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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury l'Île…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

l'Île bleue

synopsis

La nuit est calme. Boris et Claire dorment dans une chambre de leur petite bergerie. Des coups violents frappés à la porte de la maison les réveillent brusquement.

Le chien aboie. Boris et Claire se regardent.

« Encore ! » dit la jeune femme.

— « Ce sont eux… » dit Boris à mi-voix.

— « N'y va pas !

— Il faut que je les voie.

— Alors, prends une arme.

— Non, non… Ils ne me veulent pas de mal. Ils viennent seulement me chercher !

— Oh, Boris… »

Claire n'essaie plus de le retenir. Elle se cache la tête dans les bras.

Boris se lève, s'habille sommairement. Il a des gestes raides de somnambule. Il sort. Les coups à la porte redoublent d'intensité. Le chien aboie avec rage. On entend bêler un mouton.

Claire se lève aussi. Elle paraît très effrayée. Elle passe dans la cuisine et décroche le fusil de chasse. Elle essaie fébrilement, et avec maladresse, de le charger.

Boris va voir les moutons puis traverse une pièce aménagée en atelier de peintre : son atelier. Il va et vient, hésite.

Les coups sont plus faibles mais retentissent maintenant des deux côtés de la maison. Boris s'arrête devant une grande toile non figurative, qui représente une île bleue au milieu d'une mer très blanche. Il murmure plusieurs fois ce mot : « Symphonia… ».

Il s'approche d'une porte. Les coups deviennent presque imperceptibles. Il tire le verrou, ouvre très lentement. Rien ni personne. Il se trouve devant le vide. Il sort. Il est rejoint par le chien qui s'élance sur une piste. Il le suit, machinalement.

Puis une lumière bleue apparaît dans la nuit. D'abord faible puis plus intense. Boris change de direction et se précipite vers la lumière. Mais elle semble reculer à mesure qu'il s'avance vers elle.

Claire est sortie aussi, en chemise de nuit. Elle fait quelques pas autour de la bergerie. Elle croit apercevoir dans l'obscurité une silhouette d'homme s'esquivant. Elle tire deux coups de fusil en l'air.

L'homme disparaît. Au même moment, un peu plus loin, la lumière bleue s'éteint. Boris paraît subir comme un second réveil. Dégrisé, il revient à la bergerie en titubant.

Rentré dans la salle commune, il s'approche d'un des nombreux miroirs accrochés aux murs et il se regarde longuement. Son visage lui paraît étrangement déformé.

Claire le rejoint. Ils boivent, mais évitent de parler.

Plus tard, la même nuit, Boris a sombré dans un sommeil très lourd. La maison est silencieuse, mais Claire ne peut dormir. Elle se lève, marche à travers les pièces en s'éclairant d'une lampe électrique. Elle se regarde dans chacun des miroirs qu'elle trouve. Et il y en a beaucoup dans la bergerie de N. Puis elle revient dans la chambre et se recouche.

Boris se soulève sur un coude et murmure dans son sommeil : « Isa… Isa… ».

Claire se penche vers lui et dit à voix basse : « Parle-moi d'Isa ! »

Boris prononce alors, lentement, d'une voix ensommeillée : « Je ne peux pas m'approcher d'elle le jour. Il y a ce contrôleur qui la surveille, Oswald… Et je crois qu'il m'a remarqué. J'ai peur… » Il ouvre les yeux. « J'ai parlé ?

— Rien d'important. Tu as dit : “un contrôleur nommé Oswald”. Et puis je ne sais quoi. Chéri, je voudrais tant que tu sortes de ce cauchemar… »

Boris se réveille tout à fait et se dresse. « Ce n'est pas un cauchemar. C'est la réalité… dans l'avenir.

— Je ne te crois pas. Ce monde n'existe que dans ta tête…

— Et les lumières bleues ? Et les coups aux portes ? C'est la quatrième fois qu'on les entend, hein ? Est-ce que ça se passe dans ma tête ?

— Je n'ai jamais vu les lumières bleues. Les coups aux portes, c'est autre chose.

— Alors, pourquoi as-tu tiré, si tu crois que ça se passe dans ma tête ?

— Il y avait quelqu'un… un homme. J'ai cru reconnaître… Mais ce n'était pas possible.

— Tu as cru reconnaître qui ?

— Oh, ce type. Ce vendeur d'encyclopédies. Mais… »

Boris éclate de rire.

— « C'est toi, Chérie, qui fait des cauchemars. »

Ils se taisent et finissent par s'endormir.

Au matin, ils se réveillent et se réconcilient sur l'oreiller.

« Parle-moi de Symphonia. » dit Claire.

Et Boris raconte : « Je crois que tout a commencé au xxiie siècle. Le génie génétique a vaincu le sommeil. La plupart des humains n'ont plus besoin de dormir. Mais ils ont toujours besoin de rêver. Alors ils rêvent tout éveillés, en pleine conscience, pendant la nuit, leur nuit. La période bleue… Inutile de dire que la société a été complètement bouleversée par ce phénomène.

» La journée, toujours de vingt-quatre heures, je crois, est divisée en deux parties nettement séparées : la journée blanche et la nuit bleue. Pendant le jour, tout est blanc. Les gens, de toute condition sociale, et de tout âge, ont une activité plus ou moins intense. Leur personnalité “blanche” est uniquement professionnelle et exclut toute vie privée. L'adulte d'âge moyen est une espèce de robot qui travaille avec acharnement dix ou douze heures par jour blanc.

» Cette activité se déroule principalement à l'intérieur des bâtiments… Les villes sont couvertes. Le ciel est presque partout caché par un voile blanc. En agriculture, des fermes classiques ont été en grande partie remplacées par des usines biologiques. Les gens qui travaillent à l'extérieur sont enfermés dans des engins “aveugles” ou dans des combinaisons de cosmonaute… »

Pendant que Boris parle, on voit quelques images lointaines et un peu troubles du monde qu'il décrit. Toutes semblent noyées dans une atmosphère laiteuse.

« Il existe de très nombreux miroirs, d'une qualité spéciale, qui permettent aux gens de s'assurer à chaque instant qu'ils sont bien réveillés. D'un simple regard, on peut vérifier dans un miroir qu'on est dans l'état psychique convenable pour le jour. L'état blanc. Tout le monde travaille entouré de miroirs. »

Apparaît une suite indéfinie de miroirs, qui conduit à la bergerie où Boris a accroché de nombreuses glaces dans toutes les pièces.

« Il y a aussi un corps de contrôleurs de veille, qui oblige les gens à se conformer au sévère règlement de la société du jour. Je connais le contrôleur Oswald BY943…

» Le contrôleur Oswald est un homme de taille moyenne plutôt petit. Vêtu d'un costume blanc, très ajusté, il va et vient dans le monde blanc, surveillant les fantômes blancs, affairés, que l'on distingue autour de lui. »

Son visage grave, fermé, apparaît en gros plan.

« À la fin de la période blanche, la lumière commence à bleuir et les miroirs se modifient. C'est la transition crépusculaire, pendant laquelle la plupart des humains se préparent à vivre leur nuit… »

Images du crépuscule.

« En fait, il existe un certain nombre de gens, les “dormeurs”, qui ont conservé le sommeil et vivent à peu près comme nous… sauf qu'ils constituent un sous-prolétariat voué aux tâches ingrates et pénibles… »

Image des “dormeurs”.

Enchaînement sur Boris et Claire, couchés mais éveillés.

— « Il y a longtemps que tu fais ce rêve ? » demande Claire.

— « Tu veux dire : il y a longtemps que je visite ce monde ? Oh, des mois. Plus d'un an, maintenant. C'est pour ça que je commence à le connaître. Isa est venue…

— Oh, tais-toi ! »

Ils restent immobiles, étendus sur le dos, les yeux au plafond. Ils se taisent.

Une voix féminine inconnue succède à Boris et poursuit le commentaire.

« Pendant la période bleue, les miroirs renvoient à chacun l'image de ses rêves, de ses désirs et de ses obsessions.

» La lumière est celle d'une nuit claire de plein été.

» Chaque individu est, en principe, attaché à un “îlot” formé par un groupe à peu près stable de quelques dizaines de personnes. Mais il y a aussi des transfuges et des errants. Les “îlots de rêve” se caractérisent par une référence historique, par exemple une simple date (1830, 1900, 1930… 2001 ou 1314), ou un personnage célèbre du passé (l'îlot La Pérouse, l'îlot Vinci, l'îlot John Wayne…), une référence géographique (Miami, Zanzibar, Tahiti, ouest américain) ou autre chose (îlot d'enfants, de femmes, de bohémiens, de bergers, de joueurs, de vampires…).

» Pour se rendre à son îlot, chacun doit emprunter des translateurs ou ascenseurs, des couloirs, des passages divers, et parfois traverser d'autres îlots, ce qui est généralement très angoissant. Les rencontres d'errants ou de transfuges sont quelque fois dangereuses… »

Après le mot "ascenseur", une jeune femme apparaît, sortant d'un ascenseur.

Elle porte une longue cape sombre qui laisse entrevoir, en dessous, son uniforme blanc de jour. D'autres personnes, pareillement vêtues, quittent en même temps l'ascenseur. Leur visage reste dans l'ombre.

La jeune femme traverse un hall assez nu et noyé dans la clarté bleue de la nuit. Elle franchit une porte automatique et marche dans un décor indistinct. On aperçoit quelques miroirs.

Un individu de petite taille, vêtu d'un blouson de cuir et portant un masque bleu, hideux, surgit et lui barre la route en grognant et en brandissant un couteau. La jeune femme éclate de rire. Le petit personnage entreprend d'enlever son masque.

« Va-t'en ou je te gifle ! » crie la jeune femme.

Il s'écarte, mais quand elle est passée, il se taillade la main gauche et le bras, et danse sur place.

La jeune femme avance maintenant dans une allée. Au milieu d'un parc touffu. Elle s'arrête devant un grand miroir, placé à un détour du chemin, et se regarde.

Apparaît alors, en surimpression de sa propre image, un visage masculin rude, avec une barbe et une chevelure épaisse. Il s'efface aussitôt. La jeune femme continue. Elle traverse un îlot, peuplé de joyeux sauvages aux trois-quarts nus dans une projection de décors exotiques. Elle arrive bientôt à son propre îlot : un hameau et une vieille bergerie d'aspect très factice. Apparaît en surimpression un troupeau de moutons. La jeune femme entre dans une salle. D'autres personnes, que l'on distingue vaguements, sont en train de changer de vêtements. Un homme déguisé avec quelque fantaisie en paysan du xixe siècle s'approche de la nouvelle arrivante pour la saluer.

« Vis ta vie, Isa. La mienne est à moi !

— Vis ta vie, Mathias. La mienne m'appartient ! »

Isa s'habille d'une robe paysanne. Une musique symphonique se fait entendre. Quand elle s'interrompt, les habitants de l'îlot se mettent à chanter. Ils se placent devant les miroirs pour entrer dans leur rôle.

Peu à peu, le décor devient vrai à leurs yeux. La bergerie factice fait place à une ferme authentique, xixe/xxe siècle. Elle ressemble beaucoup à la bergerie de Boris et Claire.

Un groupe d'hommes et de femmes, tous habillés en paysan du xixe siècle, sont assis autour d'une grosse pierre, sur laquelle est posée une lampe Pigeon à la flamme tremblotante. Isa est parmi eux. Les participants invoquent tour à tour le Temps. La symphonie se poursuit en sourdine.

À la bergerie de N., Boris est installé dans son atelier. C'est le jour. Il essaie de peindre un objet qu'on ne voit pas. Mais il est très énervé. Les pinceaux lui échappent. Il se porte les mains aux tempes et gémit : « Ma tête ! ». Il sort, une main sur le crâne, les yeux à demi fermés.

Claire entre dans l'atelier que Boris vient de quitter. Elle renifle une odeur de fumée. S'approchant du chevalet, elle voit qu'il était en train de peindre une lampe Pigeon allumée, posée contre un fond de papier bleu. Elle dit avec colère : « Encore cette lampe ! » Elle l'éteint, l'emporte et la cache.

Elle aperçoit la voiture jaune des P.T.T. Elle va au-devant du facteur, échange quelques mots avec lui, prend le courrier.

« Des factures, des factures… »

Elle vaque à diverses occupations dans la bergerie, tout en surveillant les alentours. Boris ne reparaît pas. Elle est très nerveuse.

Survient le vendeur d'encyclopédies. Ce n'est pas la première fois qu'il rend visite à Claire. C'est un homme assez jeune, de taille moyenne, à l'air sévère.

Claire examine l'encyclopédie. Elle paraît très absorbée. Puis le vendeur lui demande des nouvelles de Boris. Elle commence à raconter les derniers événements de la bergerie et les étranges voyages de son mari dans le monde de l'avenir.

Boris marche en plein soleil. Brusquement, il plonge dans la pénombre. Il avance vers une tache de lumière bleue. Il se retrouve dans l'îlot d'Isa ; le groupe de la bergerie est en train de “vivre sa nuit”.

Il se produit un phénomène de “transfiguration”. Le décor sommaire et factice se met à proliférer, jusqu'à ressembler à une véritable bergerie et un véritable village du xixe siècle (ou première moitié du xxe siècle).

Des personnages extérieurs au groupe apparaissent, parmi lesquelles Boris. Ces personnages se mêlent aux rêveurs, mais ils n'appartiennent pas au même plan de réalité : par rapport à eux, ils ne sont que des images immatérielles.

Boris essaie en vain de toucher Isa. Mais la jeune femme lui fait signe pour l'entraîner. Il la suit dans une grange. Leur étreinte est impossible, sauf dans un miroir, placé à côté, où elle a réellement lieu.

Un autre rêveur les rejoint. Boris le voit séduire Isa.

Les passions des rêveurs se déchaînent dans la nuit.

Le jour arrive. Le décor se défait. L'îlot est encerclé par des policiers blancs et les travailleurs gris.

À la bergerie de N., Claire est couchée, seule. Elle essaie de lire. Des coups très violents sont frappés à une ou plusieurs portes. Elle se lève, hésite. Elle appelle, mais ne reçoit aucune réponse.

Les coups continuent.

Elle se décide, décroche le fusil et ouvre la porte. Elle ne voit rien. Pourtant les coups cessent.

Un peu plus tard, Boris arrive en titubant. Il tremble, il est couvert de sueur et de poussière. Ses vêtements sont déchirés. Claire lui donne à boire, essaie de le réconforter. Il la reconnaît à peine, murmure seulement : « Isa… Isa… ». Claire l'aide à se coucher. Il est docile mais c'est comme s'il ne la voyait pas.

Au dernier moment, il a un éclair de lucidité et un geste de tendresse.

Isa est dans un hôpital. Deux hommes et une femme l'interrogent. L'un des hommes est le contrôleur Oswald.

« Isa L.N. 4011, regardez-moi et répondez. Êtes-vous bien en état de veille ?

— Oui, je crois.

— Regardez-moi, Isa. »

Ils restent un moment face à face.

« Très bien. Tournez-vous. »

Oswald montre d'un geste le miroir. Isa s'approche. Une pâle lueur bleue apparaît sur son reflet.

« Vous voyez ? Je crois que vous êtes prisonnière de vos rêves. »

L'interrogatoire continue.

« Essayez-vous d'évoquer les images du passé ?

— Mais, on a le droit !

— Peut-être… Essayez-vous d'entrer en communication avec les êtres-images ?

— Non… seuls les êtres réels m'intéressent.

— Croyez-vous qu'il soit possible de matérialiser les êtres-images par la seule puissance du rêve ?

— Non je ne pense pas que ce soit possible.

— Avez-vous essayé cependant ?

— Non. De toute façon, je n'aurais pas su.

— En admettant que vous ayez su comment faire, auriez-vous essayé ? »

Isa ne répond pas.

Le contrôleur insiste : « Croyez-vous que ce soit possible ?

— Non !

— Vous avez tort ! C'est possible… mais c'est très dangereux ! »

Il est décidé qu'Isa sera mise en observation avec privation de rêves.

À la bergerie de N., Claire et Boris discutent dans l'atelier. Claire supplie Boris de vendre la grande toile Symphonia, qui intéresse un riche voisin.

« Non. » dit Boris. « J'en ai besoin. C'est un lien avec le monde de là-bas. C'est grâce à cette toile que je peux partir.

— Je croyais que c'était grâce à la lampe.

— La toile m'aide à me concentrer, à garder le contact. Si tu veux, c'est un lien de moi à eux… La lampe établit le lien entre leur monde et la bergerie. Elle existe là-bas aussi… Je veux dire : c'est la même lampe qui a été préservée par hasard, et dont ils se servent pour évoquer le passé. »

Boris s'en va en annonçant qu'il part pour la ville et qu'il sera absent jusqu'au soir.

Claire emmène les moutons dans les champs.

Survient le vendeur d'encyclopédies. Il ressemble étrangement au contrôleur Oswald. Connaissant l'endroit où Boris et Claire laissent la clef, il s'introduit dans la maison. Il cherche un objet, les mains ouvertes, yeux à demi fermés. Il paraît mystérieusement guidé. Il trouve ainsi la lampe que Claire avait cachée avec soin. Il la prend et s'enfuit.

Évasion d'Isa.

Pendant la période crépusculaire, un certain désordre s'installe dans le monde blanc. Les hommes et les femmes du service de nuit arrivent, vêtus de leur combinaison anti-rêves. Isa en a une presque semblable.

Elle s'étend sur sa couchette, sans son casque. Une infirmière entre dans la chambre, justement pour procéder à la mise en place de ce casque. Isa fait semblant de dormir. L'infirmière, affolée par ce phénomène, essaie maladroitement de la réveiller. Sans résultat. Le sommeil est une grave maladie. L'infirmière n'a plus ses réflexes “blancs”. Elle commence à quitter l'état de veille. Elle se laisse gagner par la panique et s'enfuit en laissant la porte ouverte.

Isa met son casque et sort. Le monde vire au bleu. Elle profite du désordre pour quitter l'hôpital.

Isa rejoint son îlot. La rêverie se déchaîne. La transfiguration est particulièrement violente. Isa ne sait pas qu'elle a été suivie. Dans l'ombre, le contrôleur Oswald l'observe. Le décor prolifère autour d'elle. Des ombres du passé jaillissent sans arrêt dans l'îlot. Mais Isa paraît insatisfaite. Elle continue sans arrêt de psalmodier en invoquant le passé. Elle chasse les ombres et refuse tout contact avec les êtres réels.

Mais la fête dans l'îlot devient sauvage.

La bergerie de N. dans la nuit. Claire et Boris sont réveillés par les habituels coups violents frappés aux portes, qui ébranlent la charpente. Boris se lève.

« Ce sont eux ! Ils m'appellent ! »

Claire tente de le retenir.

« J'en ai assez, assez !

— Pardonne-moi, Boris. »

Il essaie de lutter contre l'appel des rêveurs, mais il succombe. Il s'enfuit précipitamment de la chambre et sort. Les coups s'arrêtent, puis reprennent. Boris est dehors. Il aperçoit la tâche bleue. Il se dirige vers elle, mais le transfert ne se fait pas. Ainsi deux ou trois fois. Puis la tache disparaît.

Boris revient vers la bergerie. La maison est toujours secouée comme par un fort vent d'orage. Il rentre dans l'atelier et cherche la grande toile Symphonia mais elle n'est pas à sa place. Il crie, appelle Claire. La jeune femme avoue qu'elle l'a vendue au voisin (un Suisse qui a une résidence secondaire à côté de la bergerie) pour payer l'électricité et d'autres choses. Boris est très tendu. Les coups continuent d'être frappés aux portes. Et jusque sur le toit de la maison.

Boris réclame la lampe. Claire répond d'abord qu'elle ne sait pas. Boris a une crise de colère. Claire reconnaît qu'elle l'a cachée.

« Je ne veux plus que tu partes. Je ne veux plus ! »

Mais elle cherche la lampe. Elle ne la trouve pas où elle l'a mise. Boris s'étouffe. Il sort pendant que les coups redoublent. Il court. Il s'éloigne de la bergerie sous la pluie et le vent.

Il voit une lumière blanche. On dirait une sorte d'incendie. Il s'approche. Mais il doit reculer à cause de la chaleur. Des flammes courent sur le sol. Il tente plusieurs fois de pénétrer dans la tache blanche. Il réussit enfin et disparaît avec un cri. Les feux s'éteignent, la tache s'évanouit. La bergerie retrouve son calme.

C'est le jour dans le monde d'Isa. La lumière blanche envahit l'îlot bleu et chasse la nuit. Mais les rêveurs ne peuvent s'arracher à leurs rêves. Les policiers blancs, avec l'aide des travailleurs gris, s'emparent d'eux et les emmènent. Isa est conduite dans un véhicule où l'attend le contrôleur Oswald.

Les travailleurs gris commencent à mettre de l'ordre dans le décor qui semble maintenant particulièrement misérable. C'est alors qu'ils découvrent un corps étendu. Un homme inconscient… C'est Boris.

Les travailleurs gris appellent les policiers. On emporte Boris qui revient à lui et appelle Isa : « Isa… Isa… ».

Boris est conduit à son tour à l'hôpital. Peu à peu, il se rend compte qu'il existe désormais matériellement dans ce monde. Il n'est plus une ombre venue du passé.

Il est mis en observation et maintenu en état de somnolence.

Le temps passe.

Le temps passe aussi à la bergerie de N. Claire est seule. Elle s'occupe des bêtes. Le vendeur d'encyclopédies, qui se nomme Vincent, vient de plus en plus souvent la voir. Un soir, il reste.

Dans une chambre d'hôpital, le contrôleur Oswald et deux médecins ont un entretien avec Isa.

« Je t'avais prévenue. » dit le contrôleur Oswald.

— « Je ne comprends pas.

— Nous avons capturé l'être qui parasitait tes cauchemars. Il faudra que tu le voies et que tu le reconnaisses pour avoir une chance de guérir. Mais naturellement, ça ne suffira pas…

— Qu'est-ce qu'il faudra que je fasse ?

— Il faudra pour commencer que tu souhaites vraiment guérir. Et pour cela il faudra que tu souhaites la destruction de ton mal : ce kyste, ce parasite… Enfin, il faudra que tu coopères volontairement à cette destruction. »

Isa laisse transparaître une légère émotion.

— « Il faudra le tuer ?

— À mon avis, le mot ne convient pas, car il ne s'agit pas d'un véritable être humain. Mais enfin, oui, il faudra le tuer. Et tu devras choisir sa mort… Comme il est censé provenir du passé, je suggère l'antique bûcher !

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire que le parasite devra être détruit par combustion vive. Brûlé comme on brûlait autrefois les sorciers et les hérétiques ! »

Isa et Boris sont confrontés dans une salle de l'hôpital. D'abord, Isa ne semble pas reconnaître l'“envahisseur de ses rêves”. Boris essaie d'aller vers elle. On le retient.

« C'est lui, n'est-ce pas ? » insiste le contrôleur Oswald.

Elle ne répond pas.

« C'est lui, n'est-ce pas ? »

Isa baisse la tête, ce qui paraît un acquiescement.

« Choisis-tu de le détruire ? »

Aucune réaction mais Oswald feint d'avoir reçu le consentement d'Isa.

« Immédiatement ? »

Isa baisse les paupières et Oswald prend ce signe pour un accord.

« Quelle destruction choisis-tu pour l'envahisseur ?

— Je ne sais pas…

— Le bûcher antique, n'est-ce pas ? La mort des sorciers et des hérétiques ? »

Boris et Isa sont conduits dans la cour de l'hôpital, où les travailleurs gris commencent à bâtir le bûcher. Contraste très fort entre le modernisme des lieux et l'archaïsme de la cérémonie.

Dans la nuit, à la bergerie de N., Claire est avec Vincent, le vendeur d'encyclopédies. Ils attendent dans une pièce.

« Écoute ! »

Les bruits sont différents de ceux qu'on a déjà entendus : plus faibles, plus lointains, mais nets cependant.

« C'est lui ! » dit Claire.

Elle va voir. Vincent fouille dans son sac, en retire la lampe qu'il pose au fond d'un placard. Claire revient. Les coups continuent.

« Rien… »

Les bruits deviennent de plus en plus faibles. Ils s'estompent. Vincent rejoint Claire.

Isa paraît se réveiller. Elle explique au contrôleur Oswald qu'elle préférerait voir le bûcher installé dans le décor de son îlot pour que l'envahisseur des rêves soit brûlé pendant le temps du rêve.

Les médecins et le contrôleur Oswald discutent. Oswald est contre cette solution que les médecins approuvent.

Boris est reconduit dans sa chambre. Les travailleurs gris emportent le bois et nettoient les lieux.

La nuit est venue dans l'îlot d'Isa. Le bûcher a été édifié sur la place du village. Boris attaché se débat et crie. Isa et le contrôleur sont là, avec des combinaisons anti-rêves. Il y a aussi des policiers blancs et des travailleurs gris.

Les membres du groupe commencent à vivre leur nuit. La transfiguration est lente à s'opérer, le village antique ne se substituant que partiellement au décor artificiel.

« À toi de donner le signal du feu. » dit le contrôleur Oswald à Isa. « Es-tu prête ?

— Isa ! » appelle Boris.

— « Il est encore trop tôt. » dit Isa.

Oswald s'énerve, presse Isa et donne finalement lui-même le signal de mise à feu du bûcher.

À la bergerie de N., c'est le jour. Claire est seule. Elle entend soudain de fortes détonations dans l'air. Puis un feu s'allume spontanément près d'elle. Elle va pour s'enfuir, puis revient et lutte contre les feux qui s'allument un peu partout.

Maintenant, les flammes envahissent la maison.

Le bûcher brûle mal. Des flammes montent un instant puis retombent aussitôt. Oswald s'énerve et s'en prend aux travailleurs gris apeurés. Ordre est donné d'utiliser de l'essence, de l'oxygène. Mais les travailleurs gris se montrent d'une extrême maladresse. Le bûcher s'éteint. On le rallume.

La transfiguration du décor s'opère peu à peu.

À la bergerie de N., l'incendie s'étend. Claire renonce à lutter. Vincent arrive. Il se précipite vers les bâtiments en flammes en criant : « La lampe ! La lampe ! ». Il essaie de pénétrer dans la maison. Mais il est transformé en torche et soudain s'anéantit sans laisser de trace.

Le feu enveloppe brusquement le contrôleur Oswald. Les travailleurs gris s'enfuient. Un policier blanc qui essayait de porter secours au contrôleur brûle à son tour. Les rêveurs attaquent l'autre. Isa se débarrasse de sa combinaison anti-rêves. Avec ses compagnons, elle délivre Boris.

Le contrôleur Oswald meurt. On abandonne son corps devant le bûcher qui se met à flamber.

La transfiguration du décor s'effectue enfin complètement. Isa et deux ou trois de ses compagnes d'îlot entraînent Vincent. Elles se montrent d'abord très douces. Les rêveurs vivent leur nuit avec violence, dans une sorte de carnaval bleu, tendre, bouffon et sauvage.

La sauvagerie l'emporte vite. Les rêveuses se changent en harpies. Isa et ses compagnes jouent avec Boris comme de jeunes fauves avec une proie épuisée. Le sang jaillit au bout de leurs ongles. Les vêtements de Boris sont lacérés. Sa vie semble menacée.

À la bergerie de N., les secours arrivent, mais il est trop tard. La maison d'habitation flambe à son tour. Claire gémit : « La lampe ! La lampe ! ».

Les rêveuses ne peuvent plus atteindre Boris qui se dématérialise et disparaît. Elles se battent entre elles.

Boris tombe. Il roule sur le sol et se relève lentement, à demi assommé. Il reconnaît le paysage. Il se trouve à proximité de la bergerie. Mais il voit la fumée, entend divers bruits. Il comprend : sa maison est en feu.

Il court, arrive devant la bergerie. Il voit plusieurs véhicules : ambulance, camion des pompiers, fourgonnette de la gendarmerie. Des hommes essaient d'entraîner Claire dans l'ambulance. La jeune femme se débat, résiste et crie.

Boris s'élance à son secours. La scène se fige.

La lumière blanche envahit peu à peu l'île bleue. Les rêveurs exténués, blessés ou morts, jonchent le sol. Le décor transfiguré disparaît. Il ne reste plus qu'une minuscule tache bleue.

Cette tache bleue enveloppe Boris et Claire.

Première publication

"l'Île bleue"
››› le Projet des Nains blancs suivi de l'Île bleue (recueil ; France › Cavignac : Francis Valéry • Noyau de nuit • 5, mai 1980). Supplément à A&A infos 54 [54-54 bis], 12 mai 1980