Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury les Envoyés…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

les Envoyés de l'an 2000

En cet été 1948, Jacques Dumont avait douze ans.

Il regardait beaucoup le ciel où il aimait guetter les oiseaux, surtout les oiseaux migrateurs, et les avions : les appareils de commerce ventrus et lents, qui rasaient les collines, les chasseurs à réaction qui déchiraient la nue…

Et depuis un an environ, on parlait de nouveaux engins qui ne venaient peut-être pas de la Terre : les soucoupes volantes. Une raison de plus pour Jacques de marcher la tête en l'air. « Regarde donc tes pieds ! » lui disait parfois son père, quand ils travaillaient ensemble aux champs. Jacques trouvait cette obligation extrêmement pénible. César, le chien de berger, regardait-il ses pattes ? Non, il trottait la tête en avant et les pattes suivaient toujours.

Dans moins d'un mois, ce serait la rentrée, en cinquième, une classe qu'on disait difficile. La vie serait, bien sûr, beaucoup plus plaisante si une soucoupe volante venue de Mars ou d'une planète plus lointaine encore se posait soudain à ses pieds et que deux étrangers en descendaient pour l'inviter à un voyage vers les étoiles ! Si ce prodige arrivait… Eh bien, une chose était sûre, Jacques aurait adoré que ça lui arrive. Après son retour du grand voyage, même la classe de cinquième serait délicieuse.

Tout en rêvant, il avait marché longtemps à travers les collines de prairies et de bosquets qui entouraient son village. Le soir tomberait bientôt. Il leva la tête, ou plutôt tourna son regard levé au-dessus de l'horizon, vers l'est, à l'opposé du soleil couchant. Une étrange lueur, très blanche et très douce, comme un reflet dans l'eau, courait dans le ciel. Un bref instant, le reflet parut danser, au loin, puis un peu plus près, puis…

La soucoupe fut là, dans le pré, flottant à un mètre au-dessus de l'herbe, au bord du bois de bouleaux. Elle avait presque la même couleur argentée que l'écorce des arbres. Jacques ne fut pas trop surpris : il avait tant espéré cet événement. Il était presque certain de voir un jour une soucoupe volante. Il était comblé que ce fût au moment même où il y songeait.

Il attendit, figé, à trente ou quarante pas du vaisseau de l'espace — car c'était forcément un vaisseau de l'espace. Il retenait son souffle, il regardait, écoutait. Soudain, une porte ronde s'ouvrit au milieu de la coque en forme de disque, une échelle en jaillit, une femme apparut, puis un homme, et ils sautèrent ensemble sur le sol. La femme était brune, l'homme blond, presque roux : ils étaient de même taille et portaient tous deux les cheveux longs, touchant presque leurs épaules gainées d'un tissu blanc brillant, comme mêlé d'aluminium.

Ils firent trois ou quatre pas vers Jacques, inclinèrent la tête de concert et se présentèrent en prononçant chacun leur nom d'une voix mélodieuse : « Vinciane », « Kevin »… Puis Vinciane fit un pas de plus.

— « Tu t'étonnes peut-être que nous soyons humains ? » dit-elle. « Mais, comme toi, nous vivons sur la Terre.

— Nous sommes des voyageurs du temps… » ajouta Kevin.

— « …et nous venons de l'an 2000 ! » termina Vinciane.

Le futur, pensa Jacques. L'an 2000, un avenir presque inimaginable tant il semble lointain !

Vinciane sourit, s'avança encore, tendit la main à Jacques.

« Quelle joie pour nous de te rencontrer, Jacques Dumont ! »

Jacques avala sa salive, hocha la tête, incapable de prononcer un mot, ni même de prendre la main tendue de Vinciane. Kevin approcha à son tour, les bras ouverts, souriant.

Vinciane fit plusieurs pirouettes vives, comme si elle dansait. Elle semblait si gaie, si amicale, qu'il se détendit, sourit à son tour, serra la main qu'elle lui tendait, puis celle de Kevin.

« Nous sommes venus… » commencèrent-ils en chœur, puis ils éclatèrent de rire et Kevin finit seul la phrase : « …t'inviter à un voyage dans ton futur : un voyage en l'an 2000, notre époque. »

Bouleversé, subjugué, Jacques ne faisait que regarder les visiteurs, de tous ses yeux. Ils semblaient âgés d'une vingtaine d'années : pour Jacques, c'était l'âge merveilleux des héros de roman, l'âge des grandes aventures et des belles amours. L'âge qu'il aurait voulu avoir, tout de suite, et pour toujours.

Il attendait des voyageurs de l'espace ; ces deux-là venaient du futur, c'était mille fois mieux encore.

« Si tu as des questions, nous y répondrons au cours du voyage. » dit Kevin.

L'émotion de Jacques ne le paralysait plus, elle le soulevait, le transportait soudain de bonheur.

Il répondit, d'une voix un peu étranglée : « Oui, je suis prêt à vous suivre ! ».

Il était assis dans la cabine de pilotage de la soucoupe, pleine de cadrans, de lumières clignotantes, de tableaux, de boutons…

« Cette machine peut se déplacer aussi facilement à travers l'espace qu'à travers le temps. » expliqua Vinciane à Jacques.

En une minute, l'engin s'éleva à des centaines ou peut-être des milliers de kilomètres au-dessus de la Terre, qui ne fut plus, par les hublots, qu'une grosse boule bleue, verte et brune. Fasciné par cette vision, magnifique et un peu effrayante, Jacques voulut se dresser sur son siège pour mieux voir. Mais une invisible ceinture le retint contre le dossier ; il retomba, le souffle coupé.

Soudain, la vision s'éteignit, les hublots devinrent noirs, la lumière pâlit et trembla à l'intérieur de la cabine. Jacques fut pris de vertige ; il se sentit tourner comme une toupie, mais il respira très fort et son malaise se dissipa peu à peu.

— « Nous sommes en route vers le futur. » annonça Kevin.

— « Comment est-ce… l'an 2000 ? » demanda Jacques. « Magnifique ? »

Vinciane approuva d'un signe de tête.

— « Je crois qu'on peut le dire : magnifique. »

Jacques dut lutter contre une autre forme de vertige, qui lui donnait l'impression de tomber comme une pierre dans l'obscurité, et l'instant d'après de monter comme une flèche. Il se laissa aller, pensa à son rêve en train de s'accomplir, l'impression pénible s'atténua, devint presque un plaisir.

Il demanda : « Peut-on voyager aussi vers les planètes ?

— Mais oui. » répondit Vinciane. « Même vers les étoiles. Après ce voyage avec toi, nous devons participer à la première expédition terrestre pour Alpha du Centaure, à bord du vaisseau spatial de l'O.N.U., le Jules-Verne. L'Organisation des Nations Unies existait… existe déjà en 1948, si mes souvenirs sont bons ? »

Jacques approuva d'un signe de tête. Kevin annonça qu'il branchait le pilote automatique. Il se pencha vers le tableau de bord, puis se retourna, les mains sur les hanches, libéré de toute contrainte.

— « Nous avons, depuis 1988, un gouvernement mondial, formé par l'O.N.U., qui fait régner la paix sur tous les continents. »

Alors que Jacques s'abandonnait au vertige, devenu griserie, Vinciane compta sur ses doigts pour énumérer toutes les merveilles de l'an 2000 : « Un, deux, trois… ».

« Un : toutes les maladies sont facilement guéries par la médecine et la chirurgie. Pour les interventions délicates et dangereuses, les médecins sont assistés par des machines à calculer infaillibles : les cerveaux électroniques ou “ordinateurs”. Deux : grâce à l'énergie magnétique de la Terre, disponible partout en quantités illimitées, propre et presque gratuite, les pénuries d'eau, de nourriture, de logement aussi ont été vaincues. Par exemple, on peut dessaler l'eau de mer à peu de frais, produire des matériaux de construction ou cultiver des légumes et des fruits dans d'immenses serres chaudes à très bas prix, etc. Tout cela avec l'aide des ordinateurs. Il n'y a donc plus de pauvreté, encore moins de misère en nul endroit de la planète. Trois : l'État mondial pourvoit aux besoins essentiels de tous, sans rien exiger en échange. Quatre : les communications par radio, télévision et ordinateur sont instantanées entre toutes les régions du monde et à la disposition de tous… »

Jacques n'avait jamais vu la télévision. Mais il avait lu au dernier chapitre de son livre d'Histoire de son cours moyen qu'elle fonctionnait déjà en Amérique, en Angleterre et même à Paris. On concluait en disant que cette merveille se répandrait partout d'ici la fin du siècle. Il connaissait aussi l'existence des machines à calculer marchant à l'électricité. Ainsi, le monde de l'an 2000 était bien tel qu'on pouvait l'imaginer sans trop d'effort !

Vinciane voulait continuer sa démonstration, mais Kevin arrêta sa compagne d'un geste…

— « Notre jeune ami découvrira tout cela par lui-même.

— C'est vrai. » dit Vinciane. « Il le verra, puisque nous allons lui faire visiter plusieurs grandes villes de la Terre et il le racontera dans une rédaction, en classe de cinquième : J'ai vu l'an 2000. »

Pourquoi pas ? pensa Jacques. Mais il préférait pour le moment oublier l'école. La lumière revint progressivement dans la cabine. Fasciné, Jacques fixa la boule bleue suspendue au fond de l'espace. Le spectacle était d'une beauté prodigieuse.

— « Est-ce la… »

Vinciane ne le laissa pas finir sa phrase : « Mais oui, c'est bien notre planète, ta planète. Mais aujourd'hui, nous sommes le 24 septembre 2000 ! »

Kevin posa la main sur son épaule.

— « Quant à nous, Vinciane et moi, nous sommes tes petits-enfants. C'est pour cela que nous sommes venus te rencontrer. »

Les deux envoyés se regardèrent avec un sourire mystérieux.

— « Nous te connaissons et nous t'avons retrouvé grâce à un célèbre document découvert en 1989. » dit Vinciane.

— « Mes petits-enfants ! »

Jacques s'étrangla. Vinciane éclata de rire.

— « Eh bien, tu en fais une tête ! Oui, Kevin et moi sommes cousins et nés tous les deux en 1980. Et c'est parce que nous sommes tes descendants que le Conseil scientifique planétaire nous a choisis pour cette mission. »

Les envoyés se turent, et Jacques remarqua leur visage soudain très grave. Il se demanda : Et pourquoi moi ? Mais il fut aussitôt distrait par un geste de Vinciane qui montrait un point de la Terre vers lequel la soucoupe semblait plonger et qui grossissait rapidement.

« Pacific Island. » dit-elle. « Une île artificielle entre Hawaï et Tahiti, au milieu de l'océan. Le gouvernement et le Conseil scientifique y sont installés : c'est la capitale du Monde.

— Et la France ? » demanda Jacques.

— « Toujours aussi belle. » répondit Kevin. « Préservée des gaz d'échappement par la propulsion électromagnétique des véhicules. Loisirs développés, avec la semaine de travail de vingt-quatre heures. Villes-parcs sans bruit, gaies, campagnes-jardins, tranquilles mais très peuplées… Et au milieu des parcs et des jardins, des écoles, collèges, lycées de verre et de lumière, classes de quinze élèves, travail le matin, jeu et sport l'après-midi ! Et tout à l'avenant, et le reste du monde n'est pas très différent de la France.

— N'oublions pas le climat maîtrisé. » ajouta Vinciane. « Plus de grandes catastrophes naturelles, avalanches, inondations, cyclones, sécheresses ! »

Jacques regarda les gratte-ciel et les plates-formes de Pacific Island foncer vers la soucoupe.

Il fut repris par le vertige ; mais c'était moins l'effet de l'atterrissage que celui de l'émotion qui lui serrait la gorge.

— « Et vous allez me montrer toutes ces merveilles ? » demanda-t-il.

— « Tu verras de nombreux pays et les principales villes, et même ton village. »

Kevin et Vinciane échangèrent un coup d'œil.

— « Plus tard, il faut que tu te souviennes de tout ce que tu auras vu… »

La soucoupe se posa doucement sur une plate-forme. Jacques arrêta un instant de respirer, mais il ne ressentit pas le moindre choc.

Et il visita quatre continents, dix pays, vingt villes : des villes sans fumée, sans vacarme et sans taudis. Il put contempler bien d'autres paysages, bien d'autres prodiges de la technique sur les écrans géants de la télévision trois-dimensions. Et il vit que Kevin et Vinciane n'avaient pas exagéré : la Terre de l'an 2000 semblait un paradis pour tous où vraiment personne n'était oublié.

Les deux envoyés l'accompagnaient et le guidaient, attentifs à lui faire découvrir leur monde dans les moindres détails.

Le survol de son village natal, à moyenne altitude, fut un grand moment d'émotion. Il pensa à ses parents, à sa maison, à son chien, à la classe de cinquième qui l'attendait en 1948, mais ne lui paraissait plus aussi menaçante. L'appareil ne se posa pas.

Et toujours Vinciane et Kevin répétaient : « Regarde bien, souviens-toi, n'oublie rien. »

Ils insistaient tant qu'il demanda : « Est-ce donc si important ? ».

Et ils répondirent d'une même voix : « Oui, c'est très important. ».

Le soupçon lui vint alors qu'ils ne disaient pas toute la vérité. La question : Pourquoi moi ? se remit à trotter dans sa tête. Il se rappela leur allusion à un mystérieux document, grâce auquel ils l'avaient retrouvé. Il les questionna ; ils hochèrent la tête en souriant.

« Un des documents les plus importants du siècle. » confirma Vinciane.

Il crut qu'elle plaisantait, ou au moins qu'elle exagérait.

Le moment de rentrer à son époque vint trop vite. Ébloui, le cœur rempli de joie et de regrets à la fois, il monta dans la soucoupe entre ses deux amis — non ! —… ses petits-enfants ! Au fond du ciel, il vit la Terre s'éloigner et redevenir une magnifique boule bleue.

L'obscurité se fit, puis se dissipa. La soucoupe redescendit vers le sol.

Kevin expliqua : « Nous allons nous poser à l'endroit exact et au moment exact de notre premier atterrissage. ».

Vinciane prit le bras de Jacques.

— « Tu feras très attention à ce que tu diras quand tu écriras ta prochaine rédaction.

— Ma prochaine rédac ?

— Oui, celle où tu raconteras ton voyage et où tu décriras l'an 2000.

— Mais je… Est-ce que je saurai ? » balbutia-t-il.

Kevin le rassura d'une bourrade amicale dans le dos.

— « Tu sauras l'écrire, puisqu'on la retrouvera en 1989 !

— Mais alors… ma rédac, est-ce le mystérieux document ?

— Oui ! »

La soucoupe s'arrêta à quelques centimètres au-dessus du pré. Jacques sauta, seul, la gorge serrée par l'émotion. Il foula l'herbe rase, fit deux ou trois pas et se retourna. Vinciane et Kevin, tête contre tête, dans l'encadrement de la porte ronde, le saluèrent d'un même geste. Il leva une main tremblante.

— « Au revoir ! Au revoir ! »

Il rentra au village, à petits pas, perdu dans ses pensées. La rédaction ? Tout partait de la rédac ! Il se rappela le titre que lui avait soufflé Vinciane : J'ai vu l'an 2000. Les envoyés étaient venus à cause de ce récit, très important, selon eux. Ils étaient venus lui offrir ce voyage qu'il raconterait… qu'il avait raconté… enfin… qu'il devait raconter !

Et qu'il voulait passionnément raconter pour que le monde de l'an 2000 existe, tel qu'il l'avait vu : le paradis de l'avenir !

C'était son rôle, sa mission, sa responsabilité. Il allait contribuer par sa rédac au bonheur futur de l'Humanité.

Et il ne s'ennuierait pas en cinquième !

Première publication

"les Envoyés de l'an 2000"
››› Contes et légendes de l'an 2000 (anthologie sous la responsabilité de : Élisabeth Gilles Sebaoun ; France › Paris : Nathan, décembre 1999)