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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Fille seule au cœur de la ville

Avec Katia Alexandre

Oui, cette ville, ce pays sont différents, se dit Sabine. Tout était différent. Les regards se posaient sur elle avec douceur et bienveillance, comme un souffle, comme une caresse… Depuis combien de temps n'avait-elle pas connu cette joie rare et précieuse ? La joie de se sentir comprise et aimée. Une sérénité profonde qui semblait naître d'un acte de paix conclu avec elle-même et avec le monde… Quelle chance d'avoir enfin découvert ce pays ! On lui en avait dit tant de bien. Et tout lui semblait à la fois différent et familier. Les gens parlaient sa langue et tous étaient ses amis. Et ils restaient pourtant, comme leur ville, extraordinairement étrangers.

Je suis très seule, se disait Sabine, mais elle n'éprouvait aucun sentiment de solitude. D'ailleurs, l'attrait de la nouveauté dominait toutes ses impressions. Elle ne se souvenait pas d'avoir eu dans sa vie autant de plaisir à regarder les vitrines. Distraction banale, souvent teintée de mélancolie, devenue soudain, par la grâce d'une situation encore pleine de mystère, à la fois excitante et joyeuse. Les boutiques de la rue de l'Orbe, avec leurs robes somptueuses ! Les doux tissus aux teintes changeantes, exposés au milieu des fleurs les plus étranges, sur un fond d'azur qui ressemblait merveilleusement au ciel : elle croyait voir parfois de petits nuages blancs voguer entre la soie et le velours, l'arline et l'organdi. Admirable, pensa-t-elle. Tout est si beau. Tout est si bien en moi : équilibre, tranquillité, espérance…

Une sensation délicieuse naquit tout à coup dans son corps, nouvelle aussi, inconnue. Elle chercha aussitôt à l'identifier, à la nommer, mais elle n'y parvint pas tout de suite. Il lui fallut plusieurs minutes pour comprendre qu'elle avait faim et que c'était agréable. Rien de tel n'accompagnait l'appétit dans le monde d'où elle venait — mais de quel monde venait-elle donc ? Il est midi. J'ai faim. Je vais manger… La vie était si simple à… à Djerisan. Oui, le nom lui était venu presque sans hésitation : elle était à Djerisan, la ville parfaite. Ville parfaite dans un monde parfait. Je suis enfin arrivée à Djerisan. Peu importe ce qui s'est passé dans ma vie et dans ma tête. La mémoire est un poids mort : je n'ai pas besoin de mémoire !

Parmi les innombrables flâneurs de la rue de l'Orbe, beaucoup se retournaient sur son passage. Leur regard, leurs traits souriaient ; mais Sabine ne se souvenait pas d'avoir vu sur des visages humains une telle expression de douceur et de bonté. Elle marchait à petits pas. D'ailleurs, personne ne semblait pressé. Elle rendait discrètement les sourires et les signes de tête amicaux. Elle avait fait une centaine de pas en remontant la rue, lorsqu'un groupe joyeux l'entoura. Une charmante fille aux cheveux rouges et aux yeux clairs lui prit la main. Sabine eut un coup au cœur : jamais encore on ne lui avait pris la main.

« Viens avec nous, Sabine. » dit la jeune fille aux cheveux rouges et aux yeux clairs. « On va manger tous ensemble chez les… »

Sabine ne comprit pas le nom. Cela n'avait aucune importance. À Djerisan, on s'appelait ami. Les noms comptaient si peu. Un monde d'amitié, se dit-elle. Un monde de liberté et de joie.

Sabine suivit ses compagnons dans une rue adjacente qui semblait redescendre vers le centre de la ville. Le groupe était composé d'une demi-douzaine de jeunes hommes et de quatre femmes, plus elle-même. Tous portaient des vêtements amples, de couleurs bigarrées et un peu criardes ; sur les courtes tuniques des filles, les chemises et les pantalons bouffants des hommes, les oiseaux légendaires croisaient dragons, dieux exotiques, poissons volants, centaures, licornes, serpents de mer, chevaux ailés, nains et gnomes, au milieu des palais et des pagodes, sous une pluie de fleurs et de comètes. Sabine seule portait une robe longue, d'un beau bleu uni, clair et virginal. Mais par deux fois, elle aperçut de loin des jeunes femmes vêtues comme elle-même, et entourées comme elle-même d'un groupe amical et bruyant. Peut-être des étrangères aussi. Peut-être la longue robe bleue était-elle la tenue habituelle des étrangères en visite à Djerisan. Suis-je une étrangère ? se demanda Sabine. Bien sûr, ce monde est différent de celui que je connais, mais… Il lui semblait quelquefois qu'elle était déjà venue à Djerisan, en d'autres circonstances, non moins mystérieuses. De toute façon, elle se moquait du passé. Merveilleux, exaltant, le présent lui suffisait. Il lui suffirait pour toujours.

« J'ai faim ! » dit-elle.

Deux de ses nouveaux amis, un garçon et une fille, l'entraînèrent chacun par un bras en direction d'un haut immeuble au porche en arc de cercle, gardé par deux solides géants au torse nu. Peut-être des androïdes, songea Sabine. Y a-t-il des androïdes à Djerisan ? Et puis : en quelle année sommes-nous ? Elle se rappela : les dates n'existaient plus à Djerisan, la ville parfaite. Le temps ne comptait pas et on ne comptait pas le temps ! Ses compagnons, auxquels s'était joint un autre groupe — qui accompagnait aussi une femme en robe bleue —, la conduisirent sur une haute terrasse vitrée d'où l'on apercevait la montagne enneigée. Neiges éternelles ? Ou bien était-ce l'hiver ? Dans ce cas, la ville parfaite devait être climatisée, peut-être enfermée sous un dôme ou un champ de force. Elle ne savait presque rien de Djerisan mais son ignorance la tourmentait peu ; elle n'avait même pas envie de poser des questions à ses amis qui, naturellement, lui auraient répondu tout de suite. Elle avait mieux à faire que poser des questions. Manger d'abord, car elle avait maintenant très faim, et les mets, disposés sur des petites tables rondes à quatre places, excitaient fort son appétit. Comment disait-on autrefois, dans son pays — quel qu'il soit ? L'eau lui venait à la bouche.

Soudain, elle se sentit poussée amicalement vers une table ; la tenant par les mains, ses amis l'aidèrent à s'installer sur une chaise souple, déplièrent une serviette de soie qu'ils posèrent sur ses genoux, remplirent son assiette de coquillages et de minuscules morceaux de chair ou de pâte de protéines, et son verre d'un liquide de couleur vert bleu, puis s'assirent autour d'elle et l'applaudirent en riant. Plus tard, on servit à Sabine un vin léger et pétillant : c'était la première fois qu'elle buvait du vin ; elle le trouva bon et en redemanda. Le repas était délicieux, l'ambiance joyeuse. Sabine riait avec ses compagnons, et il lui semblait qu'elle n'avait pas ri ainsi depuis des siècles… Elle n'avait pas de chronomètre ; personne n'en avait et on ne voyait pas la moindre pendule. Le temps ne comptait pas — mais il passait si vite. Si vite ! Des visages en remplaçaient d'autres tout aussi gais, aimables et avenants. Sabine pensa que le travail devait se faire par roulement ; aussitôt libres, les gens — qui semblaient avoir beaucoup de loisirs — s'amusaient les uns chez les autres. Mais cela ne suffisait pas à expliquer leur bonne humeur.

Il y avait aussi beaucoup d'enfants, qui entraient et sortaient traînant avec eux leurs animaux familiers. Sabine remarqua une petite fille brune qui partageait des miettes de gâteau avec deux canaris orange perchés sur son épaule, tandis qu'un tout petit chat noir la suivait pas à pas, sans arrêter de la regarder de ses yeux dorés.

Elle appela l'enfant : « Écoute ici ! Tu permets que je caresse ton chat ? Il est très beau.

— Il n'est pas vivant. » répondit la petite fille. « Tu le savais pas ? Mais tu peux le caresser quand même, si tu veux… Tu es une lure ? »

Une lure ? Sabine ne connaissait pas ce mot. Il lui semblait vaguement inquiétant.

— « Je ne suis pas du pays. » dit-elle. « Je veux dire : je n'habite pas Djerisan…

— Tout le monde habite Djerisan. » affirma la petite fille. « Mais toi, tu es une lure ! »

Sabine la regarda s'éloigner avec ses simulacres : oiseaux et chat. Elle avait maintenant la gorge un peu serrée. La petite fille avait l'air de jouer un rôle. Seigneur Haga ! Ils l'ont envoyée pour m'avertir ? M'avertir de quoi ? Qu'est-ce… Une lure ? Je suis une lure !

Puis de nouveaux amis l'entourèrent, l'invitèrent gaiement à danser et elle oublia. La musique jouait un rôle important dans la vie des habitants de Djerisan. Il devait y avoir beaucoup d'excellents compositeurs dans la ville parfaite. Sabine ne reconnaissait ni les instruments qu'elle voyait, ni les airs qu'elle entendait, mais elle se laissait tour à tour bercer et emporter, troubler et exalter, inquiéter et consoler. Elle écouta ; elle dansa avec des garçons et des filles ; elle joua d'une sorte de violon muni d'un archet intérieur qui allait et venait de lui-même selon l'inclinaison qu'on donnait à l'instrument… Puis elle chanta — une complainte dont elle ne croyait pas se souvenir : la Fille seule au cœur de la ville. Une histoire triste et émouvante qui fit pourtant rire tous ses amis. Elle rit aussi, avec eux, finalement, mais elle pensait : Je suis peut-être la fille seule au cœur de la ville… Beaucoup de gens allaient et venaient dans le vaste appartement où on l'avait amenée. Un peu ivre, elle guettait les nouveaux arrivants, dans l'espoir d'apercevoir une longue robe bleue, pareille à la sienne. Espoir toujours déçu. Toutes les lures portent-elles une robe bleue ? Les lures… les étrangères ? Qu'est-ce qu'une lure ? Est-ce une fille seule au cœur de la ville ?

Oh, après tout, quelle importance ? Tous les habitants de Djerisan qu'elle avait rencontrés s'étaient montrés avec elle d'une gentillesse merveilleuse : pourquoi aurait-elle peur ? Et de qui ? De qui, Seigneur Haga ? Jamais elle n'avait été aussi heureuse. Elle n'avait aucune envie de retourner dans son pays, quel qu'il soit. Mais d'où venait-elle ? Impossible de se rappeler. Et la petite fille lui avait dit : « Tout le monde habite Djerisan. »… Se pouvait-il qu'il n'y eût plus qu'une seule ville sur la Terre ?

Elle bavarda avec un beau jeune homme blond et une grande jeune femme aux cheveux rouges — qui n'était pas celle qui lui avait pris la main dans la rue. Ils lui parlèrent d'eux-mêmes et des mœurs de la ville parfaite. Elle fut émerveillée par l'élévation d'esprit dont les couples faisaient preuve dans cette société. Le mariage n'existait pas à Djerisan, mais la fidélité était une chose naturelle pour tous, dès le plus jeune âge. Pour ces êtres, faire l'amour sans aimer était une profanation de la personne, un acte anti-naturel et anti-social. « L'amour existe partout, ici. » dit le jeune homme. Et la jeune femme ajouta : « Le pire châtiment pour un de nous, c'est de ne pas être capable d'aimer… » Survint un homme aux longs cheveux blancs, très âgé sans doute, mais encore mince et droit, avec un regard très jeune, un long visage aux traits fermes, marqués à la fois d'une extrême bonté et d'une profonde sagesse.

— « Amie, » dit-il, « pourquoi vous inquiéter ? Vous êtes sûrement capable d'aimer !

— Je le crois. » dit-elle. « Enfin, je l'espère. Oh, j'en suis certaine. Je veux aimer ! »

Le vieil homme sourit avec douceur.

— « Aimeriez-vous un Titan, Sabine ? »

Sabine se souvint : les Titans étaient les gardes, les policiers — hommes ou androïdes, elle ne savait trop — qu'on voyait toujours par deux, à l'entrée des édifices, dans les lieux publics, dans la rue, partout, ces géants au torse nu, glabre et luisant, au visage inexpressif. Des androïdes, pensa-t-elle.

— « Les Titans sont des androïdes. » dit-elle. « Les machines n'ont pas besoin d'amour ! »

Toujours souriant, le vieil homme secoua la tête.

— « Mais les Titans sont des hommes. Ils ont subi un traitement biologique qui a fait d'eux les colosses bornés et incorruptibles que vous connaissez. Mais ils sont humains. Ils ont des sentiments et des désirs humains. Et ils ont peut-être bien plus besoin d'amour que les hommes normaux… »

Sabine eut un léger malaise. Les visages, autour d'elle, lui semblaient tout à coup moins amicaux, le décor moins beau, les choses moins parfaites. Elle pensa aux dragées bleues, dans son sac. Elle savait qu'elle pouvait recourir à l'euteral. De nouveau, le monde serait parfait, le décor chatoyant, la vie excitante, et tous ses amis de Djerisan lui adresseraient, comme avant, leurs sourires les plus chaleureux. Mais… avait-elle rêvé — grâce à l'euteral — qu'ils lui prenaient les mains et s'empressaient gentiment autour d'elle ? Non, impossible. Alors, lui jouait-on la comédie ? Et pourquoi ?

Son inquiétude se dissipa soudain. Elle renonça au médicament. Elle n'en avait pas besoin. Pas encore… tout était bien. Le jeune homme blond, la fille aux cheveux rouges et le mystérieux vieillard se tenaient à ses côtés, toujours aimables, sympathiques, prévenants, attentifs à ses moindres désirs. Je suis folle ! pensa-t-elle. Comment ai-je pu croire qu'ils me jouaient la comédie… tous ? Comment ai-je pu croire que la ville entière s'était liguée contre moi ? Cela (cette forme de psychose) porte un nom bien précis : paranoïa. Une lure, cela signifie que je suis paranoïaque ou schizophrène… ou n'importe quoi de ce genre ?

… Ses amis l'avaient entraînée dans la rue. Elle scrutait les silhouettes et les visages. Elle espérait repérer dans la foule une robe bleue pareille à la sienne. Mais les passants, tous vêtus de courtes tuniques chamarrées, se pressaient en troupes denses — incroyablement denses — sur les trottoirs et dans les artères réservées. Pourquoi étaient-ils plus nombreux que le matin ? Peut-être ne travaillait-on pas l'après-midi, à Djerisan ? De toute façon, la cohue était telle que Sabine dut renoncer à son espoir de prendre contact avec une autre lure. Les visages, maintenant, lui semblaient indifférents, sinon hostiles, les vitrines ternes, les bâtiments sombres et laids, les rues étroites, le ciel maussade, l'air empuanti. Et quand elle demanda à ses compagnons ce qu'était en réalité une lure, le jeune homme blond, la fille aux cheveux rouges, le vieux sage eurent tous les trois le même rictus bizarre, la même lueur trouble dans les yeux, et aucun d'eux ne daigna répondre à sa question.

« Il faut que nous partions, maintenant. » dit la fille « Nous allons te conduire à ta voiture et nous te laisserons.

— Ma voiture ? » dit Sabine. « Je suis étrangère, je… »

Comment pouvait-elle posséder un véhicule dans cette ville qui n'était pas la sienne et où, d'ailleurs, on ne voyait pour ainsi dire que des piétons ? Est-ce parce que je suis une lure ?

— « Tu as oublié ? » demanda le vieil homme d'un air un peu cruel. Oui, presque cruel. « Ne t'inquiète pas, tu vas te souvenir. » ajouta-t-il en riant. « Tu te souviendras de l'essentiel. On te laisse ta chance ! »

Ma chance ? La fille seule au cœur de la ville, c'est donc bien moi ? Quelle chance ? Sabine n'avait pas peur. Pas encore. Elle savait qu'elle pouvait prendre une dragée bleue : le monde serait amical et la ville parfaite, comme avant ; les sourires renaîtraient autour d'elle ; elle n'aurait plus rien à craindre… Un vertige la saisit. Elle sentit vaguement que ses compagnons la soutenaient, la portaient plus qu'à moitié. Elle distingua d'autres visages. Des groupes s'approchaient d'eux. Curieux, un peu moqueurs, un peu hostiles. Elle entendit : « Lure, lure… ». Elle demanda à haute voix — ou du moins elle le crut — : « Suis-je une lure ? Qu'est-ce qu'une lure ? » Elle ne comprit pas la réponse du vieil homme. Lui avait-il répondu ? Avait-elle vraiment posé la question ?

Lorsqu'elle reprit vraiment tout à fait conscience, elle était seule. Seule dans une voiture. Sa voiture ? Une petite urbaine ovoïde Marine 3 : elle connaissait un peu ce modèle ; elle se sentait capable de le conduire tant bien que mal. Enfin, plutôt mal que bien. Mais… mais il y avait le code, le terrible code de Djerisan ! Elle vit la brochure jaune et noire dans une niche du tableau de bord. Code de Djerisan… C'est ça ! Non, je ne pourrai jamais ! Affolée, elle posa la brochure sur le siège gauche et chercha dans son sac la boîte d'euteral. Elle n'acheva pas son geste. Elle rejeta le buste en arrière et respira fort. Ils me laisseront peut-être une chance ; si je veux m'en sortir, il ne faut pas que je me drogue… Elle reprit le code. Même avant son lavage de cerveau, elle n'avait qu'une idée assez floue des règles de la circulation urbaine à Djerisan. Elle avait entendu dire que c'était une formidable partie d'échecs. Une partie d'échecs, pensa-t-elle, dans laquelle je serai un pion, un simple pion. « Et les Titans finiront par me prendre, hein ! » cria-t-elle en essayant d'ouvrir la portière. Et alors… Elle se souvenait, maintenant. « Tu te souviendras de l'essentiel. » avait dit le vieil homme. Les Titans l'arrêteraient lorsqu'elle aurait commis un certain nombre de fautes. Elle ne savait combien. C'était ça, le jeu des lures ! On lui réservait le sort d'une bête de cirque. Pire même ! Elle serait livrée à ces géants stupides qui s'amuseraient d'elle devant un public ravi : c'était le jeu. Le jeu des lures ! Elle avait été choisie et préparée pour cela. Elle n'était plus qu'une proie. Mais elle avait quand même une chance de leur échapper, de gagner la partie : à condition de garder sa lucidité, donc de renoncer aux merveilleuses dragées bleues… Naturellement, la portière était bloquée ; elle ne s'ouvrirait qu'à la fin du jeu. Sabine put cependant baisser la glace et respirer un peu d'air frais. Elle étouffait. Une chance ? L'ai-je vraiment ? Tout n'est-il pas truqué ? Peut-être pas, après tout. Les gens qui se passionnent pour le jeu des lures — autant dire les neufs dixièmes de la population — doivent avoir la certitude que je peux m'en tirer — enfin que n'importe quelle proie peut échapper aux Titans… Mais moi, je ne suis pas douée !

Prends une dragée, Sabine, c'est tellement plus simple ! Une, deux ou trois. Tu dois en avoir au moins dix dans ta boîte. Quand les Titans te violeront en public, les uns après les autres, tu les trouveras adorables. Et tu serais encore persuadée de vivre dans le meilleur des mondes, dans une ville parfaite ! Prends une dragée, Sabine. Deux ! Tout de suite !

Avec l'euteral, tu es sûre de perdre, mais tu t'amuseras comme une folle. Peu importe ce qui arrivera après !

Prends une dragée bleue, Sabine…

Une voix grinçante jaillit du tableau de bord : « Attention ! Attention ! Véhicule urb 10904, votre durée de stationnement légal au parc 108 A est dépassée de vingt secondes. Un délai d'une minute vous est accordé… ».

Une minute ? Sabine regarda ses poignets nus. Je n'ai pas de chronomètre. D'ailleurs, le temps n'existe pas, à Djerisan… Sauf pour le code de circulation urbaine, naturellement !

« Vous devrez avoir quitté votre point de stationnement dans trente secondes. » reprit la voix. « Direction des Jeux appelle lure Sabine B 214. Attention ! Attention ! Vous vous trouvez à bord du véhicule urb 10904. Vous devrez… »

Sabine releva sa longue jupe sur ses genoux. Elle crevait de chaleur dans cette minuscule coque de plastique transparent. Elle ferma les yeux un instant, rejeta en arrière ses cheveux fous, promena le bout de sa langue pâteuse sur ses lèvres sèches… Ai-je vraiment une chance ?

« Vous devrez avoir quitté votre point de stationnement dans dix secondes ! » lança la voix sur un ton triomphant. « Attention, attention ! Le jeu des lures va commencer ! »

Sabine prit la boîte d'euteral dans son sac, la garda une seconde ou deux dans la main, résista sauvagement à la tentation, et jeta de toutes ses forces les dragées bleues par-dessus la glace.

Puis elle posa la main droite sur le volant et, de l'index gauche, enfonça la touche de départ. Je suis la fille seule au cœur de la ville !

Première publication

"la Fille seule au cœur de la ville"
››› Fantasmagoria 1 [Spirale 1], juin 1975, publié à l'occasion du festival de Science-Fiction de Salon-de-Provence, 27 juin-6 juillet 1975
Avec Katia Alexandre