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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury les Cygnes…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

les Cygnes se créent dans le ciel

Je suis toujours ramené vers les lieux où j'ai vécu.

Truman Capote

Petit-déjeuner chez Tiffany

Il faut toujours finir ce qu'on a commencé. Vieille règle de morale, de vie et d'action. Simon Pernal avait décidé de se soûler ce soir-là. L'entreprise était en bonne voie.

Il s'installa dans son fauteuil gonflable avec la bouteille de Chivas Regal à sa droite, sur une table de jeu à damiers noirs et blancs, une pipe bourrée à sa gauche, sur un guéridon, pour en tirer de temps en temps quelques bouffées. Il n'était pas un vrai fumeur, mais la pipe, dans les cas graves, aidait à pousser l'alcool. Suprême raffinement, il posa sur ses genoux un livre qu'il ne lirait pas : Petit-déjeuner chez Tiffany, de Truman Capote, dans une vieille édition du Livre de poche.

Il y avait trois choses merveilleuses dans ce bouquin, toutes les trois, par chance, réunies sur la couverture. Le nom de l'auteur, d'abord, drôle, tendre, superbe. Un nom comme ça, on ne l'inventerait pas. Truman Capote doit être mort, maintenant ? Le titre ensuite, nostalgique, désinvolte. Enfin, la photo de la fille, une splendide rouquine au sourire éclatant. Sans doute une comédienne célèbre en ce temps-là (vers les années soixante ou soixante-dix). S'il avait eu une fille comme ça pour lui tenir compagnie, il aurait sans doute oublié Dinella une heure ou deux, ou toute la vie. Un sourire gai, un regard fripon contre une âme italienne en détresse ! Dinella, tu es une salope !

Et Domik, Domik ton fils, crois-tu que tu pourrais l'oublier avec une rouquine superbe ?

« Je suis toujours ramené vers les lieux où j'ai vécu… » C'est la première phrase du Petit-déjeuner. Une des plus belles, dans sa simplicité, de la littérature de tous les temps. Il la prononça à haute voix, comme une incantation ou un exorcisme. Puis il pensa : Dinella et Domik sont les seuls lieux où j'ai réellement vécu. Mes amours, mon territoire…

Il déboucha avec soin la bouteille de Chivas et remplit son verre. Puis il but lentement, attentif à la couleur du whisky, à sa chaleur râpeuse, à son goût de suc animal. Le fond sonore manquait. Simon se leva et mit un disque de Kafi. La première chanson était "les Pâturages du ciel".

Marchez dans l'herbe couleur d'océan
Mais n'écrasez pas les nuages blancs !

Ô Dinella, ma Dina, pourquoi m'as-tu fait ça ? Et toi, Domik, comment as-tu pu la croire ?

Il but encore.

Il attendait l'euphorie ; ce fut la lucidité qui vint, et il se sentit effroyablement seul.

Vieux… Dinella lui avait dit, devant leur fils : « Tu es trop vieux, c'est pour ça qu'ils t'ont viré. Trente-huit ans et alcoolique. Tes organes sont pourris. Comme garant par corps, tu ne vaux plus rien. Et la banque t'a foutu à la porte ! ».

Domik l'avait regardé, épouvanté. Ton père est pourri. Il va bientôt crever ! Simon était sûr qu'elle avait pensé ça. Elle le dirait à Domik un jour ou l'autre. Pourtant, il n'avait même pas dix ans de plus qu'elle. Et elle savait bien pourquoi, en réalité, il avait perdu son emploi.

En réalité, eh bien, cet emploi n'existait plus. La filiale française de l'I.B.B., l'International Bio-Bank, avait licencié ses derniers garants par corps. On ne greffait plus d'organes adultes, à cause des mécanismes de rejet qu'on n'avait jamais pu maîtriser tout à fait. On utilisait des pièces biologiques d'origine embryonnaire… Il faudra que j'explique ça à Domik. Il a presque onze ans. Il peut comprendre.

Et puis je chercherai du travail.

Simon savait quel genre de boulot on proposait aux anciens garants. Certainement pas des trucs dont on puisse se vanter auprès de son jeune fils.

Il versa un autre verre de whisky, le but et scruta le tapis, dans l'espoir de découvrir un signe qui lui donnerait une piste. Une piste pour l'avenir… Est-ce que je ne vais pas me retrouver demain mendiboulo dans un camp d'hébergement ?

Pas de signe. Il se laissa retomber au fond de son fauteuil. Kafi chantait.

Courez, courez dans les prairies du ciel
Mais ne chassez pas le cygne éternel !

Le téléphone sonna, jouant sur deux notes l'air des Kleptomanes.

« Simon chéri ? C'est Dina ! »

L'appareil était un système intégré, avec clavier, téléviseur et cassette. Il ne valait pas plus qu'un rein en bon état, du moins depuis l'arrivée sur le marché des organes embryo. Simon calcula combien il pourrait en tirer, tandis que le visage étroit, un peu félin, de Dinella s'encadrait sur l'écran.

« C'est Dina. Tu me vois ? »

Simon grogna. Elle avait aussi le téléphone intégré. Son marchand de soupe lui avait offert le gadget qu'elle avait tant regretté en quittant Simon. Une sale petite-bourgeoise, voilà ce qu'elle est, ma Dinella !

« Tu ne dis rien ! » gémit-elle en balançant sa lourde chevelure brune.

Elle prenait la pose devant l'œil électronique de la machine. On voyait bien qu'elle n'avait pas encore l'habitude.

— « Que veux-tu que je te dise ? »

Trente-huit ans et alcoolique. Tes organes sont pourris ; c'est pour ça que la banque t'a foutu à la porte !

— « C'est à cause de Domik, Simon. Est-ce qu'il est chez toi ?

— Comment, chez moi ? Tu sais bien que non ! »

Domik… Elle lui avait dit que son père était trop vieux, qu'il ne valait plus rien comme garant par corps et qu'il allait crever. Oui, elle avait dit à peu près ça à leur fils. Et maintenant, elle demandait si le gosse était ici !

— « Il n'est pas rentré, ce soir ! » dit-elle. « J'ai téléphoné un peu partout. Il n'est chez aucun de ses copains. Il a disparu à la sortie du collège. Je pense que c'est une fugue. Je ne suis pas trop inquiète. À ton avis, qu'est-ce qu'il faut faire ? »

Simon eut envie de répondre : « Demande au marchand de soupe ! ». Mais il s'agissait de Domik, son fils. Il s'éveilla brusquement de cette rancuneuse torpeur dans laquelle le maintenait l'alcool. Domik avait disparu. Domik était parti !

— « Il faut prévenir la police. » dit-il.

— « On t'a pas attendu. Bob s'en est occupé il y a plus d'une heure. Les flics ont dit que Domik risquait rien, avec la Charte. »

Simon regarda sa montre. Onze heures vingt. Oui, la Charte…

— « Tu n'as aucune idée ?

— Non, aucune. Je pensais que toi…

— Peut-être. Je vais aller voir.

— Tu vas pas sortir à cette heure-ci ? C'est idiot ! Qu'est-ce que tu feras de plus ? Les flics nous ont dit que Domik ne risquait rien avec la Charte. On l'applique bien, par ici, ils ont dit !

— C'est commode pour eux !

— Tu sais ce qu'ils m'ont raconté ? Que Jim le Jaune était en ville ! Et on en a parlé à la T.Vidéo ! Il doit être venu pour un règlement de comptes, hein ? Alors, tu penses, ils n'ont pas le temps de s'occuper des gosses perdus ! »

Simon médita à haute voix.

— « James Ferjick, dit Jim le Jaune. L'idole des bandes… »

Dinella rejeta une mèche de cheveux qui cachait son œil droit. Il y avait maintenant une certaine douceur dans son regard.

— « Ce James a signé la Charte, d'après ce qu'ils m'ont dit.

— Ferjick a été un des promoteurs de la Charte. Tu sais qu'il a travaillé quelque temps dans la… Enfin, comme garant par corps. Pas à l'I.B.B. mais dans une affaire allemande. »

Dinella haussa les épaules, mais sans brusquerie.

— « Je ne crois pas que tu doives sortir, Simon. » dit-elle gentiment. « Je t'ai appelé pour te prévenir et pour te dire que j'ai fait le nécessaire. Je… En bien, tu n'as jamais prétendu que je ne m'occupais pas de Domik, je le reconnais. Mais tu aurais pu en profiter pour… enfin, mets-toi à ma place. J'espère que tu ne m'en veux pas… Alors, Bob va organiser les recherches.

— C'est à moi d'organiser les recherches. » dit Simon sans trop de conviction.

— Je reconnais que tu as des tripes, mon… Simon, je regrette ce que j'ai pu dire à un moment. Je… Je ne le pensais pas. Mais tu n'as pas les moyens de Bob. Tu ne connais personne. Lui, rien qu'en causant avec ses clients…

— J'y vais. Domik est mon fils. Je dois le chercher !

— Écoute, Simon : tu es ridicule. La Charte le protège.

— Ce n'est pas une raison pour abdiquer. Je me sens responsable.

— Je ne sais que te dire. Fais comme tu… Tu as du cran ! »

Dinella coupa brusquement pour ne pas montrer son émotion.

Domik s'amusait à repérer ses constellations préférées. Il en découvrait toujours de nouvelles. Il nomma la Sirène, le Gerfaut, le Roi des aulnes, la Flamme rouge, le Baobab, le Tigre du Bengale, le Python sacré…

L'univers entier appartenait à Domik, ce soir-là. Il en avait décidé ainsi.

La nuit était bleue, tendre, vivante ; la lune étendait sur la campagne un rideau de velours doré que le vent faisait parfois trembler très doucement. L'air tiède se chargeait d'une entêtante odeur de violette.

Domik n'avait pas mangé et tirait de ce petit sacrifice une intense exaltation. Il marchait d'une allure régulière et il se sentait vivre avec force. Sur le revêtement du trottoir, son pas claquait sec dans le silence de la nuit — seulement troublé de loin en loin par le rugissement de quelques motos… Les mains dans les poches de son jean, le col de son blouson relevé et ses chaussures à tige élastique serrées aux chevilles, il se laissait glisser sur la pente d'une très vaste prairie… La minicassette suspendue à son épaule par une fine courroie chantait avec la voie de Kafi le Muezzin.

Courez, courez dans les pairies du ciel
Mais ne chassez pas le cygne éternel !

Simple coïncidence. Il y a tant de prairies dans l'univers !

La forêt était encore lointaine. Pas un seul arbre pour lui cacher les étoiles. Les nuages blancs qui passaient, au-dessus de l'horizon, semblaient tout à fait transparents.

Courez, courez dans les pairies du ciel !

La grosse étoile jaune qui scintillait entre la Flèche et le Roi, c'était Pella, que Domik aimait entre toutes. Autour de ce soleil, plus gros et plus beau que le soleil de la Terre, gravitait la planète Bellune…

Bellune, la planète de Johnny Storm. La planète sans villes. Johnny Storm était un des plus terribles aventuriers de la Galaxie. Mais il avait signé la Charte de l'Espace. Contrairement à celle de la Terre, la Charte de l'Espace protégeait tout le monde. Les enfants, bien sûr, mais aussi les adultes, les hommes et les femmes qui avaient besoin d'aide et de secours. Les vieux surtout. Domik estimait cela beaucoup plus juste.

Une petite étoile brillait d'un éclat bleuté presqu'au zénith, figurant l'œil du Tigre. Elle s'appelait Nazirine. Elle possédait deux planètes sœurs, Lij et Reï, toutes les deux très mystérieuses. Vers la queue du Python, à l'est, on pouvait voir une géante gazeuse nommée Tokatadi. Autour de Tokatadi, gravitaient vingt-deux planètes dont la plus petite était aussi grosse que Jupiter. Une double, Kartus et son compagnon, marquait la fourche du Baobab…

Il y avait tant d'étoiles dans le ciel…

Domik courait dans la prairie. L'herbe lui montait à mi-jambe. Un vent frais le souffletait. La ligne sombre de la forêt se rapprochait sur sa droite. Il obliqua légèrement, car il ne voulait pas quitter la prairie.

Une demi-douzaine de cavaliers filèrent en direction des collines, loin devant, mais ne firent pas attention à lui. Salut, camarades ! Grâce à la Charte de la Prairie, on ne pouvait rencontrer que des amis entre la rivière Kogody et les monts TeriLarac.

Un petit animal courait maintenant près de lui. La nuit était devenue plus noire et, dans l'herbe haute, il le distinguait mal. Cela semblait un très gros chien ou un tout petit poney. Peut-être un poney aurait-il dû faire plus de bruit. Pourtant la tête avait quelque chose de chevalin… L'animal le dépassa. Une diligence tirée par au moins douze chevaux apparut sur la droite, à mi-chemin de la forêt. Derrière ses fenêtres, on voyait clignoter de faibles lumières.

Domik atteignit un terrain nu, semé d'éboulis. Il suivit un moment le lit d'un ruisseau asséché. La diligence avait disparu. Il s'arrêta au pied d'un rocher moussu en forme de croc. Il avait cru voir un éclair à l'horizon. Peut-être un orage. Ou peut-être un coup de feu. Il se demanda si la Charte de la Prairie protégeait les diligences. Sans doute, mais pas dans le désert. Il frissonna. D'un coup de pouce, il remit la cassette en marche.

Voyez : les cygnes se créent dans le ciel,
Les cygnes blancs, les cygnes éternels…

Il préférait ne pas entendre les détonations. La diligence avait dû être attaquée à la limite de la Prairie par les guerriers d'une peuplade sauvage, les Bjorns, les Hourkas ou les Rzuks… Les Rzuks venaient d'une étoile de la constellation du Gerfaut. Ils étaient assez féroces et ils avaient été les derniers à signer la Charte de la Prairie. Ils guettaient les voyageurs adultes à la limite du désert ; ils les déshabillaient et les tondaient, puis ils les dépouillaient de toutes leurs richesses. Les Hourkas envoyaient des signaux de fumée ; les Rzuks communiquaient avec des signes secrets dans le ciel. Ils étaient les plus fascinants.

Voyez : les cygnes se créent dans le ciel…

Domik avançait maintenant sur un chemin formé de gros galets ronds et lisses. Grâce au clair de lune, il pouvait facilement bondir de l'un à l'autre sans risquer de se casser la figure. Quelques cierges se dressaient sur les bords du chemin. Parfois, la silhouette d'un cavalier se détachait au loin.

Il entreprit d'escalader une colline rocailleuse. Sur cette pente, la végétation se réduisait à quelques chardons et à de rares touffes de buissons épineux. La montée était pénible. La clarté de la lune ne révélait pas tous les pièges du terrain. Domik décida d'être en haut. Il lui fallait s'orienter. Le temps virevolta. Les Twirs d'Anko-Dayak savaient faire cela. Il fut au sommet de la colline. D'abord, chercher la constellation du Triangle. La voici. C'est un triangle très plat. Le centre du cercle circonscrit se trouve à l'extérieur : c'est l'Étoile polaire, Melaine Mel. Le nord… La rivière Kogody est de ce côté. Le poste des Espagnols doit être par là. En route !

Il était de nouveau obligé de marcher. Il ne connaissait pas très bien la technique des Twirs. Il ne pouvait pas faire virevolter le temps deux fois de suite. Oh ! s'il avait voulu, il aurait facilement trouvé un cavalier qui l'aurait pris en croupe et conduit au poste. Mais il n'y tenait pas. Les cavaliers des peuplades sauvages qu'on rencontrait dans ce pays étaient gentils avec les jeunes voyageurs. Ils avaient tous signé la Charte de la Prairie. Mais le poste des Espagnols était situé au-delà des limites de la Prairie, quelque part entre le désert et la forêt. Les hommes qui se cachaient là n'étaient pas protégés par la Charte comme lui-même. Mieux valait ne pas livrer aux cavaliers le secret de leur refuge.

Domik se mit en route vers le sud-ouest, entre une ligne de rochers arrondis et une falaise basse, hérissée de cactus, qui surplombait un étroit sentier tracé par les bêtes du désert. Il pouvait identifier presque tous les bruits qu'il entendait. Le grattement presque imperceptible du sable soulevé par le vent ; puis, un ton plus haut, le crissement timide des insectes ; et, toujours, en montant la gamme des sons, le doux chant d'un ruisseau presqu'à sec, à la limite de la prairie ; de temps en temps, l'appel rauque d'un oiseau de proie, le brusque fracas déclenché par un loup, un coyote ou n'importe quel animal du désert qui s'enfuyait à son approche. Parfois, un ululement profond et sourd montait de la forêt, une cavalcade grondait sur les pierres du chemin, une détonation claquait et l'écho glapissait…

Le ciel se couvrait ; à l'ouest, la forêt s'enfonçait dans l'obscurité. L'odeur crue de l'orage avait remplacé le parfum des violettes de la Prairie… Domik serra son col, puis il se mit à courir, coudes au corps, pour se réchauffer.

À un détour du sentier, les cavaliers surgirent. Ils étaient quatre, coiffés de feutres à large bord, laser à la ceinture. Ils s'arrêtèrent. Leurs bêtes piaffaient nerveusement. Le chef releva ses lunettes anti-simoun et s'approcha de Domik, qui s'arrêta aussi et le regarda avec calme.

« Où vas-tu si vite, camarade ? »

Domik ne jugea pas utile de mentionner le poste des Espagnols.

— « Ce n'est pas que je sois pressé. » dit-il. « Je courais pour me réchauffer. Je continuerai aussitôt que tu voudras bien sortir ce canasson de mon chemin ! »

Le cavalier éclata d'un rire sonore qui couvrit le grondement des montures écumantes.

— « Peur de rien, mec ? Tu sais qui je suis ?

— Tu ne me parais pas tout à fait assez futé pour être un Rzuk. Alors, tu dois être un Hourka ou un Bjorn !

— Je m'appelle Jim le Jaune !

— Je suppose que tu as signé la Charte. Alors, tu vas me foutre la paix !

— Et si je l'avais pas signée ?

— Eh bien, mon vieux, je ne donnerais pas cher de ta peau, dans le monde où nous vivons !

— Bien sûr, je l'ai signée. Le moyen de faire autrement, dans le monde où nous vivons ?

— Et qu'est-ce que tu viens faire en ville ?

— Régler mes affaires ! Occupe-toi des tiennes ! »

Domik fit un pas en avant.

— « Tu pourrais être poli. Je m'occuperai de mes affaires quand tu auras enlevé cette haridelle de là-devant. Allez ! Ou je lui flanque une trouille qu'elle n'oubliera pas de sitôt ! »

Jim écarta son cheval et ses compagnons l'imitèrent en maugréant. Le chef toucha son chapeau.

— « Salut, mec. Sans rancune !

— Salut, camarade. » dit Domik. « Sans rancune, parole ! »

C'était une nuit tiède de la fin du mois de mai. Simon Pernal marchait à grand pas, en rasant les murs des immeubles neufs de la rue Sartre. Il aurait pu prendre sa voiture. Il avait hésité un long moment. Mais on lui avait retiré son permis de nuit quand il avait perdu son emploi. En se faisant piquer, il risquait le retrait à vie du permis général. Et sans permis, il ne trouverait plus jamais de travail. Il deviendrait mendiboulo pour le reste de ses jours. À pied, il risquait une sale rencontre. Ou plusieurs. C'était l'heure où les deux bandes qui se partageaient la ville après le crépuscule, les Motards et les Surfers, se mettaient en quête d'une proie à tourmenter. En commençant, bien sûr, par la périphérie et les quartiers isolés. Elles descendaient seulement vers le centre après minuit…

Simon ne s'inquiétait pas trop pour Domik. Tous les chefs de bande avaient signé la Charte des Nocturnes par laquelle ils s'engageaient à ne pas s'attaquer aux enfants de moins de quinze ans et même, le cas échéant, à leur porter secours, au péril de leur propre sécurité. Ils respectaient toujours cette règle, moyennant quoi ils étaient plus ou moins tolérés par les autorités. La police n'intervenait qu'en cas de bavure, de grosse bavure même, ce qui restait d'ailleurs fréquent.

Dans cette société du dernier quart de siècle, l'enfant était sacré. Plus sacré qu'il ne l'avait jamais été à une autre époque. L'opinion ressentait un meurtre d'enfant cent fois plus fort que n'importe quel crime, que n'importe quelle catastrophe. Les enfants devaient être protégés à tout prix… même au prix de certains sacrifices dans le domaine de la morale et de l'ordre. La Morale, l'Ordre que les bandes pouvaient mépriser et bafouer avec de sérieuses chances d'impunité à condition de respecter strictement la Charte. Stoïques, les adultes acceptaient les inconvénients de la Charte. Le monde ressemblait à une jungle… où l'enfant était roi.

Les motos grondèrent, furent à sa hauteur, bondirent sur le trottoir et l'encerclèrent avant qu'il ait eu le temps de se rendre compte qu'il était cerné par une bande.

Une machine, montée par un garçon vêtu de simili rouge, barrait complètement le trottoir devant lui. Dix moteurs tournaient au ralenti. Simon esquissa le geste de se boucher les oreilles, puis s'arrêta aussitôt. Les Motards n'aimaient pas ça.

« Où vas-tu à une heure pareille, camarade ? »

La voix n'était pas hostile, juste un peu moqueuse. Mais Simon ne pouvait pas parler du q.g. de la rue d'Espagne. Les bandes n'avaient aucune sympathie pour les garants. D'ailleurs, il ne savait pas si les anciens de la Bio-Bank se réunissaient encore dans cet appartement loué par une association dissoute. Le téléphone avait été coupé.

Simon hésita.

— « Je cherche mon fils. » dit-il en se balançant sur une jambe pour se donner un air détendu.

Les Motards avaient la réputation de respecter la Charte à la lettre. Peut-être pourraient-ils l'aider à chercher Domik. Seulement, il ne pouvait expliquer le cas en détail. Les trois filles de la bande, surtout, l'écoutaient avec une grande attention. Peut-être commençaient-elles à douter de sa bonne foi.

— « Et si on le rencontre, ton gosse, qu'est-ce que tu veux qu'on lui dise ? »

C'était un point délicat. Simon aurait bien voulu recueillir Domik pour la nuit, mais cela semblait dangereux. Il pourrait être accusé d'enlèvement. En outre, les Motards risquaient de découvrir le mensonge et de le lui faire payer.

— « Si vous le voyez, vous lui dites qu'il passe un coup de fil à sa mère. Il vit avec elle. Nous sommes séparés. Elle s'inquiète beaucoup…

— Et toi, tu t'inquiètes pas ? » demanda un Motard. « Tu t'en fous, de ton môme ? »

Simon haussa les épaules.

— « Si je m'en foutais, je serais pas en train de courir les rues au milieu de la nuit, avec…

— Avec quoi ? »

Simon répondit par une grimace. Il avait failli dire : « …avec les bandes qui tiennent la ville. » ou quelque chose comme ça. Le type n'insista pas.

— « Parle plus fort ! » cria une fille. « T'as une extinction de voix ou quoi ? »

Simon la regarda d'un air morne. Impossible de savoir si c'était bien une fille. Avec les casques et les lunettes, on distinguait très mal les visages. Le grondement des moteurs couvrait les voix. L'atmosphère devenait peu à peu irrespirable. Simon se demanda si les Motards s'amusaient ou s'ils avaient l'impression d'accomplir un devoir qui méritait tous les sacrifices.

— « Je pense que mon fils est peut-être allé passer la nuit chez un copain ! » hurla-t-il.

Le chef de bande et une des filles se concertèrent. Il ne comprit pas ce qu'ils disaient. L'habitude de converser dans le bruit de leurs machines les avait amenés à utiliser un code fait de sifflements et de miaulements.

— « T'as l'adresse de ses copains ? » demanda la fille.

— « J'ai deux ou trois adresses. » dit Simon.

— « Eh, dis donc, » fit le chef, « c'est pas des heures pour aller sonner chez les gens. »

La fille rigola.

— « T'as la trouille, Grand-Duc ? Si on cherche un môme en cavale, c'est toujours l'heure.

— Faudrait savoir pourquoi il est en cavale.

— Le seul moyen de savoir, » dit un autre gars, « c'est de trouver le môme et de lui poser quelques questions. »

Le chef eut un grognement rauque.

— « On a autant de chance de tomber dessus que de ramasser un chèque au porteur d'une brique !

— Je ne sais pas pourquoi Domik a fait une fugue. Je ne sais même pas si c'est une fugue. De toute façon, je ne suis pas responsable : il ne vit pas avec moi… »

Aussitôt, Simon regretta cette réflexion, à la fois lâche et maladroite. Depuis qu'il avait perdu son emploi, il était devenu un pauvre type. Il ne se reconnaissait plus.

— « C'est bien ce que disait le camarade Paulo : ton môme, tu t'en fous… Où tu vas, au juste ?

— Rue d'Es… rue d'Espagne. » dit Simon.

Peut-être n'aurait-il pas dû lâcher ce renseignement. Trop tard, mon vieux. Tu t'es laissé coincer. Dinella a raison : tu ne fais plus le poids.

— « Pourquoi t'as pas pris le bus ? »

Quatre Motards s'étaient rassemblés autour de Simon, après avoir calé leurs machines. La conversation commençait à prendre une tournure d'interrogatoire. Simon pensa que ce n'était pas le moment de se rebiffer. Tant que les Motards le croiraient, ils le traiteraient avec modération par respect pour la Charte. Mais s'ils venaient à douter de sa bonne fois, ça irait mal.

— « Trop tard. » dit Simon. « La rue d'Espagne est en dehors de la zone urbaine. Le bus s'arrête à minuit. Je suis venu avec le 44 B jusqu'à la place Zeller.

— Qu'est-ce que tu vas faire, rue d'Espagne. » demanda la chef.

Maintenant, la bande se méfiait. Ils étaient cinq autour de lui. Tu vas pas paniquer, toi, un garant !

Enfin, un ancien garant…

— « Domik a un copain qui habite là.

— Son nom, son adresse. »

Les mots étaient tombés sèchement. Le seul moyen de s'en tirer sans top de dégâts, c'était peut-être de dire la vérité. Toute la vérité. Mais Simon ne pouvait s'y résoudre.

Il hésita encore.

— « Je ne sais pas au juste. Vers le milieu de la rue… Côté impair. Il s'appelle… Jack. Le père…

— Vous voyez pas qu'il se fout de nous ! » cria une fille.

— « J'espère pour toi que tu nous racontes pas de conneries. » dit gravement le chef.

Simon sentait venir la catastrophe. Parler du refuge de la rue d'Espagne, c'était avouer qu'il était un ancien garant. Mais si les Motards lui demandaient ses papiers…

« Montre-nous tes papiers. » dit le chef. « Il y a quelque chose de pas clair dans cette histoire ! »

La jeep des Coureurs de la Plaine ralentit à la hauteur de Domik. Quatre hommes se trouvaient dans le véhicule. Le chauffeur fit un geste de la main.

Domik continua son chemin en sifflotant : « Marchez dans l'herbe couleur d'océan. Mais n'écrasez pas les nuages blancs !

— Oh ! Camarade ! » cria un des coureurs en levant son laser.

— « Salut, camarade ! » fit Domik. « J'espère pour vous que vous avez signé la Charte ! »

La voiture s'arrêta. Domik n'en fit aucun cas. Le sentier était plat. Ses sandales glissaient sur le sable. Il aurait pu marcher beaucoup plus vite. Il aurait pu courir. Il aurait pu voler… Il entendit le chauffeur de la jeep grogner puis repartir à sa poursuite.

— « Et si on l'avait pas signée ? » lança le chef des Coureurs derrière Domik.

— « Vous seriez de sacrées cloches ! » fit Domik sans se retourner.

Un peu plus tard, ils le rejoignirent de nouveau et le chauffeur maintint son véhicule tout près de lui.

— « Bien sûr, on l'a signée, cette saloperie de Charte ! » dit le chef. « Le moyen de faire autrement dans le monde où nous vivons.

— Pas de commentaires. » dit Domik. « Vous êtes de braves types puisque vous avez signé. Maintenant, je vous ai assez vus. Bon voyage ! »

Après les Coureur de la Plaine, surgit un cavalier solitaire montant un vieux cheval harnaché de bric et de broc.

« Salut mec !

— Salut ! » fit Domik sans s'arrêter. « J'ai encore un bon bout de chemin à faire. Pas le temps de causer. Tu trouves que la Charte est une belle saloperie mais tu l'as signée parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement dans le monde où on vit. Et comme tu as signé, tu es obligé de me foutre la paix. Au revoir ! »

Le cavalier inconnu éperonna son cheval et disparut dans le désert.

Domik arrivait maintenant dans une région humide. Il devait se trouver à proximité d'un petit affluent de la rivière Kogody. Il ôta ses sandales. Le sol détrempé suçait la plante de ses pieds avec un bruit de ventouse. Domik atteignit une bifurcation du sentier, dissimulée dans un épais fourré de bambous. La lune passa derrière un nuage et le paysage devint sinistre. À quelques pas, un renard effrayé s'enfuit.

De l'autre côté des bambous, il découvrit la rivière qui étalait paresseusement ses eaux. Il fut surpris de la voir aussi large. Maintenant que la lune était cachée, on ne distinguait plus rien à cinquante mètres. En tout cas, Domik ne pouvait apercevoir l'autre rive. Ah ! Ça devait être la rivière Kogody elle-même, non un affluent. La présence d'un bateau à roues, amarré à un débarcadère de bois, confirma cette impression.

Une lumière brillait sur le pont. Domik appela.

« Ohé du bateau ! C'est bien la rivière Kogody ? »

Une voix aigre répondit : « Non, c'est l'océan Pacifique, eh, connard ! ».

Quel Bjorn stupide. Domik ne se démonta pas.

— « Si vous avez signé la Charte, vous devez m'aider !

— Oui, mec. Et si on l'a pas signée ?

— Alors, vous ferez pas de vieux os dans le monde où on vit ! »

Le type prit le temps de cracher dans l'eau noirâtre.

— « Admettons que j'ai signé cette cochonnerie de papelard un jour où j'étais un peu trop saoul ! Qu'est-ce que t'en as à foutre de la rivière Kogody, camarade ?

— T'occupe pas. Réponds par oui ou par non puisque tu as signé la Charte. »

Le bonhomme se baissa pour prendre une bouteille posée à côté de lui. Puis, haussant les épaules, chuinta rageusement : « Ouais, ch'est la rivière Kogody ! Ch'p'tit égout. Chalut ! »

Domik décida de suivre la berge sur quelques centaines de mètres pour se repérer. Impossible de situer le poste des Espagnols. Il s'était salement égaré.

À peine deux minutes plus tard, une soucoupe volante se posa au milieu des roseaux. Sans qu'aucune ouverture n'apparaisse, un homme en vidoscaphe en sortit et sauta sur le sol.

« Salut Domik !

— Salut Johnny ! »

Johnny Storm au bord de la rivière Kogody ! Inutile de se poser des questions : ces sales bêtes de Rzuks avaient encore fait un mauvais coup…

Domik serra la main au commandant Storm. Celui-ci enleva le casque de son vidoscaphe et respira profondément.

— « J'arrive d'une planète du Tigre. » dit-il. « Anko-Doyak : tu connais ?

— La planète des Twirs ?

— Exactement !

— Qu'est-ce qui t'amène par ici ?

— Une sale affaire. » dit Johnny. « Jim le Jaune est dans le coin.

— J'ai rencontré un mec qui prétendait s'appeler Jim le Jaune. » dit Domik.

— « Comment était-il ?

— Plutôt petit. Assez gros. L'air encore jeune mais le crâne pas mal déplumé, avec quelques tifs blond paille qui lui pendaient sur le coin de la gueule…

— Bon, ça doit être lui.

— Pas un lion, si tu veux mon avis. Pourquoi tu t'occupes de ce type ?

— C'est un dangereux tueur !

— Il a signé la Charte.

— D'accord. Et il la respecte. Mais la Charte ne protège pas les adultes. Les petits vieux, par exemple.

— Oui, c'est injuste.

— Et puis il paraît que Jim le Jaune est venu dans cette ville pour régler des comptes.

— Tu veux dire : dans la Prairie.

— Dans la Prairie, o.k.

— Je te souhaite bonne chance, Johnny. J'ai encore un bon bout de chemin à faire. Salut !

— Salut, Domik. »

Domik continua de descendre la rivière Kogody en suivant la berge sablonneuse. Il remit sa cassette en marche. Kafi chanta.

Courez, courez dans les pairies du ciel
Mais ne chassez pas le cygne éternel !

Il aperçut bientôt le pont du Cheval mort. Il devait maintenant obliquer vers l'est. La piste de l'Ours gris était sur la gauche. Tout allait bien. Il se repéra avec précision. Le poste des Espagnols n'était pas à plus de cinq minutes de marche.

« Tu vas nous raconter ta vie ! » fit le chef des Motards en donnant un coup de poing sur la table de sa forte main gantée.

Les verres se mirent à danser. Les clients assis sur des tabourets devant le comptoir sursautèrent légèrement mais n'osèrent pas tourner la tête. Les Motards et leur prisonnier occupaient deux tables au fond de la salle. Le patron du Modern’ Bar feignait de ne pas les voir. Simon savait que personne ne l'aiderait. Dès l'instant que les Motards respectaient la Charte…

— « Écoutez, » commença-t-il, « j'ai…

— Ta vie, hein ! Pas des salades ! Bois un coup pour t'éclaircir les idées. Je crois que t'en as besoin. »

Simon se jeta dans la gorge une goulée d'alcool fort. Du kirsch d'ordure ou quelque chose comme ça. Il frissonna et des larmes coulèrent au bord de ses yeux. Du même coup, il s'apitoya sur son sort. Lui, un ancien garant, se laisser avoir par une bande de jeunes ! Dix jours plus tôt, il était encore au-dessus des lois, armé, redouté, sûr de lui, et maintenant…

— « Très bien. » dit-il en se résignant. « Je sais que vous n'aimez pas les garants. De toute façon, c'est fini. Il n'y en a plus. Et il n'y en aura jamais plus. Je vais vous expliquer comment ça marchait parce que je suis sûr que vous vous faites des idées. On a tellement raconté d'histoires idiotes à notre sujet… Oui, eh bien, quand un type ou une bonne femme avait besoin d'un organe pour une greffe et ne pouvait pas le payer cash, c'est là qu'on intervenait. On prenait contact avec la famille ou le client lui-même s'il était en état de discuter. On faisait un contrat. La banque cédait l'organe à crédit. Et nous on se portait garants pour le client. Garants par corps. Ça veut dire que si le client ne payait pas, disparaissait, devenait insolvable ou n'importe quoi, le garant devait remplacer l'organe donné par la banque. Avec un des siens. Le même ou un autre, admis en équivalence. En réalité, ça arrivait rarement. La banque n'aimait pas mutiler un bon garant. Quelquefois, certains étaient obligés de fournir un rein, plusieurs décimètres carrés de peau, un œil ou une demi-douzaine de dents. C'était quand même une sacrée menace. Alors, les autorités et la jurisprudence nous accordaient quelques privilèges pour nous permettre d'effrayer les débiteurs de mauvaise foi. Nous étions armés, nous avions nous aussi une sorte de charte non écrite qui nous plaçait un peu en marge des lois. Et nous… L'opinion acceptait mal ces privilèges, je le reconnais. On nous tenait en quarantaine. Nous vivions entre nous. C'est une des raisons pour lesquelles nous nous réunissions tous les mercredis soir au pavillon de la rue d'Espagne. Maintenant, tout ça est fini…

— C'était trop beau pour durer. » dit le chef des Motards. « Et pourquoi ça ne marche plus, cette combine ? Qu'est-ce qui est arrivé ?

— Vous savez, on n'est jamais parvenu à maîtriser complètement les mécanismes immunologiques. Il y avait toujours une proportion importante de rejets dans les greffes d'organes adultes. C'est pourquoi on a abandonné peu à peu cette technique. Aujourd'hui, on utilise quatre-vingt-dix-neuf pour cent de tissus d'origine embryonnaire. Les garants par corps n'ont plus aucune raison d'être… Nous avons été licenciés les uns après les autres. J'ai été parmi les derniers. »

Un des Motards qui avait joint les mains sur son casque posé devant lui et regardait fixement Simon intervint à voix basse avec un accent étranger, peut-être allemand.

— « Le pavillon de la rue d'Espagne, c'était votre base d'opérations ?

— On s'y retrouvait une fois par semaine, le mercredi soir. Ma femme y est venue plusieurs fois avant que nous soyons séparés. Mon fils aimait beaucoup cette maison à cause du chenil…

— Ah ! vous aviez aussi des chiens ?

— C'était du cinéma. On s'en servait presque jamais.

— On prétend que vous aviez une chambre de torture pour les clients insolvables ! » dit sèchement le Motard.

— « Foutaises !

— Avec les moyens modernes, on peut faire ça dans n'importe quel salon bourgeois ! » jeta une fille.

Le Motard à l'accent allemand insista.

— « Je ne sais pas quels moyens vous aviez. Mais les insolvables ne sortaient pas du pavillon de la rue d'Espagne sans avoir signé un legs d'organe. Et quelque temps après, il leur arrivait un accident inexplicable…

— Oh ! ça va, on n'en a rien à foutre ! » coupa le chef. « Je voudrais savoir ce que tu allais branler au pavillon de la rue d'Espagne. » Simon soupira et regarda longuement ses mains qui tremblaient. Il pensait à la première phrase du Petit-déjeuner chez Tiffany : « Je suis toujours ramené vers les lieux où j'ai vécu… ». C'était la seule explication véritable. Mais elle serait inaccessible à ces jeunes gens matérialistes.

— « Le loyer de la maison court jusqu'à la fin du semestre. On va peut-être nous la reprendre. Le téléphone est coupé. Mais enfin, elle est encore à nous, jusqu'à preuve du contraire. Certains de mes camarades continuent de s'y retrouver. On est mercredi soir… » Il regarda sa montre. « Ou plutôt jeudi matin. Ils y sont peut-être. Et mon fils… Il aimait beaucoup aller au pavillon, pour voir les armes et les chiens. Je l'emmenais quelquefois, le mercredi. J'ai pensé qu'il avait pu y aller seul aujourd'hui, parce que… »

Il esquissa un geste las. Dinella avait dit : « Tu es trop vieux ; c'est pour ça qu'ils t'ont viré… ». Domik avait peut-être cherché à connaître la vérité. « Comme garant par corps, tu ne vaux plus rien ! » avait ajouté Dinella. Domik avait peut-être eu envie d'interroger les garants, dont certains étaient ses amis. Eux seuls pouvaient le renseigner. Peut-être Domik souhaitait-il revoir les chiens du pavillon de la rue d'Espagne une dernière fois… Mais tout cela était trop long à expliquer.

« Une simple intuition. » dit-il. « Je me trompe peut-être. Mais si Domik n'est pas là, je ne sais pas où le chercher. »

Un agent de liaison des Motards, entièrement vêtu de cuir fauve, entra dans la salle du Modern’ Bar en balançant son casque à bout de bras.

— « Une bonne nouvelle pour ceux qui ont envie d'aller faire un tour à la campagne, les mecs ! Il y a cinquante flics dans le quartier ! »

Le chef se leva brusquement.

— « Qu'est-ce que tu chantes, Rico ?

— Il chante des conneries ! » lança une fille en train d'arranger son maquillage.

Elle n'avait même pas levé les yeux de sa glace de poche. Rico s'avança d'un air menaçant.

— « Vos gueules ! » dit le chef. « Qu'est-ce qui se passe ?

— Ils sont aux fesses de Jim le Jaune. »

Un Motard leva le poing.

— « Faut qu'on aille aider Jim. C'est un pote.

— Jim mon cul ! » fit Rico.

Il s'approcha du chef.

« T'avais bien dit qu'on irait voir si les cerises étaient mûres un de ces jours ?

— Ouais. C'est ce que j'avais dit.

— À mon avis, le moment est venu… »

Le chef posa la main sur les papiers de Simon étalés sur la table. Il la referma sur le permis de conduire.

— « Une simple formalité, mec. Ah ! j'oubliais… »

Il prit un billet de cinq cents francs dans le portefeuille de Simon, glissa le tout dans sa large poche de poitrine.

« Le permis, on viendra te le rapporter demain ou après-demain si tout est correct. Le fric, c'est pour nos frais. T'en causeras à personne. Salut et porte-toi bien ! »

Il ne fallut pas plus d'une minute aux Motards pour sortir du bar, lancer leurs machines, se regrouper et disparaître au bout de la rue.

Simon se demanda où étaient passés les chiens. Peut-être appartenaient-ils à l'International Bio-Bank, qui les avait repris pour les vendre… Maintenant, ça n'avait plus aucune importance. James Ferjick et ses trois compagnons étaient maîtres de la place.

Il y avait en outre deux ou trois factionnaires au rez-de-chaussée. Une opération bien montée et sans risques. Pour régler ses comptes avec les garants, Jim le Jaune avait attendu que ces hommes — autrefois redoutés et haïs — ne soient plus que des chômeurs désarmés et désemparés. Il avait seulement un peu trop attendu. La déception se lisait sur son visage rougeâtre et ridé de poupon précocement vieilli. Celui qu'il cherchait, le chef du groupe G.P.C. de la Bio-Bank, Carl Van Tess, n'était pas homme à perdre son temps à une veillée d'anciens combattants. Il s'était recasé depuis plus d'une semaine dans une quelconque police parallèle. L'informateur de Ferjick avait été pris de vitesse.

« Je n'ai rien contre vous, personnellement. » dit le Jaune aux trois hommes qui se tenaient mains levées en face de son colt. « Je pense que tous les garants sont des canailles mais…

— Tu en as été un ! » accusa Simon Pernal.

Jim le Jaune eut un rire grinçant.

— « Tous des canailles, mais j'en ai rien à foutre ! »

Domik changea de position sur la banquette où l'avaient consigné Ferjick et sa bande.

— « Tiens-toi tranquille, môme ! » gronda un des types.

C'était un jeune gars aux cheveux frisés, très blonds, qui tenait une arme moderne, brillante, lisse… mais il se gardait bien de la braquer sur l'enfant.

Domik se leva et, se tournant vers lui, demanda : « Je suppose que vous avez signé la Charte ? »

Le jeune blond fixa ses yeux pâles sur l'enfant. Un rictus lui tira la bouche, et son front se plissa.

— « Quel culot ! Et si on l'avait pas signée ?

— Je donnerais pas cher de votre peau dans le monde où nous vivons ! »

Domik et Simon échangèrent un regard discret. Ils étaient assez inquiets mais assez fiers l'un de l'autre. Ils n'avaient pas eu le temps de parler. Lorsque Simon était arrivé au pavillon, son fils dormait sur la banquette, pendant que deux anciens garants, Louis Jordenko et Paul Drunne, plus qu'à moitié ivres, jouaient mollement aux cartes.

Domik s'était réveillé. Il n'avait pas paru surpris en voyant son père. « Je savais que tu viendrais… » Il avait ajouté comme pour lui-même : « Les garants, c'est fini ! ». Simon n'avait pas compris tout de suite le sens de cette réflexion.

La porte s'était ouverte brutalement. En même temps, un carreau de la fenêtre volait en éclats. Une voix hargneuse glapissait : « Van Tess ! Je te tiens, salopard ! ».

Manque de chance : Carl Van Tess n'était pas là… Un autre homme surgissait par le couloir et criait : « Van Tess est pas là, chef. Y a que ces trois connards et un môme. Tu te rends compte, un môme ! »

Jordenko avait vomi sur sa chemise et il devait s'appuyer au mur pour ne pas tomber. Drunne était coincé entre le réfrigérateur et une chaise renversée. Simon se tenait contre la banquette, sur laquelle Jim et ses compagnons avaient jeté leurs casques et leurs lunettes. Il était raide, tendu. Mais aucun des trois hommes ne montrait la moindre velléité de résistance.

Jim le Jaune recula jusqu'à la porte.

— « Je vais pas vous tuer ! »

Domik le regardait avec insistance. Il détourna les yeux.

« J'ai rien contre vous. Mais j'aime pas les garants ! Je vais vous tirer dans les pattes. Bougez pas ! Je vais vous casser les guiboles en deux ou trois morceaux. On vous fera des greffes ! Mais si vous remuez trop, vous risquez d'attraper une balle dans le buffet… Bougez pas ! »

Domik s'avança lentement vers lui.

« Reste où tu es, môme. T'es pas visé !

— Vous n'avez pas le droit de tirer sur mon père et ses copains ! » cria Domik. « Vous avez signé la Charte !

— Merde ! » fit le Jaune. « T'es pas dingo ? La Charte, c'est pour les gosses comme toi, petit con. Pas pour les vieux salopards comme ces trois-là !

— Et si je me mets devant ?

— Nom de Dieu ! »

Tranquillement. Domik vint se planter entre son père et Louis Jordenko. Puis il mit sa minicassette en marche. Kafi chanta.

Voyez ! Les cygnes se créent dans le ciel…

— « Vous avez compris ? » demanda Domik à Jim.

— « Quoi ? Qu'est-ce que tu veux que je comprenne, petit con ?

— Ne me parlez pas sur ce ton. » fit Domik froidement. « La Charte vous oblige à me respecter. Je vous demande si vous avez compris le jeu de mots. On dit les cygnes… c,y,g,n,e,s… se s,e… créent. »

Jim le Jaune éclata de rire, et sa main droite qui tenait le colt se balança dangereusement en direction des prisonniers.

— « Pour te dire la vérité, petit con, je sais pas lire ! Hein, ça t'étonne, à notre époque ? Je sais ni lire ni écrire et j'en suis fier. Alors, tes jeux de mots, j'en ai rien à foutre ! Et maintenant, tu… »

Un homme surgit dans le couloir.

— « Jim ! L'éclairage de la rue est tombé en panne et il y a des mouvements suspects vers l'impasse, du côté de nos motos !

— L'orthographe, c'est pas important. » fit Domik. « Il y a les cygnes oiseaux qui se créent — naissent — dans le ciel. Mais on peut comprendre…

— T'es un chouette môme. » dit Jim le Jaune. « On discutera de tout ça une autre fois. Aujourd'hui, j'ai pas bien le temps ! »

De nouveau, il pointa son arme vers les trois garants immobiles. Simon se raidit. C'était une belle fin. Un sourire nerveux retroussa le coin de sa lèvre supérieure. Il attendait la balle. Mais Jim hésita. Le canon du colt oscilla entre Jordenko et Drunne, revint à Simon.

— « Si vous tirez sur mon père et ses copains, vous êtes foutus ! » dit calmement Domik.

— « Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes, môme ? »

Le bras de Jim eut un spasme et son doigt trembla sur la détente.

— « Je dirai que vous avez violé la Charte. » dit Domik. Je dirai que vous avez essayé de m'enlever, que vous m'avez brutalisé… »

Le Jaune baissa son arme.

— « Sale môme ! »

Les cadavres ne dérangeaient pas plus Domik que des mannequins de son. Le jardin du pavillon en était plein. Mais Domik avait l'habitude : les Bjorns, les Hourkas et les Rzuks qui se disputaient la Prairie abandonnaient bien des corps exsangues sur l'herbe ou le sable. D'autre part, son père et les deux garants saouls n'avaient aucun mal. Ils étaient là-haut, au premier étage du pavillon, provisoirement à l'abri. Si les mecs de la police montée qui encerclaient le pâté de maisons n'étaient pas complètement idiots — bêtes comme des Bjorns… — tout le monde pourrait s'en tirer. Sauf ceux qui étaient morts…

Deux projecteurs croisaient leurs feux dans le jardin. Le chef des policiers se tenait sur un mur, abrité par le toit du chenil. Domik eut une pensée émue pour les chiens qui étaient ses copains. D'après Louis Jordenko, la banque les avait repris. Pourvu qu'on ne les ait pas tués !

La bande de James Ferjick était réduite à Jim lui-même et à deux hommes. Parmi les autres, certains avaient été abattus par les policiers, certains avaient été pris. Un au moins, un lâche, avait fui. Les trois hommes blottis sous le perron se trouvaient sous le feu des policiers, dont le chef haranguait Jim.

« N'aggrave pas ton cas, Ferjick. Laisse le gosse sortir du jardin !

— Écoutez, chef, vous me connaissez. C'est pas mon genre, de rigoler avec la Charte. Je le retiens pas, le môme !

— Très bien. » dit le chef. « Qu'il sorte ! Tu m'entends bien, petit gars ?

— Je vous entends. » dit Domik.

— « Est-ce que tu connais la porte en fer qui donne sur la petite rue, derrière le pavillon ? »

Domik répondit avec assurance.

— « Je la connais. Mais il y a trop de lumière. Éteignez un projecteur, s'il vous plaît, Monsieur. »

Les flics obéirent après un instant d'hésitation. Dans une pareille situation, les désirs d'un enfant étaient des ordres.

— « Jim ! » cria le chef. « Sors de là et avance avec tes hommes ! »

Un camion passa dans la rue d'Espagne. Le bruit du moteur couvrit la réplique de Jim le Jaune… Le vent s'était levé et la pluie commençait à tomber. Les feuillages des troènes et des lagerstremias luisaient sous la lumière du projecteur restant. Un volet claqua tout près. Les hommes sursautèrent. Il y eut quelques cris dans la rue. Les trois garants prisonniers au premier étage quittaient le pavillon par la fenêtre.

— « Vous me laissez partir avec mon cousin Jim ? » demanda Domik.

Il y eut un silence, troublé par le crépitement de la pluie et par des bruits de pas dans la rue.

— « Quoi ? » fit le chef des policiers.

— « Il faut que je rentre chez moi. » dit Domik.

— « On va te ramener. Marche vers la porte en fer sans te presser, petit gars.

— Je ne sais pas où est ma mère. » dit Domik. « C'est Jim qui doit me ramener. »

Il avait quitté son blouson pour s'en faire un capuchon. Mais la pluie lui giflait maintenant le visage.

« S'il vous plaît, Monsieur, laissez-nous partir. J'ai froid.

— Ferjick est ton cousin ? » demanda le chef.

Jim ricana discrètement. Domik ne répondit pas à la question. Peut-être ne l'avait-il pas entendue. Le Jaune et ses compagnons baissaient la tête sous les rafales de pluie. Mais ils restaient tendus et vigilants. Si Domik s'éloignait seulement de deux ou trois pas, les policiers pourraient tirer sans risquer de le blesser. Alors…

Domik changea de ton.

— « Si vous ne me laissez pas partir avec Jim, je dirai que vous avez violé la Charte ! »

Jim siffla doucement. Les policiers se turent. Un inspecteur soucieux de sa carrière ne plaisantait pas avec la Charte.

— « Et nous, alors ? » demanda un compagnon de Ferjick

— « N'aggravez pas votre cas. » dit Domik. « Rendez-vous ! ».

Simon Pernal déboucha avec soin la bouteille de Chivas et versa deux centimètres de whisky dans le verre de Dinella, ainsi que trois centimètres dans le sien. Il but lentement.

Kafi le Muezzin assurait le fond sonore.

Voyez ! Les cygnes se créent dans le ciel.
Les cygnes blancs, les cygnes éternels…

Sans la réflexion de Domik — adressée à Jim le Jaune —, il n'aurait peut-être jamais remarqué lui-même ce jeu de mots mystérieux : les cygnes se créent = les signes secrets… Il sourit. Une autre phrase trottait dans son esprit : Je suis toujours…

« Mon chéri, » demanda Dinella, « quel effet ça te fait à toi de voir notre fils présenté comme un héros à la T.Vidéo ?

— Présenté comme un héros pour avoir sauvé Jim le Jaune, eh bien, Di…

— Pas pour avoir sauvé Jim le Jaune. Pour avoir défendu une conception plus étendue de la Charte !

— Je suppose que je devrais être fier…

— Tu dois être fier… Ô mon chéri, il faut que tu réfléchisses à ma proposition. Bob n'est pas un mauvais cheval. Un type comme toi ne resterait pas longtemps aide-cuisiner. Dans un an, tu pourrais être gérant. Et puis, cette situation aurait un avantage pour nous deux…

— Ah ! Lequel ?

— Oh ! Simon, si tu travaillais pour Bob, nous pourrions nous voir très facilement ! »

La première phrase du Petit-déjeuner chez Tiffany : « Je suis toujours ramené vers les lieux où j'ai vécu… ». Simon pensa : Domik, Dinella : mon amour, mon territoire…

— « Pourquoi pas ? » dit-il. « La cuisine m'a toujours intéressé. »

Première publication

"les Cygnes se créent dans le ciel"
››› Pardonnez-nous vos enfances (anthologie sous la responsabilité de : Denis Guiot : France › Paris : Denoël • Présence du futur • 250, premier trimestre 1978 (9 janvier 1978))