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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Cévenne des tempêtes

À Jean-Daniel Baltassat

Thomas Florac, d'un geste large, englobe la moitié de l'horizon.

« Oui, tout le Massif Central, les Causses et les Cévennes… Nous avons commencé à subir ces ouragans d'un nouveau type dès que le Gulf Stream a flanché, et même un peu avant. Le courant froid de l'ouest et du nord et le courant chaud du sud ont pris l'habitude de se jeter l'un sur l'autre au-dessus de nos têtes. Et chaque fois, ils se fichent une sacrée peignée ! »

On est au milieu d'un bel après-midi, dans les premiers jours de septembre. Au début du xxiie siècle. Véra, la jeune Russe aux cheveux noir et or lève la tête vers le nord. Thomas lui décroche un sourire moqueur.

« Non, Miss. La tempête arrivera d'en face. Du sud, comme au bon vieux temps ce qu'on appelait les “épisodes cévenols”.

Véra interroge du regard ses deux compagnons, Mikaïl, l'autre Russe, et la Française Ariane.

— « Je voudrais continuer la visite des lieux, si on a le temps. Nous avons des installations de ce genre en Sibérie, et il faudrait les développer. »

La blonde Ariane étudie à son tour le ciel, vers le sud où commencent à apparaître de lourdes nuées bleu indigo.

— « Il faut que nous partions d'ici une demi-heure au plus tard. »

Elle adresse un signe au pilote de l'airbulle, resté près de son engin, à cent cinquante mètres de là, sous la falaise qui domine le Val-Caïn. Puis elle l'appelle sur sa bague U.

« On te demande une demi-heure. Est-ce possible ? »

Le pilote, à son tour, entame un tour d'horizon visuel, du nord au sud et du sud au nord. Les autres l'imitent, sauf Thomas qui sait exactement à quoi s'en tenir sur la prochaine tempête et éclate de rire.

— « Vingt minutes. » émet le pilote.

— « OK, vingt minutes. » répond Véra. « Thomas ?

— J'ai entendu. Allons-y. »

Les habitants du Val-Caïn ayant achevé leur part du branle-bas de combat rejoignent le groupe des visiteurs, un par un, et Thomas les présente aux envoyés du Service d'Immigration de Sibérie.

« Nancy, mon associée. Jonas, mon fils…

— Les fixations magnétiques des toits sont en place. » dit Jonas, un grand rouquin taillé en hercule.

Trois jeunes gens arrivent encore, un garçon, Walter, et deux filles, Thirza et Fanny.

— « Fanny ! » s'écrie la Russe. « C'est donc vous qui avez pris contact avec nos services de Genève ? »

Fanny acquiesce. Jonas pose la main sur son épaule en riant.

— « Votre offre m'intéresse aussi. J'ai envie de connaître le paradis sibérien.

— Écoutez, » dit Véra, « le temps presse. Je vous fais grâce des questionnaires administratifs que vous avez pu lire sur le réseau. Vous me semblez tous les deux dans une bonne forme athlétique. Nous avons en Sibérie une grande admiration pour les gens de ce pays. Nous connaissons leurs tribulations historiques et nous savons qu'ils subissent — que vous subissez — de plein fouet le changement climatique depuis le troisième quart du xxie siècle…

— Exact. » dit Thomas. « Bien avant que le Gulf Stream ne se perde, les tempêtes ont commencé à devenir plus fréquentes et plus violentes chez nous. »

Ariane prend le relais de Véra.

— « Donc, nous vous faisons confiance. Nous pouvons vous proposer un contrat d'essai d'un an pour une région de Sibérie, à choisir entre quatre. Les frais de voyage aller-retour à notre charge, bien sûr.

— Si on accepte ? » demande Jonas.

— « Vous signez tout de suite. Nous avons un petit quart d'heure.

— C'est fou.

— C'est très sage, au contraire. Vous évitez une procédure administrative compliquée. Et, de toute façon, vous avez dix jours pour renoncer. »

Fanny rejette ses cheveux qu'une première et très légère rafale a étalés sur son visage.

— « Le vent se lève. » note Véra.

Mikaïl prononce quelques mots en russe qu'Ariane traduit aussitôt.

— « La Sibérie était déjà le plus beau pays du monde. Le réchauffement climatique en a fait le plus riche !

— Conclusion : » ajoute Véra, « on a besoin de vous deux.

Fanny et Jonas échangent un coup d'œil angoissé. Décider si vite, c'est se jeter dans le vide un bandeau sur les yeux.

En même temps, c'est très excitant.

Les visiteurs se tiennent maintenant face au mas Caïn et écoutent le commentaire de Thomas.

« Vous voyez, au centre de l'ensemble actuel, le bâtiment primitif, qui date du xviiie siècle, a été restauré au xixe et au xxe, et sérieusement consolidé au début du xxie. »

Les constructions modernes, aux lignes plus dures, enveloppent le vieux mas comme une armure. Le tout évoque une forteresse au milieu de la vallée ravagée, où ne subsiste aucun arbre élevé.

Nancy chausse ses lunettes de protection.

— « Nous avons eu soixante ans pour perfectionner la résistance de nos murs et de nos toits. »

Puis Thomas conduit le groupe devant les six éoliennes aux pales repliées.

— « Notre meilleure source d'énergie… quand on peut l'utiliser. Mais la moitié du temps, il n'y a pas de vent, et l'autre moitié, il en a trop !

— Nous tâchons de ne jamais nous laisser surprendre. » explique Nancy. « Nous avons de nombreux relais d'alerte. Le problème, en fait, c'est que nous en avons bien plus que nécessaire.

— Ainsi, toujours sur le qui-vive, » médite Véra, « vous menez quand même une vie très rude. Trop rude pour les jeunes, n'est-ce pas ?

— Les gens d'ici ont l'habitude. Depuis des siècles que ça dure, pour une raison ou pour une autre ! »

Thomas indique, derrière les bâtiments, les installations de chauffage, combinant l'énergie des capteurs et piles solaires et un système de pompes à chaleur souterraines.

— « Nous avons là-dessous un réservoir de plusieurs centaines de mètres cubes qui rend l'hiver les calories emmagasinées l'été.

— Oh, nous avons cela aussi en Sibérie, naturellement. » dit Véra.

— « On s'en doute, mais vous pouvez vous en passer car vous avez des températures très douces dans la plus grande partie de votre pays. Pour nous, c'est vital. Généralement, nous passons en quelques jours d'une chaleur torride à un froid glacial. »

Les deux Russes se retournent une fois de plus vers le pilote qui gesticule devant son appareil. Véra éclaire le halo de sa bague dans lequel s'agitent signes, chiffres et visages.

— « Thomas, les messages d'alerte se multiplient. C'est normal ?

— Normal. Chaque réseau veut être le premier à annoncer la catastrophe… au cas où il y en aurait une. »

Il appelle le halo gros comme un ballon de foot qui danse la gigue sur le perron du mas. En approchant, la boule de lumière quadruple de volume et s'enrichit de couleurs vives. Elle résiste au souffle du vent, mais vibre fortement, et la lecture des messages devient difficile. Thomas fronce les sourcils, se gratte la tête.

« Hum, en effet. Je crois que vous allez être obligés de hâter votre départ. À moins que vous ne préfériez rentrer et attendre avec la nous la fin de la tempête, tout tranquillement. Nous avons de place pour abriter votre appareil, d'autant que c'est un modèle rétractile, si je ne me trompe pas. »

Véra répond aussitôt, en atténuant par un sourire son geste de refus.

— « Nous devons être à Lyon avant 18 heures et à Omsk avant minuit. Vous, les jeunes… »

Elle pointe sa longue main aux ongles dorés sur Fanny et Jonas, qui se tiennent côte à côte.

« Voulez-vous signer votre contrat provisoire ? Oui, tout de suite. Que vous importe, puisque vous avez dix jours pour vous rétracter… si cette idée saugrenue vous visitait ? J'avoue que, pour nous, ce serait une grande joie de repartir avec votre accord en poche.

— En poche ?

— Ce n'est pas du bon français ? Je veux dire : votre signature dans notre dossier numérique. »

Jonas lance à Fanny un regard de défi.

— « Qu'est-ce qu'on risque ? »

Fanny incline la tête, d'un air réfléchi mais un peu incertain.

— « Oui, que faut-il faire ? »

Véra prononce à mi-voix un code chiffré, et le contrat se dessine dans l'air, texte en russe et en anglais, photos à l'appui. Mais le vent chargé de poussière déforme l'image, que Véra réduit de moitié pour la rendre plus nette et plus stable.

Ariane pose la main sur la feuille virtuelle, paume ouverte.

« Je signe comme représentante en France de la société Karen & Strogoff. À vous ?

— Moi ? »

Jonas hésite une seconde, Fanny, soudain très décidée, le devance avec tant d'énergie que sa paume passe à travers l'image. Elle lâche un juron. Jonas imite son geste. Véra et Ariane rengainent aussitôt leur photopage.

— « C'est bon. Et maintenant… »

Maintenant, il faut prendre congé le plus vite possible, dans le vent qui bat les chevelures, s'engouffre sous les vêtements et jette sur les visages la poussière rouge du désert africain. On serre des mains en prononçant des « Au revoir. » dans toutes les langues. Véra embrasse tout le monde à la russe. Ariane court déjà vers l'appareil. Elle se retourne et envoie deux baisers du bout des doigts, un de chaque main. Deux minutes plus tard, l'airbulle lutte contre les premiers coups de boutoir de la tempête, au-dessus du Val-Caïn, et lance une fusée qui éclate en panache multicolore à la verticale du mas. Une manière de salut.

Jonas et Fanny se regardent au fond des yeux, tandis que l'appareil s'éloigne rapidement vers le nord-est et que le ciel s'obscurcit chaque minute un peu plus. Les éclairs cisaillent l'horizon. Le roulement lointain du tonnerre remplit le silence du Val-Caïn. Un silence de veillée d'armes.

Thomas est déjà installé dans la cave du xviiie siècle qu'il appelle son bunker. Il égrène devant la sphèrécran du processeur général la check list de la sécurité avant décollage… sauf que, justement, tout est prévu pour que rien, pas le moindre fétu, ne décolle du mas sous l'ouragan.

Lendemain midi. La tempête est passée, pareille à toutes les autres. Beaucoup de vent, bien sûr. Les deux cents kilomètres à l'heure frôlés pendant plusieurs minutes, dépassés quelques secondes. Moins d'eau qu'autrefois et plus de poussière. Vingt centimètres de boue et mille débris de toutes sortes s'entassent dans la cour, le vallat, et jusque sur les toits parfaitement amarrés. Dégâts réduits au minimum. On a tenu.

Les habitants du Val-Caïn ont encore dans les oreilles les hurlements du vent, le fracas du tonnerre, le ressac de la pluie. Et les éclairs continuent de danser devant leurs yeux. On ne s'habitue jamais tout à fait.

On se regarde, on soupire, on sourit.

« Jusqu'à la prochaine ! »

C'est un rite. Quelques heures plus tard, la nouvelle tombe : une airbulle qui se dirigeait vers Lyon, venant du Gard, a été abattue par la tempête sur le flanc du mont Gerbier de Jonc. Fanny se prend le visage dans les mains.

« Nos malheureux amis… C'est eux, j'en suis sûre.

— Exit notre contrat. » dit Jonas.

Fanny observe longtemps le ciel, d'un bleu clair et pur, presque argenté.

— « Tout est à recommencer pour nous.

— Je ne sais pas si j'en ai envie.

— La Sibérie, quand même, quel rêve !

— Laissons le destin décider. Si l'accord n'a pas été enregistré à Genève ou en Russie, on abandonne. Dans le cas contraire…

— On y va ? »

Le message de Karen & Strogoff est transmis le soir même sur une dizaine de réseaux : « Fanny et Jonas, on vous attend ! ».

Le rêve sibérien continue.

Première publication

"la Cévenne des tempêtes"
››› Causses & Cévennes 20/3, août-octobre 2005