Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury Voici…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Voici les coupables

Cette nouvelle a une histoire. Elle a été imaginée en 1975, devant une vingtaine d'étudiants, lors d'un séminaire organisé en faculté par Jacques Goimard. La règle du jeu était simple — mais l'idée géniale — : une séance de deux heures ; pendant la première, l'auteur présent devait inventer et bâtir une nouvelle de Science-Fiction ; pendant la deuxième heure, il devait répondre aux questions des étudiants.

Pour moi, ce fut éreintant et passionnant. Je suis arrivé sans aucune idée. Après une heure de réflexion à haute voix, craie en main devant le tableau, j'avais trouvé à peu près ceci.

Quoi qu'il en soit, je plaide non coupable.

La foule rassemblée au sommet de la colline qui dominait Durak représentait la moitié du clan Iserok : cinq cents personnes au moins, hommes, femmes et enfants. Ce soir-là, le cinquième jour de l'été-nouvel, l'Heure de l'Innocence, celle qui précédait immédiatement le coucher du soleil, devait être consacrée à une cérémonie rituelle : jugement, damnation animale et départ en exil. Le coupable, Doc Kaël, risquait d'être damné chien, puis d'être exilé pour quelques jours — et quelques nuits — dans la ville-enfer de Durak, au pied de la colline.

Doc Kaël, les mains liées derrière le dos, suivait le prêtre-juge du terrier qui le tenait en laisse, avec un nœud coulant passé autour du cou. C'était un homme d'une trentaine d'années, plutôt petit, maigre, avec un visage émacié que dévorait une barbe très noire. Comme la plupart des hommes du clan, il était vêtu d'un poncho grossièrement tissé, multicolore, et d'un pantalon de toile grise attaché au-dessous du genou. En fait, la température était plus que douce et presque tous les hommes allaient torse nu ; mais Doc Kaël aurait besoin du poncho pour son exil. D'ailleurs, avec la petite sacoche qui pendait à sa hanche, les vêtements qu'il avait sur le dos représentaient désormais tous ses biens.

Le prêtre-juge le tirait. Les jeunes disciples du prêtre le poussaient tour à tour avec un aiguillon. Doc essaya de se retourner vers le terrier du clan dont les nombreuses galeries s'ouvraient sur un coteau rocheux à l'est de Durak. Une pointe se planta dans son dos ; la corde lui scia le cou. Il rentra la tête dans les épaules et se remit à suivre docilement le prêtre-juge.

Averana, la femme-chef, marchait à droite du prêtre, un peu en retrait, c'est-à-dire à la hauteur de Doc Kaël. De temps en temps, elle adressait au jeune homme un geste discret d'encouragement ; elle évitait de le regarder mais il pouvait voir sur ses lèvres un sourire étrange, amical et un peu moqueur. Les femmes, et Averana plus qu'aucune autre, rejetaient le concept de l'Innocence. Elle l'aurait volontiers acquitté. Mais Doc Kaël préférait la petite damnation et l'exil. À son retour, au moins, il trouverait la sécurité. Il aurait l'esprit tranquille et l'âme sereine. Comment vivre si l'on ne croyait pas à l'Innocence de l'Homme ? Et, cependant, c'était pour une femme (Yeni, celle qu'il aimait et qu'il adorait) que Doc Kaël avait rapporté le miroir fêlé. Il avait trouvé dans les ruines de Bolak, une ville plus petite et lointaine que Durak, le vil objet qui souillait l'Innocence de l'Homme. Les femmes adoraient les miroirs ; elles ne se sentaient pas souillées en regardant leur image. Mais, selon les prêtres, elles n'étaient pas tout à fait innocentes. Peut-être avaient-elles été complices des animaux… Maintenant, l'avant-garde du clan, le prisonnier, les gardes et les juges étaient arrivés en haut de la pente roide qui descendait vers la ville-enfer. Le buisson-rouille et les chardons abondaient sur ce versant de la colline. Une maigre végétation commençait à envahir la ville-enfer. Les prêtres y voyaient un signe de pardon.

Le prêtre-juge s'arrêta et se retourna vers Doc Kaël. Il portait une robe noire, la couleur de l'innocence. Une robe usée et luisante de crasse. Quand il leva la main pour attirer l'attention de la foule, Doc Kaël vit le soleil couchant à travers les trous de sa manche.

« Frères et sœur du clan d'Iserok ! » s'écria le prêtre. « Vous êtes réunis ici pour assister au jugement et à la damnation d'un coupable. Le voici. Vous connaissez sa faute. Elle est grave mais pas inexcusable. Il a été séduit par une femme. Mais la femme n'est pas innocente. Elle ne peut être châtiée suivant le rite. Yeni, qui a reçu le miroir et en a usé, sera fouettée devant le clan et possédée ensuite par trois hommes. De plus, Doc Kaël, notre frère coupable, a juré qu'il ne s'était pas servi du miroir pour lui-même. Je vais lui demander de renouveler son serment… Doc Kaël, dis-nous si tu as cherché à voir ton image dans le miroir ?

— Non. » fit Doc. « Je n'ai pas cherché à la voir.

— Mais tu aurais pu l'apercevoir par accident. Et le mal serait grand quand même.

— J'ai fait très attention. » dit Doc Kaël. « Je n'ai pas aperçu mon image. Je le jure !

— Tu crois donc toujours à l'Innocence de l'Homme ?

— Je crois à l'Innocence de l'Homme. » dit Doc gravement.

Le prêtre hocha la tête.

— « Je sens que tu es sincère. En conséquence de quoi tu ne recevras pas le suprême châtiment de la damnation porcine. Tu seras damné chien et tu pourras donc garder tes vêtements. Tu auras seulement quatre jours minimum d'exil. Connais-tu les règles de la damnation et de l'exil ?

— Je les connais. » fit Doc.

— « Je te rappelle la règle essentielle. En tant que damné chien, tu as le droit d'attaquer les autres chiens avec les ongles de tes pieds et de tes mains, et de te défendre de la même façon. Mais tu peux aussi mordre les damnés porcs. Tu peux les étrangler avec tes mains et les égorger avec tes dents… N'oublie pas que les observateurs te guetteront. Tu as intérêt à te montrer. C'est seulement si tu te comportes en damné chien que ton exil prendra fin dans quatre jours… »

Le prêtre enleva la corde qui serrait le cou de Doc Kaël. Un disciple coupa les liens du prisonnier qui fut en outre délesté de sa sacoche. La lui rendrait-on jamais ?

« À quatre pattes ! » commanda le prêtre. « Et va… »

Doc Kaël se jeta à terre. Il tourna légèrement la tête pour essayer d'apercevoir Averana. Mais la femme-chef avait disparu. La foule gronda de haine et de mépris. Doc devint conscient de sa déchéance. Il n'était plus qu'un chien, un abominable chien. Il se mit à dévaler la colline à quatre pattes.

Quelques damnés s'étaient rassemblés au bas de la pente, à la lisière de la ville. Parmi eux, un damné porc, reconnaissable à sa nudité complète.

Le porc se souleva sur ses pattes de derrière, puis se laissa retomber aussitôt. Cette mimique signifiait qu'il estimait avoir accompli son temps et implorait la fin de son exil. Le prêtre-juge l'appela.

« Abe Mogo ! Tu t'es comporté pendant dix jours en porc véritable. Tu as donc fini ta damnation. Viens rejoindre ton clan ! »

Très bien, pensa Doc Kaël. Un sale porc de moins.

Il fut accueilli en bas de la pente par une demi-douzaine de chiens qui prenaient leur rôle au sérieux. De toute façon, si on voulait être libéré au minimum, il fallait jouer son rôle de damné. Il répondit aux aboiements par des grognements mal imités. Il n'avait jamais osé s'exercer, comme le faisaient certains prévenus. Il avait peur que les femmes ne se moquent de lui. Pourtant, il croyait à l'Innocence de l'Homme.

Il reçut quelques coups de patte et riposta maladroitement. Il réussit quand même à griffer une épaule nue. Un damné chien qui avait eu son poncho lacéré par un porc… Il savait qu'il n'avait pas grand-chose à craindre de ses frères de race. Les chiens se livraient entre eux à de bruyantes escarmouches. Ils étaient bien obligés d'impressionner le prêtre-juge, les observateurs et le clan. Mais ils gardaient conscience d'être humains, et ils croyaient à l'Innocence de l'Homme. Au contraire, il y avait parmi les damnés porcs des êtres vils qui avaient nié ou bafoué le concept et qui étaient devenus ainsi de véritables bêtes féroces, comme les animaux dont ils jouaient le rôle. Ceux-là étaient extrêmement dangereux.

La bataille des damnés chiens à l'entrée de la ville dura jusqu'au coucher du soleil. Doc s'en tira avec deux ou trois estafilades et une déchirure à son pantalon…

La foule s'était éloignée. Les disciples-observateurs avaient erré un moment au sommet de la colline, puis avaient disparu à leur tour. La pénombre s'étendait sur les ruines, à la lisière de la ville-enfer et dans le creux, au pied de la colline.

Les damnés chiens s'éloignèrent les uns après les autres en aboyant joyeusement. Doc Kaël se trouva seul. Il lui fallait chercher un abri pour lui. Il s'enfonça dans la ville habitée par les rats, les corbeaux et les damnés.

Autour, c'était le paysage désolé qu'il connaissait bien : steppe buissonneuse, désert de cailloux et de terre morte, plaques d'herbe tachée de rouille. De loin en loin, quelques îlots fertiles : bosquets, vergers, minuscules jardins autour d'un point d'eau. Toute société animale avait disparu. Les plus coupables, porcs et chiens, s'étaient eux-mêmes détruits en totalité. Les représentants des autres races avaient péri en grand nombre. Les survivants, devenus sauvages, menaient une existence précaire, sans cesse obligés de fuir pour échapper à la juste vengeance de l'Homme. Les Humains avaient déserté les villes qu'ils habitaient autrefois avec les porcs et les chiens. Deux ou trois espèces considérées comme innocentes, les rats, les corbeaux, les serpents, occupaient maintenant les ruines. Il y avait aussi les insectes mais personne, pas même les prêtres les plus savants, ne pouvait dire quel rôle les insectes avaient joué dans le passé, ni quel serait leur destin dans l'avenir.

Doc Kaël rencontra d'abord les rats. Ils le chassèrent de l'abri où il comptait passer la nuit. Puis il vit les serpents. Certains étaient venimeux. Innocents mais venimeux… Il ne chercha pas à leur disputer le territoire qu'ils s'arrogeaient. Il s'en alla.

Il aperçut de loin une silhouette furtive qui se glissait entre deux murs. Une silhouette verticale — comment était-ce possible ? Un observateur dans la ville même ? Il réfléchit. La nuit tombée, les damnés cessaient peut-être de jouer leur rôle. Il lui sembla entendre des voix humaines. C'était bien ça : les damnés chiens se tenaient debout et parlaient entre eux. C'était une grave entorse à la règle… Il hésita. Évidemment, ce serait plus commode pour chercher un abri et éviter les rats…, mais non, il n'osait pas se relever. Il craignait de pécher contre le Concept. Il lui fallait vivre honnêtement sa damnation pour préserver son innocence.

Il resta à quatre pattes.

Plus tard, il trouva refuge dans un sous-sol garni d'une litière de paille et de peaux. Il se coucha pour dormir. Puis il s'aperçut qu'il avait faim et soif. Il se souvint du ruisseau qui coulait au pied de la colline. Mais que pourrait-il manger ? Il savait que les porcs se repaissaient volontiers d'ordures. Les chiens devaient être carnivores. Il lui faudrait tuer un rat ou un serpent. Il décida de commencer par boire. La soif était plus pénible que la faim.

Il se traîna jusqu'au ruisseau. Il but longuement, en s'efforçant de laper l'eau sans se servir de ses mains. Au retour, il se perdit dans l'obscurité. Il échoua dans une sorte d'entrepôt éclairé par un feu. Un feu… Il s'approcha avec circonspection. Les damnés ne possédaient aucun objet. Ils n'étaient pas censés se servir de leurs mains : comment auraient-ils pu faire du feu ? D'ailleurs, les vrais chiens et les vrais porcs d'autrefois, les responsables du saccage de la planète — disaient les prêtres —, n'avaient pas de mains. Les mains étaient le privilège de l'Innocence. Pourtant, les animaux avaient construit ces machines terribles qui avaient failli détruire le monde…

Doc Kaël secoua la tête, comme pour chasser le doute qui le tourmentait, puis il avança vers le feu. À quatre pattes, prudemment. Il respira une odeur bien connue : celle de la viande grillée. Il se souleva un peu sur ses jambes — sur ses pattes de derrière — pour observer. Un… un porc se dressa à côté du feu. Non, ce n'était pas un vrai porc. Il portait un pagne et une ceinture. Il…

« Arrête ! » cria l'être. « Qui es-tu ? Que veux-tu ? »

Doc Kaël répondit par un aboiement ridicule. L'autre éclata de rire.

« Je vois. Un damné chien du jour… Viens bouffer, jeune imbécile ! »

Doc Kaël essaya d'aboyer avec plus de conviction. Ce porc pas tout à fait nu était peut-être un observateur des prêtres.

« Comme tu voudras. » dit l'inconnu. « Je te propose de partager avec moi une couleuvre grillée. Je m'appelle Joe Norge et j'ai été condamné à faire le porc pendant cinq cents jours. Je suis ici depuis des années et je n'ai pas l'intention de retourner au terrier… Mais si tu veux, demain soir je t'accompagnerai au bas de la colline et on fera semblant de se battre : ça sera un bon point pour toi… Tu sais encore parler ? La conversation, c'est ce qui manque le plus, ici. Avec les femmes. Mais il y en a qui viennent nous voir de temps en temps… Décide-toi ! »

Doc huma l'odeur de la grillade. Si c'était un piège… Et si ce n'était pas un piège, comment pourrait-il partager le repas d'un sale porc qui ne croyait pas en l'Innocence de l'Homme et qui avait peut-être bafoué le Concept ? D'un autre côté, Joe Norge, s'il disait vrai, avait purgé sa peine et au-delà : il avait donc retrouvé en partie son humanité. Et l'odeur du serpent grillé était très alléchante…

Doc Kaël avait succombé à la tentation. Il en éprouvait maintenant une certaine honte. Il se laissait engourdir par la tiédeur du feu. Il savait qu'il aurait dû se lever et partir. Il aurait dû se cacher dans un trou, n'importe où, comme un damné chien. Joe le porc essayait de le corrompre ; il n'en doutait pas. Mais il n'avait pas le courage de s'en aller.

Il était bien. Il s'efforçait de ne pas écouter son compagnon et de ne lui répondre que par des grognements. Il n'osait plus aboyer, de peur d'entendre le fougueux rire moqueur de Joe Norge… Tout de même, il ne pouvait s'empêcher de saisir quelques phrases dans le monologue blasphématoire du damné porc.

« … Est-ce que tu te rends compte ? Ces pauvres imbéciles ont exterminé les chiens et les porcs, qui étaient les animaux les plus utiles. Tu n'aimerais pas bouffer un morceau de jambon à la place de cette saleté ? Non, tu ne sais pas ce que c'est… »

Naturellement, les animaux sauvages fournissaient une chair comestible, et souvent délicieuse : par exemple, les cervidés qui restaient. Mais la plupart des animaux avaient péri par la faute des porcs et des chiens. Beaucoup d'Hommes aussi… Les chiens se servaient d'armes dangereuses pour se battre entre eux car c'était une espèce effroyablement belliqueuse. Les porcs avaient construit d'énormes machines, appelées centranukers, qui produisaient des ordures pestilentielles. Ils se nourrissaient de ces déchets immondes. Ils en faisaient manger à leurs esclaves humains. Et les déchets avaient fini par empoisonner tout le monde, ou presque. La guerre des chiens avait cessé faute de combattants. Mais peu d'Hommes avaient survécu à la double catastrophe… Tout cela était une certitude. Le Concept en faisait foi, comme il affirmait l'Innocence de l'Humanité.

Et le porc Joe Norge essayait de démontrer que les animaux n'étaient pas coupables ! C'était immonde ! Doc Kaël le haïssait. Mais, de même que la curiosité l'avait déjà poussé à visiter les villes abandonnées, de même que l'attrait du fruit défendu l'avait incité à rapporter un miroir, la fascination du blasphème le retenait auprès de Joe Norge.

Joe Norge le regardait en souriant. Il se moque de moi, pensa Doc Kaël. Il m'appelle damné chien du jour. Mais je ne suis pas obligé de l'écouter. Je peux me battre avec lui pour le faire taire. Alors, je resterai à côté du feu. Je l'alimenterai avec ces choses qu'il a rassemblées. Et je dormirai ici. Je chasserai ce porc ou je le forcerai à se tenir tranquille…

Doc Kaël s'était rendu compte que Joe Norge était plus vieux que lui, maigre, couvert de plaies, avec une jambe raide et un bras estropié. Il ne le craignait pas. Il se souvint des instructions du prêtre-juge : tu peux mordre les damnés porcs… Mais il avait envie de poser une question à ce fou avant de lui fermer le groin.

— « Tu ne sais pas ce que tu dis. » fit-il. « Tu prétends que les chiens et les porcs étaient des animaux utiles. Pourtant, ils ont fait le mal. Tu ne le sais pas ?

— Espèce d'idiot ! » dit Joe Norge. « Alors, toi aussi, tu crois les fables des prêtres !

— Oui ! » hurla Doc. « Je crois ce que disent les prêtres. Ce ne sont pas des fables. C'est la vérité. Tu ne peux pas nier les centranukers…

— Oh ! je ne les nie pas. » dit Joe Norge. « Je ne les nie pas !

— Alors, qui les aurait faites, si ça n'est pas les porcs ?

— Mais les Hommes, naturellement. » dit Joe d'une voix douce et calme.

Doc Kaël eut l'impression de recevoir un coup en plein visage. Et pire que cela. Il se sentit menacé au plus profond de lui même. C'était insupportable… « Tu peux les étrangler avec tes mains et les égorger avec tes dents ! » avait dit le prêtre-juge. Doc se jeta sur Joe Norge en grondant. Il lui serra le cou et chercha la veine jugulaire avec ses canines. Un instant, il fut un vrai chien d'autrefois. Et il devint féroce pour défendre l'Homme. Il ne s'apaisa que lorsque le sang du porc inonda sa bouche.

Alors, il se mit à aboyer joyeusement.

Première publication

"Voici les coupables"
››› programme du quatrième congrès national de la Science-Fiction française, Limoges, 16-22 mai 1977