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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury les Chiens…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

les Chiens de l'espace

Les monstres orangés sont tombés sur la vallée à la fin de la nuit, comme Alan Prelly l'avait voulu. Ils ont glissé — et pour ainsi dire coulé — dans l'espace visqueux. Alan les attendait depuis longtemps, exactement depuis un certain jour de son enfance, et il avait presque quarante ans… Il savait — il avait toujours su — que les chiens de l'espace viendraient, tôt ou tard, saccager le vieux monde et peut-être réveiller ceux qui survivraient à son éclatement.

Il avait pu quitter la ville sous un faux nom, peu après le coup d'État, et louer une maison isolée dans le sud du pays, entre Esparbairenque et Saïx. Il avait rencontré Marina, fille simple et douce, qui voulait bien vivre avec lui et faire l'amour quand il en avait envie. Il espérait se cacher dans ce coin perdu un siècle ou deux, ou l'éternité — par exemple jusqu'à la fin de la dictature du général Larcher. Il rentrerait peut-être en ville quand on cesserait d'y brûler les livres. Inutile de dire qu'il ne croyait pas trop à cette éventualité.

Et puis les flics avaient fini par le retrouver. Oh, ça devait arriver. Il s'étonnait même que la police politique ne l'ait pas coincé plus tôt. Ces salopards tiennent le haut du pavé pour un bout de temps. Il est vrai que je suis pour eux un gibier bien médiocre : quelque chose comme un pigeon sauvage pour des chasseurs de bécasses !

Les gendarmes s'étaient dérangés pour lui apporter une convocation au commissariat le plus proche. Une convocation pour le lendemain, établie à son nom véritable : celui qui était imprimé sur la couverture d'un certain nombre de bouquins mentionnés en bonne place dans la liste noire du gouvernement Larcher. Était-ce un piège ? On souhaitait peut-être qu'il fiche le camp — pour l'arrêter ou l'exécuter. Il pensa : De toute façon, c'est foutu. Il ne tenta même pas de nier qu'il s'appelait Alan Prelly.

Marina était dehors, sans doute avec les moutons… Dans un sens, tout était peut-être gagné. Il offrit un verre de vin blanc aux gendarmes, qui n'avaient aucune responsabilité dans la situation — enfin, pas plus de responsabilité que n'importe qui. Il éprouvait au fond de lui-même une certaine reconnaissance pour ces agents inconscients du destin. Alan Prelly, le banni, se sentait soudain plus fort que la toute-puissante organisation qui le recherchait. Ils ne m'auront pas, je le jure !

Il laissait monter en lui-même la colère et la révolte qu'il contenait depuis la fin de son adolescence. La colère et la révolte s'échappaient hors de lui pour commencer l'invisible travail de sape qui allait bientôt ébranler la structure de l'univers.

Il sut qu'il avait pris la décision remise de jour en jour, d'année en année, par faiblesse, lâcheté ou immaturité. Mais tout est bien ainsi. Le jour et l'heure sont venus, Alan Prelly !

La prison et les camps ne l'effrayaient pas, du moins il le croyait, et la perspective d'être torturé l'affolait déjà beaucoup moins qu'à l'époque du coup d'État. D'ailleurs, ils ne le garderaient pas. Les prisons du régime étaient pleines et les militaires n'avaient que faire d'un personnage de seconde zone comme l'écrivain Alan Prelly… Mais peut-être n'y a-t-il pas de personnage de seconde zone, mon général ? Peu importait. Si on le relâchait, il lui faudrait… loin de Marina, peut-être… assigné à résidence en ville… passer ce qui lui restait de vie dans un bureau, un magasin, une usine…

Non !

Non, décida-t-il. Il lui restait quelques heures pour se pénétrer de son refus et en tirer les conséquences. Alan Prelly, tu n'as pas de temps à perdre. Il appela Marina et lui montra la convocation. La jeune paysanne eut un sourire anxieux et grave. Elle rejeta les mèches brunes qui lui cachaient la moitié de son visage. Une lueur fiévreuse brillait au fond de ses yeux verts. Sa bouche mouillée semblait guetter la bouche d'Alan.

« Qu'est-ce que tu vas faire ? »

Alan ne répondit pas. Ce qu'il allait faire, il ne le savait pas encore exactement, mais ce serait terrible.

« Tu iras ?

— Au commissariat ? Oui… Enfin non. Je pense que ça ne sera pas nécessaire. Ou que ça n'aura plus de sens demain. On verra. »

Il se souvint de la maison des jeux et de sa rencontre avec An-Guid-Un. Tout avait commencé ce jour-là ! « Seigneur ! seigneur An-Guid-Un : le moment est venu de tenir ta promesse… »

Marina l'interrogea : « Qu'est-ce que tu as dit ?

— Je ne sais plus. Je pensais au temps. Le temps est mort ou presque, ma chérie. Bonne chance à nous ! »

Juin finissait mais l'été n'avait pas encore éclaté. Le soleil brillait avec un mélange exaltant de paresse et de fureur. Des bouffées tièdes s'abattaient parfois sur la terre, puis un grand vent presque froid leur succédait.

« Lâche les bêtes, Marina, et allons nous promener.

— Je voudrais faire l'amour. » dit Marina.

Il fut Alkan Pougar : le héros d'une bande dessinée qu'il avait aimée et admirée trente ans plus tôt. Il prit la princesse Jaïr dans ses bras et la porta sur la couche nuptiale.

Il se souvint de la maison des jeux. Il avait vécu des heures exaltantes, entre huit et douze ans, dans cette masure aux trois quarts abandonnée. Même avant sa rencontre avec le dieu An-Guid-Un, il n'y pénétrait pas sans un cérémonial un peu magique. Le verrou à demi rongé par la rouille se retirait de sa gaine avec de petits cris déchirants et lugubres. Le volet claquait, des insectes ou de minuscules reptiles s'enfuyaient sur les murs ou dans les hautes herbes qui les bordaient. La lumière entrait, révélait sur le sol de terre battue les cartes des pays fabuleux sur lesquels régnait le Jurtal d'Asorie, les steppes infinies, les déserts brûlants où Alkan Pougar, l'homme du grand sud, poursuivait l'aventure et la gloire…

« Je voudrais faire l'amour. » dit Maudia-Mone.

Et il fut Alkan Pougar. Il prit la jeune fille dans ses bras et entra dans la maison des jeux. Il trébucha sur une natte de raphia et éclata de rire. Il tomba à genoux sans lâcher Maudia-Mone. Il se releva d'un coup de reins et porta son aimée sur la couche de fourrures qu'il avait préparée pour elle.

Il s'épongea le front avec son mouchoir de soie de Maijiatah. Il était Alkan Pougar. Il avait… quel âge ? Trente, quarante ans ? Il était grand et musclé, sans un gramme de graisse superflue. Il avait de larges épaules, des bras puissants. Sa peau était comme un vieux cuir fin et luisant. Une épaisse toison brune couvrait sa poitrine et son ventre… Il pensa avec un peu de pitié et un peu de mépris à son alter ego, l'écrivain Alan Prelly. S'il avait pu rendre la métamorphose durable, les flics de Larcher ne l'auraient jamais reconnu, si malins qu'ils soient. Mais parviendrait-il à se changer durablement lui-même sans s'attaquer à la réalité… à la structure de l'univers ?

Il ôta la robe de Maudia-Mone. Il lui sembla que la jeune fille avait un peu grossi depuis qu'il était parti — un an plus tôt — pour les états du sud. Cela ne lui déplaisait pas. En Abilen et en Assiniboine, il avait pris goût aux corps plantureux et lourds des femmes du désert — au contraire d'Alan Prelly qui n'appréciait que les tailles minces, les cuisses fuselées et les attaches déliées.

« Alan, mon amour… »

Par Aïren ! Pourquoi Marina avait-elle prononcé son véritable nom ? Il courut à la porte de la chambre, sortit dans le couloir. Heureusement, les flics de Larcher n'étaient pas là.

Alkan Pougar. Tu es Alkan Pougar et la princesse Jaïr t'attend à Serguéhul ! Ton rohia laha, le traîneau solaire que tu as loué à Bjichidi t'a conduit en quelques minutes dans la haute vallée de Nuagishuu, par-dessus les monts Akui. Voici la rivière Nuagishuu, le pont Bethjorid… Tu as posé un instant ton traîneau sur les rochers bleus, à proximité du ravin, sur un pic inaccessible. Tu voyais non loin le mont Akui, dressé vers le ciel violet, aigu comme un poinçon et haut de plus de dix mille mètres. Puis, à côté du Pont Bethjorid, la tour jaune du Saint-Veilleur, tueur d'infidèles. La voie semblait libre. Le rohia laha reprit sa course, vola au-dessus des pics hérissés, atteignit bientôt le Sjato, où paissaient d'immenses troupeaux de vaars.

Tu es descendu et tu es passé à quelques mètres au-dessus d'un troupeau. Un berger maijiathin monté sur un cheval nagoam, conduisait ses bêtes en s'aidant de gros insectes qui bourdonnaient au bout d'un fil doré. Il avait vu ton traîneau et il avait eu le réflexe de lancer quelques insectes contre toi. Finalement, il les a retenus et il s'est contenté de te suivre des yeux.

Tu volais vers ton village, vers Jaïr qui t'attendait. Tu distinguais, au-dessus des murailles, la tour carrée du palais, la tour ronde du temple Zerbal… puis tu t'es retourné : le berger des steppes venait de se redresser sur sa monture qui dominait le troupeau, en donnant une vive impression de force et d'harmonie. D'une main, il tenait les rênes du nagoam, de l'autre les centaines ou les milliers de fils d'or des insectes gardiens, qui formaient autour de lui comme un halo brillant, comme un “soleil” !

Le cheval-soleil : heureux présage.

Tu es arrivé enfin au-dessus de Serguéhul. Tu avais pris de la hauteur. On a lancé contre toi les huitjituii et un vieux canon chimique a ouvert le feu dans la direction du rohia laha. Mais tu as évité sans peine les insectes chasseurs et les boulets de fer. Tu as vu des cavaliers qui entouraient un aéronef : ces fous allaient essayer de décoller pour te poursuivre avec un dirigeable antédiluvien !

Mais le rohia laha avait déjà atteint le palais, forteresse au milieu de la forteresse du village, une masse confuse de voûtes et de tours, pierre et acier mêlés, d'où émergeait le donjon de la princesse, haut d'une bonne quarantaine de mètres, fait d'un métal qui tenait de l'or et du bronze. Le fief de Jaïr… Tu as plongé au pied de la tour avec ton traîneau. Tu as lancé aux gardes le signe du Cheval-Soleil et tous se sont prosternés devant ce démon aux cheveux couleur de flamme, tombé du ciel sur une machine inconnue…

« Mona, mon amour. » dit-il, et il se souvint. Il était Alan Prelly et demain, les… Il pensa : Jamais ! Par Thbor ! je ne me laisserai pas assassiner ou enfermer dans un camp pour des années. Je suis Alkan Pougar et je…

— « Qu'allons-nous devenir ? » demanda Marina.

— « Nous sommes sauvés, ma chérie. N'aie pas peur.

Je me tenais à l'écoute. De plus, je devais penser à organiser notre propre survie avant de déclencher l'invasion. Et je pensais à nos amis, Ève, et Ben, Jordan, Hans, Paula, Frank, Tanai, Tanguy et tous les leurs. Je n'avais aucun moyen de les prévenir. Que deviendraient-ils ? Vivaient-ils seulement encore ? Certains étaient à coup sûr dans une situation dramatique. Quelques-uns avaient dû être tués au moment du coup d'État. La police politique torturait peut-être encore Ève et Ben. Jordan, Hans et Paula trimaient sans doute dans un camp de travail. Nos amis n'avaient pas grand-chose à perdre… Peut-être m'inventais-je des excuses, je ne sais. Et puis, ils s'en sortiraient d'une façon ou d'une autre. Les connaissant, j'avais bon espoir. Et même si certains devaient y laisser ce qui leur restait de peau, ils auraient une belle revanche… De toute façon, il était trop tard pour bloquer le mécanisme que j'avais mis en marche. Le vieil univers commençait à se lézarder et les chiens de l'espace étaient en route pour la Terre. Si j'avais voulu les arrêter, je n'aurais probablement pas pu. Personne n'aurait pu — même pas la NASA, l'U.S. Air Force ou leurs homologues soviétiques.

« Tu te souviens, » dis-je à Mariella, « tu te souviens des pionniers de la Lune ? Tout ça ne nous rajeunit pas, ma chérie. Ils avaient ramassé des pierres et ils en avaient rapporté quelques-unes pour leurs enfants et les enfants de leurs amis. Ils avaient dit : “C'est beau, le clair de Terre sur la Lune, mais plutôt moins que les vieilles couvertures de Galaxy et Weird tales…”.

— Aucune importance. » dit Mariella. « C'est de l'histoire ancienne. »

Elle avait raison. Le système solaire tel que nous le connaissions avait cessé d'exister. Ou plutôt il avait cessé d'avoir jamais existé.

Exit la Lune et Mars, Vénus, Jupiter, les planètes, les étoiles ! Nous serons libres dans un univers neuf.

Un ruisseau clapotait doucement. Des serpents filaient sous les buissons, froissant les herbes. Le monde, pour quelques heures encore, grouillait de serpents.

La vielle Lune, au tout début du dernier quartier — ce serait vraiment pour elle le dernier quartier —, regardait fixement du côté de la mer. Peut-être avait-elle déjà craché ses monstres orangés. Bientôt, les chiens boufferaient les serpents !

Alan et Marina marchaient sur un sentier étroit en se tenant par la main.

« Qu'est-ce qui va se passer, Alan ?

— Nous n'avons qu'un moyen de leur échapper. » dit Alan

— « Et c'est ?

— C'est de démolir l'univers et de le livrer aux chiens.

— Mais comment échapperons-nous aux chiens ?

— Nous changerons de peau et nous passerons dans un autre univers. »

Ils s'arrêtèrent et, épaule contre épaule, écoutèrent les bruits du soir. Une vaste et douce rumeur montait de la terre noyée d'ombre. Marina avait fermé les yeux.

— « Alan, nous n'allons pas mourir ? »

Alan sentit le corps de la jeune femme se raidir contre le sien.

— « Non. » dit-il « Ils nous tueront. Enfin, ils essaieront de nous tuer, mais nous survivrons en changeant de peau. »

Il voulait aller jusqu'au bout de sa destinée. Rien n'avait de sens que cela : quitter la Madyamika, la zone paisible du juste milieu, atteindre la région frontière, se pencher sur le vide — éblouissant ou obscur — pour apercevoir le monde, puis visiter le pays des déments, des daimons, des desmons… Et revenir, peut-être, si le retour était possible. Mais à quoi ressemblerait la vie, après un tel voyage ?

La maison des jeux. Dans le rectangle de lumière projeté par la porte entrouverte, s'étendait la carte d'Asorie, capitale Kiang, les fleuves, les villes, les routes, les montagnes… Les fleuves étaient creusés dans la terre, les bosses durcies du sol figuraient les montagnes. Alan dessinait dans la poussière les routes et les villes qu'il n'oubliait jamais d'effacer en s'en allant : il rendait ainsi son royaume invulnérable lorsqu'il n'était pas là pour le défendre.

« Ici se trouve Kiang, la capitale. » dit-il au grand rhia Temouchen, le chef des Nomades. « Voici Dar-Kara et Chang-Bor. Le fleuve Yarona arrose Bor… »

Le rhia Temouchen hocha la tête en souriant, l'air de dire : je connais ça mieux que toi !

Alors, l'ombre apparut.

Alan recula et se leva. Le chef des Nomades s'éloigna comme à regret et cessa d'exister. L'ombre avança au milieu de l'Asorie. Elle s'écarta et revint. Ombre très claire, presque invisible sous le soleil pourtant vif d'une fin d'après-midi d'été.

« Ombre, » dit Alan, « je t'attendais.

— Je suis venue. » dit l'ombre.

« Tu m'attendais, petit garçon, et je suis venue ! »

Alan frottait sa joue contre le bois rugueux de la porte à double battant. Une mouche bourdonnait obstinément autour de sa tête. Il écoutait la mouche et regardait l'ombre, dont l'extrémité informe s'était posé sur les monts d'Asorie centrale.

An-Guid-Un.

Il se trouva tout à coup en face du dieu, haut comme deux fois un homme. L'exaltation tant espérée lui vint. Il pensa : La vie vaut d'être vécue — ou quelque chose de ce genre.

« Est-ce que tu m'aimes, petit ? » demanda An-Guid-Un.

Alan ne répondit pas. Il admirait An-Guid-Un, le chef des dieux. Il enviait sa formidable puissance. Mais il n'était pas très sûr de l'aimer. Il inclina la tête et An-Guid-Un se contenta de ce signe d'allégeance. Il posa doucement une main — une sorte de main — sur l'épaule d'Alan. Son corps était un fuseau creux, empli de brouillard rose. Sa tête, qui frôlait le haut du portail, ressemblait à un cône renversé.

Derrière lui, se tenait un molosse orangé, trapu, massif, musclé, avec une gueule énorme, armée de crocs luisants.

« Mon chien Moon. » dit le dieu. « C'est un chien de l'espace… »

Sous le clair de lune, de lents reflets argentés tremblaient à la surface de l'eau. Les nuages, d'un gris pelucheux, dérivaient vers le nord. Une onde glacée montait du sud. Maria frissonnait dans son léger manteau bleu. Elle s'appuyait de temps en temps sur Alan, comme si elle cherchait un abri près de lui. Mais Alan Prelly n'avait pas les épaules assez larges pour arrêter le vent.

Ils s'amusèrent à repérer et à nommer quelques étoiles, très pâles à cause de la Lune. Ce n'étaient plus maintenant que des lumières accrochées au ciel. Altaïr, Véga, Arcturus, Régulus, Antarès : fausses étoiles piquées dans l'espace imaginaire qui se changerait bientôt en un voile de deuil.

Le ciel qu'ils avaient connu allait disparaître dans quelques heures. Ils étaient incapables d'imaginer la cosmogonie nouvelle qui prendrait la place de l'ancienne, dans un espace sans horizon, un monde sans passé et sans avenir : le Grand Sud.

Le froid devenait de plus en plus vif. L'air avait une odeur de caveau. Le vent froid du désert lançait à intervalles réguliers ses sifflements lugubres — comme une sorte de rappel. Mais la Lune intacte semait dans le ciel les notes d'une symphonie blanche.

« Par Aïren ! » dit Alan, et il fut de nouveau Alkan Pougar.

Comme toutes les filles du Maijiatah, Jaïr était grande, d'une minceur extrême. Elle avait la peau très pâle, sillonnée de fines veines bleues, de longs bras blancs et gracieux, des cheveux blonds argentés qui tombaient tout autour de son visage ovale, sur ses épaules rondes et nues.

Jaïr se tenait devant toi et te regardait tendrement, de ses grands yeux verts.

« Je t'attendais, Alkan. J'avais appris ton évasion et je savais que tu viendrais. »

Elle est entrée dans la tour et tu l'as suivie. Les plis de sa robe opalescente, parcourue d'un friselis de reflets mouvants, coulaient jusqu'à ses mules ornées de gemmes multicolores. Tu marchais derrière elle à grands pas et tes pieds nus claquaient sur la pierre. Elle s'était hissée dans l'escalier avec la légèreté des filles insectes du Salargu, et tu l'as suivie un peu lourdement. Vous êtes entrés dans une salle carrée, plafonnée de poutres massives et meublée uniquement de coussins et de tapis de fourrure.

Jaïr s'est agenouillée. Elle a rassemblé plusieurs coussins, a basculé sur une hanche et ainsi, mi-assise, mi-couchée, elle t'a intimé, d'un geste bref, l'ordre de la rejoindre. Tu as obéi et tu t'es assis à ses pieds.

— « Jaïr…

— Raconte-moi. » a-t-elle dit simplement.

— « Mia-Llana, la favorite du Jurtal, m'a trahi…

— Parce que tu avais couché avec elle sans lui donner de plaisir ? »

Un murmure lancinant, mêlé de grondements et de cris, le réveilla. C'était le jour. Le soleil rougeâtre brillait d'un éclat incertain. Par la fenêtre entrouverte, l'air gelé d'un matin d'hiver apportait une odeur sucrée, fade, salée, piquante, crue, amère : indéfinissable. Odeur de sang, de mort, de fumée, de bêtes en colère et de corps déchirés.

Alkan referma les yeux et se boucha le nez. Quelques secondes de sursis pour le vieil homme. Il venait de rêver qu'il avait échoué. An-Guid-Un — ô horreur, ô cauchemar ! — était sans pouvoir. Les chiens de l'espace n'avaient pas atteint la Terre et le monde ancien tenait bon. Son propre sort était réglé : avant douze heures, il serait entre les mains des militaires ou des flipos. Mais il se sentait soulagé.

Encore une minute ! Le nez sous le drap, veillant à ne pas laisser filtrer la moindre lueur de jour sous ses paupières bien closes, il attendait, il écoutait en lui-même le ressac de la peur et de l'espoir.

Ne pas penser ne pas penser trouver la rue qui monte monte vers le château les feuillages par-dessus le mur de pierres mal jointes la rue ombragée qui serpente une ombre douce et claire silence hôpital mon dieu le prix du sel bruit tranquille des vomes déversant leur flot de neige sur les mille asphaltes du jaune creusé marchepied fondu montre cuir balançoire cris stridents des machines à passer le temps ne pas

Je n'ai plus le choix. Il est trop tard. Mais si c'était… si c'était un mauvais rêve… si je n'avais pas… si An-Guid-Un n'était pas venu à la maison des jeux quand j'avais dix ans, s'il ne m'avait pas montré son molosse, s'il ne m'avait pas appris à lui parler, s'il ne m'avait pas donné le pouvoir de commander aux chiens de l'esp… Non ! non !

Encore une minute ! Alan Prelly ou Alkan Pougar — peu importe son nom — tira la couverture sur sa tête, enfouit son visage sous l'oreiller. Ne pas entendre les cris, ne pas sentir le froid… C'est une aube tiède de juin et la campagne bruisse du chant des oiseaux et des cris des insectes. Les gendarmes viendront peut-être te chercher tout à l'heure, tu partiras avec eux, mais le monde sera solide sous tes pas, solide sur ta tête, solide tout autour de toi. Tu n'auras pas peur. Comment pourrait-on avoir peur dans cet univers sûr et stable qui a été le tien — et celui de tous les Hommes — jusqu'à ce jour ?

Supposons que tu n'aies pas commis cette inqualifiable folie. Supposons que tu n'aies pas appelé les chiens… Après tout, tu ne l'as peut-être pas vraiment fait… Es-tu bien sûr ? Tout à l'heure, tu étais mal réveillé : tu as peut-être confondu la réalité avec les restes d'un cauchemar de la nuit… N'aie pas peur. On est au mois de juin, cela est certain. Il fait doux, il fait chaud. Sors ta main de sous la couverture. La tiédeur de l'air te prouvera que rien n'a changé, que le monde est toujours à sa place. Attends quelques secondes. Ne sois pas si pressé. Tu as un peu froid : c'est sans doute qu'il a plu cette huit, et tu n'as qu'une seule couverture… Marina s'est levée, elle est allée s'occuper des bêtes. S'il y avait quelque chose de grave, elle t'aurait appelé. Elle te laisse dormir, parce qu'elle pense que c'est ta dernière nuit dans un lit avant longtemps. Tu vis peut-être tes dernières heures de liberté, Alan — ou Alkan ou quel que soit ton nom…

Dieu ! qu'il fait froid.

Première publication

"les Chiens de l'espace"
››› Dédale 2 (anthologie sous la responsabilité de : Henry-Luc Planchat : Belgique › Verviers : Marabout • Bibliothèque Marabout/Science-Fiction • 559, 1976)