derrière elle, avec l'intention évidente de la bousculer pour la précipiter dans le vide. De toute façon, l'un d'entre eux allait occuper sa ligne ; elle devait dégager le terrain.

Je ne peux pas l'abandonner là ! pensa Jaime. Il oublia son propre vertige. Il bondit sur la passerelle qui était devant lui au moment précis où l'automaster jetait son nom : « Jaime Antgula, ligne numéro dix… ». Pure coïncidence. Il crocheta et vint se placer devant Cynthia, en la regardant. Tout se passait comme dans un rêve, mais en accéléré. Il ne pensait ni au vertige, ni au règlement. D'ailleurs, le règlement était sans doute muet sur les cas de ce genre. Il appelait Cynthia, lui prenait les mains, l'entraînait en reculant. Vite. De plus en plus vite. Il comptait les secondes. Il était presque sûr qu'il n'aurait pas de pénalité s'il réussissait à temps pour revenir à sa ligne et prendre le départ au signal.

Du coin de l'œil, il aperçut l'affichage horaire dans le ciel, par-dessus la tête de la jeune femme. Mais il n'osait pas lever les yeux, de peur de se désunir, de trébucher et… Le cercle lumineux portant les chiffres tourna. Il lut : 65 s.

Il tenta alors une manœuvre désespérée, dont il ne se serait jamais cru capable. Dont il ne serait sans doute jamais plus capable. Il arrêta Cynthia, passa derrière elle, puis la poussa, les deux mains sur ses épaules au lieu de la tirer par les poignets. Ils allaient nettement plus vite ; mais, pour une raison mystérieuse, le vide, sur les côtés, lui semblait beaucoup plus fascinant. Il tournait maintenant le dos à son camp. Il essaya de situer sa place. Ligne numéro dix… Mais à partir de quel côté les lignes étaient-elles numérotées ? Il n'arrivait plus à s'en souvenir. Bon… Il verrait bien la place restée libre dès qu'il se retournerait…

Attention. Un Jim Joren était tombé. Attention, Jaime Antgula, tu vas voir deux places libres et tu n'auras pas plus de quelques secondes pour choisir la bonne.

Deux ou trois Di Specta s'avancèrent enfin à la rencontre de leur coéquipière. Il était temps. Jaime leur jeta littéralement sa protégée dans les bras et se retourna. L'affichage n'indiquait plus que dix-huit secondes… Que peut faire un Jim Joren en dix-huit secondes ? Il eut un rire fou et s'élança.

Il vit les deux places libres dans son camp. L'une à la dernière ligne, sur sa droite, la première ou la quinzième selon la façon de compter. L'autre directement en face de lui… En un éclair, il se souvint : c'était la ligne de Cynthia au premier mouvement. La sixième à partir de la droite. Et si l'on comptait depuis la gauche, la neuvième… Non, la dixième. C'était bon !

À ce point de ses réflexions, il n'était plus qu'à cinq mètres de son starting block. Il prit trois secondes pour respirer, leva la tête. De nombreuses nacelles tournaient au-dessus de la piscine, dans le ciel clair. Un énorme dirigeable du contrôle climatique flottait beaucoup plus haut… Outre les reporters des media, de nombreux spectateurs payants choisissaient de suivre la partie en vue aérienne. Ceux-là étaient les connaisseurs qui se passionnaient pour le jeu lui-même. Alors que le public du sol comptait une majorité de voyeurs, venus là pour guetter les prisonniers dans la cage.

« Trois, deux, un… »

Il essaya de repérer Cynthia. Trop tard. Le vide à sa gauche l'attira un instant. À sa droite, se tenait un Jim Joren herculéen et incroyablement lent. En face, deux filles Di Specta sveltes et agiles. Il pensa : Je dois éviter à tout prix le choc dans ce mouvement… Il fila en diagonale, visant la ligne vide du camp adverse, à peu près au milieu du terrain. Tout allait toujours très vite au jeu de la cage. Passé, passé, passé… Je suis passé ! Une douleur en coup de poinçon au plexus solaire lui coupa le souffle. Il se redressa lentement et vit Cynthia qui lui faisait des signes d'amitié. De l'autre côté… Passée, passée… elle est passée !

Très calme, Jaime Antgula se prépara pour le troisième mouvement. Le Jim Joren était un modèle aux nerfs solides, en général peu sensible aux variations d'humeur. Le public lui reprochait même un excès de stabilité et de sang-froid. La demande baissait pour les modèles jugés trop fonctionnels ou trop extravertis. Les jeunes se ruaient maintenant sur les grands modèles historiques, avec une préférence pour les plus excentriques et les plus fragiles, comme le Marilyn Monroe, premier au hit parade depuis des mois. Cynthia Lem était d'ailleurs une ancienne Marilyn — ce qui ne lui avait guère réussi.

Jaime avait erré d'un modèle à un autre, en choisissant toujours ceux qui demandaient le moins de temps de formation et le moindre effort d'adaptation. C'est à quarante ans qu'il avait ressenti le besoin de se dépasser et de profiter des chances offertes à tous par la société du xxie siècle finissant. Il avait alors renoué avec ses rêves d'enfance et le désir lui était venu de vivre en Airmonde. Dix ans d'économies lui permettaient de s'offrir la modélisation Jim Joren, qui correspondait peu à son profil naturel et qui l'obligerait à se battre sauvagement pour réussir. Les Jim Joren avaient une parfaite maîtrise physique et ils ne connaissaient pas le vertige. Ainsi, les cités aériennes, où vivaient plusieurs millions de personnes — et qui passaient pour une sorte d'éden —, leur étaient largement ouvertes… La formation Jim Joren durait quatre mois. Quatre mois terribles, avec en moyenne trois heures par semaine à la salle d'opération, et un entraînement physique et mental impitoyable. Pour le prix, on vous faisait un corps neuf, impeccable. Mais on ne pouvait pas vous refaire l'âme sans votre participation !

Il avait été affecté au centre Brambilla de la E.T.A. Hoffmann, une des plus importantes sociétés européennes de modélisation. Le centre Brambilla se trouvait à Tan-Tan City, sur la côte marocaine. On y formait les Jim Joren, les Di Specta, les Djemila Mahad, les Winston Churchill et bien d'autres… Rien que des modèles haut de gamme. Aussi la “règle” — par analogie avec le terme usité autrefois dans la vie monastique — était-elle extrêmement stricte. Et Jaime s'attendait à une sanction disciplinaire pour son geste. Sanction de pure forme, pensait-il. Et comme les Jim Joren étaient à la fois sérieux et insouciants, il rejeta toute inquiétude et se prépara à l'action.

« Plus que dix secondes. Neuf. Huit… Un. Zéro ! »

Le hasard l'avait placé sur une ligne où le Di Specta d'en face manquait à l'appel. Il y avait eu pas mal de chutes au mouvement précédent. L'équipe Di Specta comptait trois vides. En revanche, il avait le soleil dans les yeux. L'envie de filer en diagonale et d'attaquer le premier adversaire qui se présenterait le tenailla une seconde ; mais il résista. Un Jim Joren se méfie des coups d'éclat et des exploits inutiles. Il suivit tranquillement sa ligne et termina sa course au petit pas, sans risque… Quand il se retourna, il vit Cynthia immobile à trois ou quatre mètres seulement de sa ligne de départ, les muscles raidis et, autant qu'il put en juger de profil à une dizaine de mètres, pâle et les yeux fermés. Les yeux fermés à cause du vide et non du soleil qu'elle avait dans le dos…

Non. Elle n'était pas tout à fait immobile. Elle avançait centimètre par centimètre, en tâtant la passerelle avec la pointe du pied. Un léger vent soulevait les vagues brunes de sa chevelure qui couvrait ses épaules et son cou d'une noire et luisante fourrure. Curieux. Il n'arrivait pas à l'imaginer en blond Marilyn… Elle était plutôt petite pour une Di Specta. Il était toujours difficile de modifier dans des proportions importantes la taille d'une personne adulte. Mais on avait commencé à renforcer son ossature et à durcir ses muscles. Sans doute avait-on aussi ovalisé son visage pour lui donner le style du modèle. De même, son caractère avait dû être renforcé — puisqu'on parle de “force de caractère” et les Di Specta n'en manquaient pas — et d'une certaine façon “ovalisé” en gommant les aspérités et en arrondissant les angles. À la fin de sa modélisation, Cynthia Lem serait devenue un être humain efficace, responsable, une compagne fidèle, une sportive accomplie et une femme heureuse… avec cette dose un peu forte d'égocentrisme qui était le trait dominant des Di Specta. Mais à mi-stage, rien n'était acquis pour elle. Et tout pouvait sombrer d'une minute à l'autre.

Jaime eut envie de se précipiter de nouveau pour l'aider. Non. Ce n'était pas la meilleure façon de la guérir du vertige. Mieux valait… Ah. Un Di Specta se décidait enfin à aller la chercher. Un magnifique Noir au corps d'Apollon qui semblait à peine poser les pieds sur la passerelle transparente. Au même moment, l'automaster annonça une prolongation d'arrêt de jeu d'une minute. Cynthia était sauvée. Pour cette fois… L'équipe Di Specta se verrait infligé une nouvelle pénalité d'un ou deux points. Elle-même aurait droit à quelques séances de rattrapage avec moniteur et mimopsy. À condition qu'elle surmonte sa défaillance au cours des prochaines phases de jeu. Dans le cas contraire, ce serait, bien sûr, l'exclusion définitive.

Jaime avala une bulle d'eau fraîche que lui tendait un soigneur et s'aperçut qu'il avait la gorge serrée. Il n'était pas encore un Jim Joren.

Poussé par un dirigeable de la météo, un gros nuage blanc passa devant le soleil. Jaime baissa les yeux et vit le fond de la cage, à trente mètres au-dessous de lui. Un creux énorme s'ouvrit en lui et il se sentit tomber. Il battit des bras et s'accrocha miraculeusement à un rêve d'enfance : Airmonde.

Tu ne vas pas lâcher maintenant, imbécile !

« Six. Cinq. Quatre… » La décision qu'il devait prendre avant le signal était sans nul doute la plus grave qui lui eût été imposée dans un laps de temps aussi court.

Cynthia avait tiré la troisième ligne. Elle n'avait pas de Jim Joren en face d'elle. Une chance extraordinaire. Jaime avait la onzième, de son côté. Autre chance. Une seule ligne les séparait, qui portait le numéro quatre du côté Jim Joren. Et la Jim Joren qui s'y trouvait marchait sur des œufs. Elle ne serait pas très gênante. Il pensa : Non, c'est trop dangereux. Pour Cynthia comme pour moi…

Et puis : Ce serait un coup superbe…

Enfin : Ne te laisse donc pas bouffer complètement par le modèle Jim Joren. Sois un peu toi-même, Jaime Antgula !

« Zéro ! » La tentation de filer vers la droite où la première ligne était libre des deux côtés fut pour Jaime presque irrésistible pendant une seconde ou deux. Mais il résista. Un Jim Joren fait toujours ce qu'il a décidé. Or, il avait pris sa décision à l'instant du signal.

Il allait tenter de rejoindre Cynthia et de la “kamikazer”, comme on disait dans le jargon du jeu de cage. Ils plongeraient ensemble. Elle vaincrait ainsi sa peur du vide et, en bas, il l'aiderait encore de son mieux.

Concentré sur son projet, il oublia complètement le vertige. Il se lança à fond dès le départ. Il lui fallait prendre le maximum d'élan. Après quelques mètres, il sauta sur la quatrième ligne. La Jim Joren un peu lourde et un peu timorée qui se trouvait sur cette piste avait déjà deux bonnes enjambées de retard. Il atterrit à l'extrême bord de la passerelle. Il courut encore trois mètres, puis revint sur la troisième, la sienne, d'un bon désordonné. Il ne voulait pas que son action eût l'air préméditée. Il feignit de perdre sa trajectoire, repassa sur la quatrième en gesticulant. Il avait encore un peu d'avance sur sa partenaire de cette ligne. Il retomba près du bord gauche, la pointe de son mocassin se posant sur l'arête de la passerelle. Par chance — une de plus —, la semelle adhérente ne glissa pas. D'un effort, il rassembla ses pieds vers l'intérieur et son élan le soutint. Il poursuivait sa course en déséquilibre avant, sautillant au bord du vide. Il connut la sensation abominable du vertige ; mais il ne se laissa pas dominer par elle.

Il sauta alors sur la cinquième ligne comme par accident, en cherchant à rattraper son équilibre. Cynthia avait parcouru deux ou trois mètres, les yeux fermés. Elle ne bougeait plus. Elle le sentit approcher, aux vibrations de la passerelle. Il eut pitié d'elle et faillit faire un nouveau crochet pour l'éviter. Trop tard. Elle souleva les paupières, poussa un cri de terreur, tenta de s'écarter. Il la heurta par le côté, saisit le bras qu'elle avait lancé pour se protéger.

Du fait qu'il ne collait pas bien à la piste, le choc le projeta au-dessus du vide. Il eut peur de s'écraser contre le rebord de la sixième piste. Tenant toujours le bras de Cynthia, il donna d'instinct un coup de rein en arrière. Son épaule droite s'écrasa contre le rebord de la cinquième piste. Il lâcha Cynthia, coula dans le vide, tandis que la jeune femme piquait derrière lui, avec une demi-seconde de retard.

Il respira. Une forte douleur lui perça le dos. Cynthia cria quelque chose qu'il n'entendit pas. La chute lui frisa le cœur et lui donna l'impression d'avoir la peau retournée. Mais passé l'instant du saut, ce n'était pas désagréable. Et il se balançait déjà dans la toile de protection.

Beaucoup de modèles disponibles sur le marché, à des coûts divers, possédaient des aptitudes physiques nombreuses et d'un très bon niveau. Ils avaient aussi de l'allant, de l'énergie, un certain goût du risque. Ainsi les jeux d'action s'étaient répandus dans le monde entier de façon prodigieuse, réduisant la part des jeux immobiles : jeux électroniques et jeux de rôles miniatures. Grâce à l'apport des technologies, ils avaient également supplanté les sports traditionnels, considérés comme ennuyeux et relégués au rang d'exercices préparatoires. En fin de compte, ils avaient pris une place essentielle dans la vie de la cité, qu'ils avaient rendue plus animée, plus intense.

En outre, beaucoup de gens, modélisés en haut de gamme, choisissaient une existence considérée comme exaltante, en des lieux réputés dangereux : hautes montagnes, fonds marins, cités aériennes, stations spatiales. N'importe qui ou presque pouvait, s'il en avait vraiment envie, devenir alpiniste ou plongeur, ou l'un et l'autre, pratiquer le vol libre ou travailler dans l'espace. Ainsi, chacun pouvait figurer parmi les meilleurs, sur le plan physique et le plan mental, suivant ses propres critères ou ceux de la société… Mais certains jugeaient cela puéril. Après une ère d'activité fiévreuse, explosive, beaucoup de gens aspiraient à plus d'intériorité ou plus de laisser-aller. Le modèle Marilyn Monroe, qui attirait maintenant autant d'hommes que de femmes, montait vers les sommets de la réussite commerciale, tandis que le Jim Joren et le Fedor Iourev, pour n'en citer que deux, subissaient une désaffection très grave et peut-être irréversible.

Jaime se faisait ces réflexions, sur une tonalité douce-amère, en s'accrochant aux suspentes d'un parachute arachnéen. Ces longs fils de colle sèche s'attachaient à son corps ou s'enroulaient autour de ses membres, s'étiraient et se cassaient les uns après les autres avec un bruit mou, le laissant glisser en douceur vers la cage.

Il entendit Cynthia dégringoler au-dessus de lui dans un vif craquement de toile déchirée ; mais il ne la vit pas car il avait plaqué ses paumes sur son visage pour protéger ses yeux et d'épais filaments s'agrippaient à sa peau, fixant ses doigts à ses sourcils. Ils atterrirent ensemble sur l'extrados d'une voilure qui se fendilla lentement. Plus haut, la toile se reconstituait déjà, tissant et serrant ses mailles, prête à recevoir le prochain Icare.

« Aïe ! Aïe ! mes cheveux ! » geignit Cynthia.

— « Tu n'as qu'à les faire couper à la Di Specta. » dit Jaime. « Tant pis pour Marilyn ! »

Du moins, c'est ce qu'il essaya de dire. Mais le bâillon adhérent qui fermait ses lèvres transforma la phrase en gargouillis. Cynthia parut toutefois le comprendre. Elle avait la chevelure prise, mais la bouche libre ; elle répondit vivement, presque vertement : « Je ne suis pas une Di Specta. Et je ne le serai jamais ! »

Elle avait crié pour se faire entendre, dans le courant d'air de la soufflerie qui grondait. Cette ventilation avait un triple but : chasser l'odeur acide qui émanait de la toile, gonfler les voilures pour mieux freiner la chute des joueurs qui tombaient, évaporer la colle pour que les filaments qui adhéraient à la peau et aux vêtements des parachutés se détachent avec plus de facilité… Jaime se débarrassa des morceaux de toile qui lui tiraient le nez, les joues, la bouche ; il cracha et dit, en criant aussi : « Tu as sauté le pas. Tu es une Di Specta.

— Merci de m'avoir aidée. Mais je suis à bout. Je ne remonterai pas.

— Le vertige, c'est fini. Tu ne l'auras plus. On remontera ensemble.

— On n'a pas le droit. On est adversaires. Moi, ça m'est égal : je suis exclue d'avance. Mais pour toi… »

Le cou tordu, elle libéra ses cheveux, s'ébroua, sourit. Il lui prit la main pour l'entraîner au bloc bains-soins, situé sous le plancher de la cage. Ils avaient la peau irritée et le corps parcouru de démangeaisons. Ils prirent une douche d'air sans se déshabiller. Les Di Specta portaient un tee jaune sans manches, une culotte de même couleur. Longs et flottants, moins uniformes, les vêtements des Jim Joren correspondaient à une image de marque très différente.

« Ce n'est pas que j'aie tellement le vertige, » expliqua Cynthia qui commençait à retrouver son calme, « mais tu sais que j'ai essayé deux fois de me suicider en me jetant dans le vide. Une fois quand j'étais Minnie Malone et une fois quand j'étais Marilyn Monroe. La dernière fois, j'ai sauté d'une terrasse de l'hôtel Lion, au Caire. J'ai sauté pour de bon… et j'ai commencé à tomber. Oh, ç'a été abominable !

» Je ne voulais plus mourir. Je ne voulais plus tomber… Ma chute a duré une ou deux secondes, Dieu sait. Quand je la vivais, ça semblait une éternité. J'ai eu tout le temps de voir le sol se rapprocher. Je haïssais Marilyn de m'avoir fait ça… et je l'aimais désespérément. Et maintenant, c'est toujours pareil, je ne suis pas encore détachée de mon ancien modèle. Je… »

Elle se tut et se cacha le visage dans les mains, comme elle l'avait fait plusieurs fois sur la passerelle. Jaime serra les dents. Il avait très mal au cou, au dos et à l'épaule droite, à la suite du choc contre le bord de la piste. De plus, un filament de toile un peu trop solide lui avait labouré les côtes. En d'autres circonstances, il aurait appelé un soigneur. Mais il voulait d'abord s'occuper de Cynthia. Il sentait que le destin de la jeune femme allait se jouer dans les prochaines minutes. Il devait à tout prix l'aider à remonter et… grâce à Dieu, le modèle Jim Joren supportait bien la douleur. Elle ôta soudain les mains de devant son visage et le regarda. Ses yeux bleu nuit brillaient d'un éclat très doux, complice et presque tendre. Il lui prit de nouveau la main. Elle baissa la tête et s'éloigna de lui.

« Alors, j'ai eu cette chance incroyable… si c'était bien une chance. Un client de l'hôtel qui faisait du vol libre m'a rattrapée en pleine chute et m'a sauvée. C'était un des hommes volants les plus célèbres du monde… Et un modèle Robin Hood en prime. Les reporters ont bondi sur le scoop. Je me serais bien passé de cette publicité. La justice a été obligée de s'occuper de mon cas. Tentative de suicide dans un lieu public. J'encourais une peine sévère. En plus, la société Marilyn Monroe et la direction de l'hôtel ont porté plainte.

» Je n'ai eu qu'une petite condamnation, justement parce que j'avais un modèle réputé fragile. Et on m'a obligée à en changer tout de suite et à choisir un modèle dur. En fait, je n'ai pas eu le choix. Il y avait une place disponible à la Hoffmann pour le stage Di Specta. Et me voilà… Ma formation est payée par le Fonds des Nations Unies pour le Bien-être universel. Maintenant, ils vont me virer. Je serai exclue, sans modèle, et il faudra que je rembourse le Fonds. Je n'aurai plus qu'à recommencer le grand saut et à ne pas le manquer ! »

Elle était de moins en moins Di Specta et plus en plus Marilyn Monroe. Jaime se sentait fondre de tendresse. Au fond, le Jim Joren était un modèle sentimental. C'était même la grosse différence avec le Di Specta.

— « Pourquoi veux-tu qu'ils te virent ? Ce n'est pas leur intérêt. Tu vas finir tranquillement cette partie de cage et après, tout ira mieux. Je te le jure !

— Tu es gentil. Dommage que tu ne sois pas Di Specta. Tu serais peut-être notre chef de groupe. Mais si tu étais un Di Specta, tu serais un égoïste heureux et tu ne t'occuperais pas de moi. Notre chef, Nom Kop, est parfait dans le rôle. Il ne peut pas me voir. Il dit que je suis un boulet pour tous et il s'est promis d'avoir ma peau. Façon de parler : il veut que je sois exclue ou que j'aie un accident…

— Viens. » dit Jaime en la tirant par le poignet avec la douce fermeté Jim Joren. « On remonte à la piscine. Tu continues la partie et tu fais une adorable Marilyn Di Specta… rien que pour narguer Nom Kop. »

Elle eut un petit rire et le suivit sans résister. Il pensa qu'il avait gagné la première manche.

Ils passèrent à la surface. Rejoindre la piscine pour rentrer dans le jeu était plus facile à dire qu'à faire, naturellement. Avant d'être libéré de la cage, il fallait répondre aux questions du robot-sphinx ou être choisi par les juges de beauté. Les deux filières étaient ouvertes aux hommes et aux femmes. Par atavisme ou pour n'importe quelle raison, les femmes choisissaient en moyenne un peu plus souvent de jouer sur leur beauté et les hommes sur leur intelligence. Mais tout dépendait des modèles en cause. Dans le match Di Specta contre Jim Joren, les premiers étaient doublement avantagés. Hommes et femmes, ils étaient en moyenne un peu plus beaux… et un peu plus doués.

De nombreux spectateurs assis sur des sièges surélevés et confortables observaient les prisonniers à travers les parois transparentes de la cage. Certains utilisaient même des sièges mobiles qui leur permettaient de circuler tout autour et de ne rien manquer du spectacle. Ils avaient payé assez cher. Il est juste de préciser que le prix des places aidait à payer la modélisation des stagiaires.

Cynthia pressa la main de Jaime.

« En face d'un sphinx, je perds tous mes moyens !

— Moi aussi. » avoua-t-il.

Moi aussi ? Il se demanda si c'était vrai. Dans les relations sociales, les Jim Joren étaient toujours conciliants et modestes, presque à l'excès.

Quatre autres prisonniers se trouvaient dans la cage. Un Di Specta, jeune apollon à la peau brune et au crâne rasé, avait choisi d'exposer son anatomie au juge de beauté et, du même coup, au public. Il avait d'ailleurs toutes les chances de ne pas moisir au fond de la cage. Une Di Specta et deux Jim Joren faisaient face aux sphinx, tous également hideux et sentencieux ! Les Di Specta plongeaient plus souvent que les Jim Joren mais remontaient plus vite. Un quatrième robot, le dernier disponible, s'avança à la rencontre des nouveaux venus. C'était une sorte de crapaud en plastique et inox, glissant sur un coussin d'air. Il agitait trois yeux pédonculés et d'autres senseurs devant l'écran qui lui servait de figure. Il fit « Bonjour, » d'une voix caverneuse, « qui veut une question ? ». Cynthia prit la pose devant lui, un instant, le bras gauche levé, la main au-dessus de la tête, deux doigts pointés vers le sol. Son autre main jouait sur sa hanche, mimant une invite érotique. Puis elle esquissa un pas de danse, tourna le dos au sphinx d'un mouvement gracieux et s'enfuit en criant à Jaime : « Je te laisse ! ».

Jaime la rejoignit d'un bon, lui saisit le poignet. Elle était complètement Monroe. Il avait envie de la serrer dans ses bras et de l'emporter bien loin de là pour faire l'amour avec elle sur la place de Tan-Tan City… L'attirance des Jim Joren pour les Marilyn Monroe était bien connue. Les hommes Monroe se laissaient de même séduire volontiers par les filles Jim Joren.

Mais Jaime s'étonnait de la régression subie par Cynthia. Après deux mois de modélisation, elle aurait dû, à défaut d'être une Di Specta, avoir perdu la plupart des caractères Monroe. Les gens de la E.T.A. Hoffmann connaissaient leur métier. Comment avaient-ils pu faire une erreur pareille ? À moins que Cynthia n'eût une résistance hors du commun… une résistance inexplicable.

Il luta contre l'envie de s'agenouiller devant elle pour la supplier.

— « Cynthia, il faut trouver en toi des raisons de te battre et de réussir. C'est ça la vie. Tu sais pourquoi je suis ici ? À cause d'un rêve d'enfance. À dix ans, je voulais aller vivre quelque part en Airmonde, au milieu des nuages, voir la Terre tout en bas. Mais j'avais le vertige et… »

Cynthia fit un geste moqueur vers le sphinx qui les avait suivis et dit à Jaime, sur un ton amer : « Je croyais que tu avais choisi le Jim Joren à cause de la similitude des prénoms ! ».

Il éclata de rire.

— « C'est peut-être un peu pour ça aussi. C'était comme un lien de parenté. Bon, maintenant, j'ai presque dominé le vertige. Chaque fois que c'était dur… trop dur, je pensais à Airmonde, à mon rêve, et ça me permettait de tenir. Je crois que j'ai fait un peu plus que la moitié du parcours. Et je sais que j'irai là-haut un jour. »

Brillants de larmes, les yeux de la jeune femme semblaient tout à coup presque verts.

— « C'est à mourir de rire. » fit-elle. « Mon rêve d'adolescente, c'était de devenir grand modèle. Tu vois comme c'est parti. »

Bon Dieu ! pensa Jaime. Je ne suis pas mimopsy mais c'est peut-être la clef !

Il lui prit les deux poignets et la força à se tourner vers lui.

— « On tient quelque chose. Ce désir de ta prime jeunesse est toujours en toi. Mais tu l'as chassé de ta conscience. Il s'est enfoui et tous tes ennuis viennent peut-être de là. C'est parce que tu as toujours, au fond de toi, envie d'être modèle, que tu supportes mal la modélisation. Ces imbéciles ne l'ont pas compris. Ou ils n'ont pas voulu le comprendre.

» Écoute ! Il ne faut pas renoncer. Tu dois devenir modèle. C'est le but qu'il faut te fixer pour que ton inconscient arrête de te tirer en arrière. Tu dois devenir Di Specta. Et après, tu t'occuperas de dépasser le Di Specta en puisant dans ton côté Marilyn Monroe… ou non, même pas. En puisant en toi-même. Simplement en toi… Et quand tu seras de retour sur la passerelle, au lieu de penser à ton suicide manqué, à la chute, essaie de te voir en modèle Cynthia Lem ! »

Elle fermait les yeux et l'écoutait avec une attention reconnaissante et désabusée.

— « Je n'y crois pas. » dit-elle. « Mais je… j'ai envie de te faire plaisir. Alors, je vais essayer. »

Elle ouvrit les yeux et ils échangèrent un regard un peu plus qu'amical. Comme s'ils s'engageaient dans un pacte secret.

Un signal musical annonça qu'un prisonnier était libéré. Une voix aux inflexions chaudes prononça un nom et l'apollon au crâne rasé s'en alla vers la porte, nonchalant et souverain. Jaime envia une seconde le style Di Specta. Il aurait pu l'acquérir s'il s'y était pris quatre ou cinq ans plus tôt. Trop tard maintenant. Il resterait jusqu'à la fin de sa vie un lourdaud de Jim Joren.

Trois nouveaux prisonniers tombèrent à travers la toile. Deux Di Specta et un Jim Joren. La proportion habituelle était respectée.

« Qu'est-ce qu'on choisit ? » demanda Cynthia. « Toi, le sphinx ? Et moi… » Elle s'aperçut qu'il transpirait à grosses gouttes. « Tu as trop chaud ? »

Il fit un geste vague, montrant son épaule blessée. À certains moments, il se retenait pour ne pas hurler de douleur.

Comme ils étaient silencieux, le robot-sphinx se rapprocha et proposa sur un ton plein d'espoir : « Une petite question ? ».

Cynthia grimaça un refus. Elle était sans nul doute assez fine pour affronter les énigmes du robot. Mais son extrême nervosité la rendait incapable de se concentrer. Elle était loin du sang-froid un peu méprisant des Di Specta.

Elle n'a qu'à se déshabiller pour tenter sa chance devant les juges de beauté ! pensa Jaime.

Si elle ne possédait pas encore la maîtrise nerveuse de son modèle, elle en avait heureusement la plastique. Outre le charme Monroe… Elle plairait sans doute aux juges de beauté et au public, dont les applaudissements jouaient un certain rôle dans le choix des juges.

Ni les Di Specta, ni les Monroe ne répugnaient en général à s'exhiber. Mais Cynthia ne se décidait pas à se mettre nue. Et le temps passait.

Curieux, se dit Jaime. Qu'est-ce qui l'arrête ?

— « Qu'est-ce qui t'arrête ? » demanda-t-il. « Tu es la plus belle Di Specta que j'aie jamais vue ! »

Elle prit un air boudeur très Marilyn.

— « Ces cicatrices sont horribles ! » fit-elle. « J'en ai partout. À la poitrine, au ventre, aux hanches, sur les cuisses… J'en ai plus que les autres, je crois. C'est… J'ai l'impression d'être une grande malade. Je suis affreuse. Je me dégoûte ! »

Jaime posa un doigt entre ses seins.

— « Les juges et le public savent bien qu'on nous charcute beaucoup pour nous modéliser. Toutes les cicatrices seront effacées avant la fin du stage. J'en ai des tas aussi. Tiens, regarde ! » Il commença à ôter son blouson. « Je vais tenter ma chance, moi qui ne suis qu'un vilain Jim Joren. Tu ne me laisses pas tomber, hein ? »

Elle pouffa et arracha en un clin d'œil sa pelure dorée.

Elle se retourna pour lui envoyer un baiser. Elle avait été choisie par les juges de beauté en moins de cinq minutes.

« Bonne chance ! » cria-t-il.

Il se rhabilla et appela un robot-sphinx.

Celui-ci posait trois questions et parfois une question de repêchage. Le prisonnier devait répondre à une au moins. En cas d'échec, il devait attendre dix minutes et se présenter à un autre sphinx. Jaime ne savait pas que l'argali était une sorte de mouflon d'Asie (espèce en voie de disparition). Il ignorait la date de naissance d'Einstein. Mais il put citer un ouvrage d'Érasme, Éloge de la folie.

Il rejoignit à son tour la piscine. Il avait manqué huit ou neuf mouvements sur les trente de la partie, qui durait entre deux heures et deux heures trente. Il avait dû faire soigner son épaule. Mais il souffrait encore. On approchait de la mi-temps et le décompte des points donnait un léger avantage aux Di Specta, partis plus vite. À chaque mouvement, chaque joueur “passé” marquait un point. Une pénalité était infligée à ceux qui traversaient en retard. Les chutes n'étaient pas pénalisées ; mais la quatrième chute entraînait l'élimination. À la fin de la partie, un joueur en piste valait quatre points, un joueur en cage zéro…

Jaime fut accueilli avec sympathie par son équipe. Les Jim Joren étaient chaleureux et bons camarades. Par contre, l'entraîneur Meoi, qui était un Glaub exigeant et minutieux, profita d'un arrêt de jeu pour l'admonester : « Attention, Jaime Antgula, je demande ton exclusion à la prochaine facétie. Exclusion de la partie… ou du stage ! ».

Cynthia se comportait de façon très naturelle. Et même avec un certain brio. Il lui adressa plusieurs signes de connivence et d'encouragement. Elle fit semblant de ne pas le voir. Dans notre intérêt à tous les deux… Elle avait dû recevoir elle aussi des observations sévères de son entraîneur et surtout de son chef de groupe, Nom Kop, qui la surveillait avec une attention toute particulière.

Jaime examina le personnage. Grand, même pour un Di Specta, la peau foncée mais les cheveux blonds, toutes les qualités physiques d'un modèle réputé. Rien de plus, rien de moins… Si, pourtant… Quelque chose de mou, d'avachi dans l'allure. Paradoxal pour un Di Specta, mais lui non plus n'avait pas encore fini sa modélisation. Jaime le prit en point de mire au cours des mouvements suivants.

Après le vingt-troisième mouvement, la pause fut prolongée de trois minutes. Les joueurs, presque tous marqués par la fatigue, levaient sournoisement la tête vers l'affiche horaire. Bientôt deux heures. On ne finirait sans doute pas les trente mouvements. Une Di Specta — qui n'était pas Cynthia — venait d'être éliminée après quatre chutes. Il y avait huit ou neuf prisonniers dans la cage. Deux Jim Joren — outre Jaime — étaient blessés. Les soigneurs distribuèrent des bulles d'eau vitaminée. Jaime ne put croiser le regard de Cynthia. Il préférait ne pas penser à ce qu'il allait tenter. C'était inutile et absurde, mais il en avait une envie folle, pour se prouver qu'il existait, qu'il avait encore une personnalité à lui — et pas seulement celle d'un gentil mouton Jim Joren.

« … Quatre. Trois. Deux… »

Survolté, il s'élança, les deux poings serrés et joints devant son visage, avec l'âme d'un bélier de siège se préparant à défoncer la porte d'un château fort. Il tourna la tête à droite, juste pour voir Nom Kop filer en diagonale dans l'autre sens. Il se lança à sa poursuite, coupant deux pistes presque à angle droit, à la limite de la faute. Nom Kop perdit encore du terrain, s'arrêtant deux ou trois secondes pour feinter un adversaire.

Jaime, dans sa course, renversa un Di Specta sans l'avoir voulu, ce qui était un comble. Il envoya cet adversaire imprévu droit au fond de la cage. Coupant toujours par le travers, il rattrapa Nom Kop qui allait atteindre la ligne des trois quarts ou ligne de sécurité. Il frôlait de nouveau la faute. De plus, il sentait qu'il ne réussirait plus à redresser sa trajectoire pour rejoindre la ligne d'arrivée. Il ne lui restait qu'une sortie honorable : kamikazer le chef de groupe Di Specta. Avec le risque d'aller encore une fois s'écraser contre la passerelle suivante…

Il parvint à déséquilibrer Nom Kop par un mouvement tournoyant qui les projeta ensemble dans le vide et leur fit éviter l'obstacle. Pas tout à fait quand même. Jaime se cogna la tête, s'assommant à moitié. En même temps, sans s'en apercevoir, il coinça le bras de Kop contre le bord de la passerelle. Il reprit conscience en arrivant en bas. Il se releva péniblement. Nom Kop s'avança vers lui, menaçant, son beau visage décomposé par la douleur et la fureur.

« Salaud, tu m'as cassé le bras ! »

Fracture du poignet. Nom Kop ne put reprendre sa place pour la fin de la partie. L'entraîneur des Di Specta obtint l'exclusion de Jaime Antgula.

Les Jim Joren l'emportèrent finalement avec deux points d'avance. Les Di Specta déposèrent une réclamation devant l'arbitre, puis à la Convention du Jeu de Cage arguant que le résultat aurait été inversé sans la faute de Jaime Antgula sur Nom Kop. Meoi, l'entraîneur des Jim Joren, répondit que l'aide apportée par le même J. Antgula à une Di Specta nommée C. Lem compensait largement le tort causé plus tard à l'équipe Di Specta. Mais Cynthia fut ainsi impliquée dans l'affaire.

Le film du match apporta la preuve d'une complicité illégale entre Jaime et Cynthia. À la suite de quoi, la société Hoffmann porta plainte pour “entrave à modélisation”. C'était un délit grave. La plainte visait Jaime, en mentionnant la complicité de Cynthia. L'affaire prenait des proportions tout à fait inattendues.

Jaime consulta un avocat, un Jonathan Swift cynique et misogyne, qui lui déclara que le seul moyen de s'en sortir était de charger à fond Cynthia.

« Mon pauvre vieux, vous êtes tombé sur une sale petite Monroe qui vous a allumé et qui s'est servi de vous pour régler ses comptes avec un chef de groupe qui… »

Jaime Antgula ne voulut pas en entendre davantage. Parce qu'il était lui-même et parce qu'il était un Jim Joren, il décida de prendre au contraire toute la faute sur lui.

Il fut exclu de la formation et ne put revoir Cynthia. Son rêve d'aller vivre en Airmonde avait désormais bien peu de chances de se réaliser. Il comparut devant un vieux juge au regard triste, qui avait été un modèle en renom et gardait à plus de cent ans très belle allure. Le juge s'adressa à lui avec une sévérité étudiée. Les procès de modélisation attiraient toujours un large public.

« Dans une société où tout est possible, où chacun peut s'accomplir librement avec un peu d'effort, la justice doit être extrêmement sévère. Elle le sera donc pour vous, Jaime Antgula. Entrave à modélisation… C'est un délit très grave. Plaidez-vous coupable ? »

Jaime aurait pu démontrer qu'il n'avait pas entravé la modélisation de Cynthia Lem. Bien au contraire, il avait aidé la jeune femme à passer un cap difficile : elle continuait grâce à lui sa formation Di Specta. Mais toutes les explications qu'il aurait pu donner eussent été très gênantes pour Cynthia. De plus, il aurait dû mettre en cause les mimopsys de la société E.T.A. Hoffmann ; il n'y aurait rien gagné… et Cynthia aurait tout perdu.

— « Je plaide coupable, Votre Honneur. » dit-il.

— « C'est une attitude digne. Il est dommage que vous ne puissiez devenir un Jim Joren. Plaidez-vous les circonstances atténuantes ? »

Les circonstances atténuantes existaient et le juge les connaissait. Mais on ne pouvait les invoquer sans exposer le cas de Cynthia. Devant le refus de Jaime, l'avocat Jonathan Swift avait renoncé à plaider.

— « Pas de circonstances atténuantes, Votre Honneur.

— Dans ce cas, » décida le juge, « le tribunal met hors de cause miss Cynthia Lem ! » Et il observa l'accusé avec une certaine sympathie, l'air de dire : « C'est ce que vous vouliez, n'est-ce pas ? ».

Jaime hocha la tête. Cynthia gardait toutes ses chances : c'est ce qu'il voulait.

L'accusé et le public purent croire un instant que le juge prononcerait une sanction de pure forme. Il n'en fut rien. Jaime s'entendit condamner à une peine de deux ans d'exclusion sociale. Il pouvait opter pour l'exil dans une île de bannis ou être proscrit sur place, n'importe où, sans avoir droit à aucune aide ni à aucun abri. Il lui serait interdit même de dormir sous un toit, sauf en cas de maladie grave. C'était la prison inversée. Il pourrait chercher une grotte ou se construire une cabane dans les bois, seul ou en compagnie des autres bannis de la région.

Le juge précisa qu'il s'agissait d'une épreuve. Avec de la volonté et du courage, le condamné en sortirait meilleur et plus fort, apte sans aucun doute à une nouvelle modélisation. Jaime s'inclina de bonne grâce. L'épreuve arrivait sans doute un peu trop tard dans sa vie. Mais son côté Jim Joren l'incitait à tirer parti de toutes les circonstances. Jim Joren, il ne le serait donc jamais tout à fait.

Son bannissement lui donnerait l'occasion de devenir lui-même, Jaime Antgula. C'était un but noble, une grande aventure.

Mais il échoua.

Les conditions de vie des bannis, sans être extrêmement cruelles, exigeaient une lutte permanente et épuisante pour survivre en bon état. Proscrits et exilés étaient privés aux neuf dixièmes des ressources de la société. La plupart, loin de tirer le moindre avantage de cette épreuve, régressaient tant au plan physique qu'au plan moral. Enfin, Jaime Antgula découvrit qu“être soi-même” ne signifiait rien, à moins peut-être d'avoir une vocation de modèle, ce qui n'était pas son cas.

Il obtint une remise de peine et son bannissement s'acheva après vingt mois. Il était alors sans modèle et n'avait donc pas la possibilité d'exercer une activité régulière. Il lui fallait choisir un métier sans statut, un “petit métier” comme il en existait heureusement beaucoup. Il se fit vendeur itinérant de fruits et légumes pour un centre biomaraîcher de la côte marocaine.

Il eut assez vite les moyens de s'offrir une nouvelle modélisation. Le haut de gamme lui était inaccessible pour des raisons de coût et de limite d'âge. Il bornait désormais ses rêves à un modèle simple et heureux. Mais il ne se décidait pas.

Il avait toujours suivi — de loin — la brillante carrière de la Di Specta Cynthia Lem. La jeune femme vivait maintenant dans une cité aérienne élevée et aventureuse, Apollonia. Il se disait souvent : C'est à cause de moi qu'elle a choisi Airmonde. À cause de mon rêve d'enfance… Lorsqu'elle fut elle-même agréée comme modèle, il tenta de l'appeler pour la féliciter ; mais il ne put la joindre. Il supposa qu'elle préférait oublier les mauvais moments de son passé : c'était un trait Di Specta qu'elle avait dû garder… Il n'en conçut aucune amertume. Personne n'est responsable du caractère de son modèle.

Il se trompait au sujet de la jeune femme. Elle se manifesta bientôt et lui donna rendez-vous à Tanger, dans un centre de la société de modélisation Hissune, nouvelle rivale de la E.T.A. Hoffmann. Jaime n'appréciait qu'à moitié ce genre d'endroits ; mais le rendez-vous était pour lui une grande joie. La seconde rencontre entre Cynthia Lem et Jaime Antgula eut lieu un peu moins de cinq ans après la première.

Il la trouva un peu changée, à la fois Monroe et Di Specta, plus quelque chose d'indéfinissable et secret… En outre, elle avait grandi. Il lui en fit la remarque.

« Quatre centimètres et deux millimètres. » dit-elle en se rengorgeant. « Mais ç'a été incroyablement dur. Toi, par contre, tu me parais en très mauvaise condition physique ! »

Il en convint.

— « Même le vertige m'est revenu. Je peux à peine grimper sur un palmier dattier ! »

Cynthia parla alors du Cynthia Lem, le modèle haut de gamme qu'elle incarnait maintenant. Il avait toutes les qualités et aptitudes du Di Specta et il était tellement plus émotionnel et chaleureux… La Hissune, société jeune et dynamique, se chargeait de la modélisation, au sol et en Airmonde. Il aurait fallu deux ou trois fois plus de stages de formation pour répondre à la demande.

Cynthia disposait de quelques places d'“intérêt scientifique”, donc gratuites, pour ses amis. Elle pouvait même accorder certaines dérogations, notamment pour la limite d'âge de quarante-cinq ans.

Jaime écoutait en souriant.

— « Eh bien, » dit-elle pour conclure, « voici ma proposition… Je suppose que tu l'attendais depuis un moment ! Veux-tu devenir un Cynthia Lem d'Apollonia ? »

Jaime se permit de méditer un peu longuement. Il avait attendu des années.

Sa chère Cynthia ne l'avait pas oublié. Elle était venue payer sa dette. C'était inespéré, merveilleux. Au nom d'une société à l'apogée de son humanisme, elle lui offrait le bonheur, le paradis sur terre… ou plutôt en l'air ! Sinon le bonheur, du moins ce qui s'en rapprochait le plus en ce monde.

Il en défaillait de joie. Il aimait Cynthia. Il l'avait aimée. Il l'aimait encore d'une certaine façon plus lointaine. Mais il l'avait perdue, cinq ans plus tôt. Au vingt-quatrième mouvement d'une partie de jeu de cage, il avait commis une faute, en kamikazant le Di Specta Nom Kop. Il l'avait commise par amour pour Cynthia, bêtement. Rien, sauf le voyage dans le temps, ne pouvait plus changer cela. L'homme n'avait pas encore inventé le voyage dans le temps.

Il songea que la meilleure société imaginable était celle qui offrait le bonheur à ses enfants, tout en leur permettant de le refuser.

— « Non. » dit-il.

Première publication

"Adieu Marilyn"
››› Utopies 85 (anthologie sous la responsabilité de : Philippe Curval & Michel Jeury ; France › Paris : Robert Laffont • Ailleurs et demain, 1985, non paru). Sommaire définitif refusé par Gérard Klein
››› inédit sur papier mis en ligne par Quarante-Deux en janvier 2007