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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury Parang's…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Parang's blues

Avec Didier Bucheron

Les mains dans les poches de mon jean, une américaine entre les lèvres, je me balade dans le village. En pleine paix de nature. J'ai un endroit favori : deux marches qui donnent sur un magasin de vêtements.

Je m'assois là, pieds nus dans le caniveau où il ne passe plus d'eaux grasses depuis… À quoi bon chercher ? Depuis longtemps ! Je me prélasse ou lis selon les vibrations du moment. Et, en ce moment, rien. Enfin, des instants de vie ancienne qui remontent. À peine des souvenirs… Une bavure ou un fait exprès ? Le jour du Grand Changement, je combattais au Diable : ça s'est fait sans moi. Sans doute contents de mes services, ils m'avaient trouvé une assez bonne place dans leur société toute neuve. Failli crever d'ennui !

J'ai demandé à surveiller un village au soleil, pour en faire un nouveau village, quand toutes les traces de…

Chaud le soleil, ce matin !

Ils ont protesté un peu. Je savais trop de choses sur trop de choses. Ils ont fini par accepter. Ça devait les arranger d'une autre façon.

Dans un village abandonné du sud-ouest de la France, me voilà. Un type seul mais très heureux de l'être. Calme et verdure retrouvés. Le plein été et son haleine sèche, les ruelles envahies d'herbes folles, les oiseaux piaillant dans les courants d'air chaud… Je suis bien ici, loin des responsabilités. Du moins, c'est ce que je crois. Mais ça va peut-être bientôt changer.

Je me mets à l'ombre puis décide de rentrer chez moi.

J'ai tous mes cheveux et je ne me sens pas du tout malade. Les retombées devaient pas être terribles dans le coin. Je jette mon clope. Tout va bien. Les jours de trop forte solitude, il y a la visite de M. Triton. D'ailleurs, je l'entends siffler son air favori du côté de la place de l'église. Vite, je pose deux verres sur la table avec le scotch very strong and cold breezzzzz. Parler de temps en temps, ça défoule, ça fait du bien. Voilà justement M. Triton. On peut dire que j'ai l'oreille fine.

« Salut, Triton. Entre donc à l'ombre. Et buvons ensemble à notre sacrée vieille copine, la solitude. »

Nous buvons et les instants-idées passent. Au fond de notre silence, il me semble entendre un ronronnement très lointain.

« Excuse, Triton, j'ai l'impression que nous avons de la visite. Bouge pas, je vais voir. »

Le soleil descend lentement le long des murs de pierres rudes. Le bourdonnement enfle, prend une tonalité de moteur. Et plus d'un moteur.

Tout un convoi qui s'amène ? Les visites, les vraies visites, ça me fout l'angoisse. Pourquoi ? Je ne sais pas exactement…

Trois supercars blindés raclent les herbes devant ma porte, au freinage. Portières s'ouvrent et claquent.

« Salut à toi, Ami. »

"Ami", c'est le mot du jour. "Camarade" est un peu passé de mode. Je réponds d'un « Salut » poli et interrogatif. J'ai toujours eu peur des amis qui arrivaient à l'improviste. Ils descendent tous, les uns armés, qui se postent ici et là. D'autres tous costumés, les mains vides et la mine affable, qui s'empressent autour de moi.

« Tout est calme dans ton village, Ami ?

— Ouais.

— Nos parachutages te parviennent régulièrement ?

— Ils parviennent. »

Je me demande ce qu'ils veulent, mes bons amis cravatés.

— « Tu t'interroges sur les raisons de notre visite, Ami ? »

Pas difficile à deviner. Je m'interroge, comme il dit.

« Bon, eh bien, la semaine prochaine… »

Semaine ? Ça existe encore, ce truc ?

Complet gris poursuit : « …trois de nos amis vont venir te tenir compagnie pour réorganiser le village, en vue d'installer une, euh, une communauté. Je pense que l'arrivée de quelques compagnons te fera le plus grand bien, n'est-ce pas ?

— Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? Vous êtes venus pour me demander mon avis ?

— Ce sont des solides, comme toi, que nous t'envoyons, Ami. N'aie aucune crainte.

— Ben, on verra à l'usure. Je veux dire : à l'usage.

— Nous sommes heureux de voir que tout va bien. Nous allons te laisser, maintenant, parce que les routes ne sont pas sûres et il se fait tard… »

Il se fait tard ? Complètement givré, le groc. Il est à peine plus de trois heures de l'après-midi !

« Salut, Ami !

— Salut, Amis ! »

Je serre plein de mains. Les portières claquent, lourdes de tôle anti-balles et anti-rayons. Les moteurs hurlent. Poussière… Les voitures disparaissent. Seul dans un nuage. On m'envoie du renfort pour faire Dieu sait quoi, mais je m'en fous. M. Triton m'attend.

« On nous envoie du renfort, Triton. Je crois qu'on se lance dans la colonie de vacances. Normal, c'est l'été, hein ?.. »

« Eh bien, M. Triton, vous ne buvez pas ? Vous êtes malade ou quoi ? »

Je vide son verre après le mien. C'est la vie…

« Fini, la solitude, M. Triton. On va avoir du monde. »

Je remets la tournée, puis je me fais une pipe à rêves. Plus de territoire, plus de réalité. Juste le lieu où je me sens bien et d'où vous partirez, falaises d'espaces déchirés…

Plus tard, je m'enfonce au plus profond de mon lit, ferme fort les yeux et dors, m'enfonce en la vie tumultueuse de Jack moi… Je pars, pars, pars… Au matin, je m'allume avec le soleil, et c'est rudement tôt. La nature est là, douce et fidèle, pauvre conne, et me salue de mille et un bruissements et chants d'oiseaux, dans un silence suave. Dernière escale avant l'intrusion brutale de trois étrangers.

Et pas si brutale, finalement. M. Triton était avec moi. Nous parlions de je-ne-sais-quoi. Un tchaptchaptchap régulier et dérangeant me dit qu'il se passait quelque chose. Un hélico sur le terrain de sport et trois formes bleu pâle qui entassent des colis et des sacs. Je laisse M. Triton devant son verre et m'en vais à leur rencontre. Je suis à une centaine de mètres quand l'hélico remonte et se tire. Les trois types sont couchés au sol et me regardent avancer. Deux hommes et une fille, en fait. Les deux hommes se planquent derrière leur sac, la fille hurle, une rafale me jette à plat ventre. Je ne suis pas touché. Je tire en l'air et gueule que je suis celui qui les attend. Une deuxième rafale. L'angoisse me tient… Oh, mon vieux, tu fantasmes. Qui parle de rafale ? Ces gens sont des doux. Même pas armés… Ils m'attendent avec un bon sourire.

Et en chœur : « Salut, Ami !

— Salut ! Beaucoup de bagages… Je… je vais chercher le command-car, ça sera mieux ! »

Et je pars en courant. Puis je ne cours plus. Je me retourne et les regarde et des souvenirs des Hommes me reviennent. Pas toujours drôles, les Humains. Je passe chez moi, finis le verre de Triton qui a disparu, allume une cigarette et mets le command-car en route.

On charge les sacs et tout, puis en s'entassant on fait le tour du village jusque chez eux. Enfin, disons les maisons que j'avais préparées pour eux.

Une boule dans la gorge qui me fait parler difficilement… La fille est très belle. Je les laisse devant leur gîte et démarre sec. Chez moi, M. Triton m'attend, l'air impatient. Je remplis les verres et je trinque. Un bon jazz tourne dans ma tête et dans les baffles de ma chaîne.

Toc, toc… Bon, ça commence.

« Excusez-moi, M. Triton. Je reviens ! »

Ils sont tous les trois devant ma porte, l'air gêné. Y'a pas de quoi !

— « Excuse-nous, Ami, pourrais-tu nous dire pour l'électricité ?

— Éolienne. Tout est coupé depuis longtemps.

— Je vois. » disent-ils tous à la fois. « On peut tenter un raccordement ?

— Si ça vous tente. »

Je n'y avais pas pensé. Je laisse à nouveau M. Triton tout seul et je les accompagne.

Huit jours qu'ils sont là. Robert m'a l'air d'être le chef responsable, Azziz et Linda ses subordonnés. Et moi, qui sait ?

Ce soir, on bouffe ensemble. M. Triton n'est pas invité. Je lui explique l'affaire en vidant nos deux verres. Je suis nerveux. Linda a une robe splendide et je m'y connais : je recevais toutes les revues… Robert classique, Azziz en jean comme moi, et moi en jean comme Azziz. Ça sent très bon chez eux.

« David, je suis content que tu sois là. » dit Robert.

David, c'est mon nom maintenant. Pour toujours peut-être.

« Depuis notre arrivée dans ton village, » ajoute-t-il, « nous n'avons pas vraiment communiqué et…

— Laisse-toi aller, Robert. Je suis pas débile !

— Il fallait une réunion pour que… Nous savons qui tu es, pourquoi tu es là. C'est une soirée entre amis et…

— Vous connaissez la suite, vous ? Pas moi !

— La suite ?

— Je croyais qu'on attendait quelqu'un ?

— Oui, David, tu as raison. On attend les Parangs ! »

Les verres défilent, c'est toujours bon pour la santé mentale, à défaut de mieux. Linda est la minette à personne et, après un début de flirt avec Azziz, c'est sur mon épaule qu'elle vient poser sa jolie petite gueule.

« Y z'arrivent demain ! » me dit Robert dans un souffle mou.

— « Vivent les Parangs ! » fait Linda.

— …Parangs ! » je fais sans enthousiasme. « À la vôtre ! Hum, c'est quoi, exactement, ces bêtes, ces trucs, ces gens ?

— De pauvres quidams salement manipulés. » dit Linda.

Elle repose sa tête et s'endort.

Je demande aux autres : « C'est quoi, au juste, les Parangs ?

— Une expérience génétique ou quelque chose comme ça. » dit Robert somnolent.

Quant à Azziz, il dort pour de bon. Je confie la tête de Linda au canapé et m'en vais au clair de lune dire bonjour à M. Triton.

M. Triton ne m'aide plus comme autrefois. Le temps balance toute la journée et toute la nuit et tourne tourneboule. On est vraiment tout seuls tous les quatre, avec un temps de soleil qui nous dit que c'est un bel été, le premier depuis le clash. Les Parangs sont en retard et, maintenant, à force de les avoir attendus, on n'a plus tellement envie de les voir arriver.

Sacrés Parangs !

Moi, je suis bien parce que Robert, Azziz et Linda sont entrés dans mon jeu. Ils sont devenus mes amis. Alors, les Parangs… On boit de plus en plus. Triton a de plus en plus soif. Il se sent encore plus seul que nous. On l'accompagne un peu et… maintenant, on soigne très bien les gueules de bois, sans phrases et sans douleur : ça, c'est le progrès ! Linda s'occupe de nous trois, à tour de rôle ou suivant l'humeur du moment. C'est la vraie vie. Ce soir, on se passe du Dylan des vieilles années. Tout va bien, mais faites-moi confiance, ça peut pas durer.

Et puis un matin, enfin, les voilà. On était encore sous le coup d'une bonne soirée entre vrais amis quand ça éclate : bruits de moteurs, cris variés et puanteurs diverses. Trois ou quatre bus pleins de Parangs avec famille, chiens et bagages. Nous, on regarde. On sait pas quoi faire d'autre. C'est Azziz qui réagit le premier.

« Bonjour, Amis. Bienvenue ici. Le temps commençait à nous sembler long… Voilà Robert, David, Linda… Moi, c'est Azziz. »

On accueille les Parangs. Ce sont des gens. Un peu bizarres mais des gens. Pas du tout repoussants. Humains, très humains, avec des yeux qui… Des yeux qui ne le sont pas complètement. Ils sont plutôt beaux. Ils ont l'air doux et gentils. Ils se ressemblent tous plus ou moins, mais ce n'est pas grave. On s'habituera. Je n'ai pas peur, mais je sens comme une inquiétude au fond de moi. Triton aussi.

Les groupes d'accompagnement blindés sont là aussi. Robert discute avec les chefs, récupère un tas de papiers et prend en charge nos invités. Puis l'armée repart en vitesse. Paraît que les routes ne sont pas sûres !

Les grillons font la fête. Linda et moi aussi, en vitesse, pour oublier l'inquiétude. Les Parangs sont polis et calmes. Les copains et moi, on avait pris l'habitude d'être ensemble. Les Parangs nous dérangent. Et M. Triton ? Que va devenir M. Triton dans cette histoire ?

Ils sont vraiment sympathiques, avec leur bonne gueule. Et toujours à vouloir rendre service et aider et aider et ai… Mais quoi, ce sont des robots programmés génétiquement pour servir servir servir ! Enfin, c'est ce qu'on se dit, Bobby, Azziz, Linda et moi. Une nouvelle race de serviteurs, courageux, dociles et toujours disponibles… M… Triton, lui, n'en pense rien.

Je donne une leçon.

« Sac à dos. » dis-je au Parang

— « Sakado, s'quoi ?

— Un sac pour mettre des… des… tout ce que tu veux dedans, et que tu portes sur le dos, c'est un sac à dos…

— Sakado vie voyage ?

— Si tu veux… OK ! Et puis merde.

— Sakadoké !

— Non. Sac à dos… Voyage avec le sac sur le dos… C'est pratique.

— Sakadokémerdpratik !

— Ouais. Casse-toi. Tu m'énerves ! »

C'est toute la journée comme ça. Ils sont pas méchants, loin de là, mais usants. Et pas très efficaces… Je me demande comment on va s'y prendre pour faire revivre le village avec ces lascars… Oui, “faire revivre le village” : ça paraît le but de nos amis grands chefs — qui reviendront nous voir quand les routes seront plus sûres ! On se retrouve le soir, avec Bobby, Azziz et Linda, complètement raides, on s'écroule sur nos verres ou sur nos pipes à rêves. Voilà notre vie depuis l'arrivée des Parangs. Au fond, ça nous change pas beaucoup. Et eux, pendant ce temps, ils fabriquent des gadgets idiots et mal foutus, des antiquités à la noix. Ou ils s'amusent à faire de l'or avec des bouts de ferraille ! De l'or… À devenir dingue ! Non, ça ne peut pas être de l'or. Pourtant, c'est l'impression qu'on a, Bob, Azziz, Linda et moi. M. Triton, lui, n'y croit pas. M. Triton ne croit à rien.

Eh bien, quand même, le village est plein de vie. On finit par oublier Triton qui nous fait salement la gueule. L'or, on ne sait plus quoi en faire. Chaque nouveau matin est un matin d'or, et on laisse aller en attendant que ça leur passe. On a prévenu les autorités qui ont répondu : « Ne vous inquiétez pas, Amis, c'est pas grave, laissez aller… ». Alors, on laisse aller. Les Parangs, ça les fait presque rire. J'exagère à peine. Il n'y en pas un seul qui soit vraiment capable de rire, mais on désespère pas.

« Bonjour, David. Sakadomerdoké ! »

Le résumé de ma petite conversation avec le zigoto du début a donné une sorte de salut qu'ils emploient tous, à tout bout de champ.

De l'or, de l'or, sakadomerdoké !

De l'or, de l'or… shit!

Le soir, on était vidés et tristes, même plus de goût pour les cuisses de Linda. On se foutait en l'air avec n'importe quoi et on dormait comme des bêtes ou des Parangs. Même pas un petit rêve. On dormait. On buvait comme des trous et on avait le cœur au bord des lèvres. Aussi, je n'ai pas été trop étonné de voir un après-midi M. Triton qui filait sans se retourner dans une ruelle derrière l'église. On l'avait laissé tomber et il avait de bonnes raisons de nous en vouloir. Le soir même, je l'aperçois encore qui rasait les murs devant un ancien troquet verdâtre. À ce moment-là, je me suis rappelé qu'il n'existait pas.

M. Triton, c'était juste un compagnon de solitude, dans ma tête. Je ne sais même plus où j'ai pêché son nom de batracien. Et pourtant, c'était bien lui, avec ses vêtements un peu étriqués, mais pas trop, un peu démodés, mais pas trop, sa gueule ordinaire, mais pas trop, son crâne dégarni, mais pas trop, son air furtif, mais pas trop… Et cette façon de ressembler à tout le monde et à personne, c'était M. Triton !

Je l'appelle : « Triton ! Triton ! ». Mais il fout le camp comme s'il m'avait pas vu ni entendu. Sakadomerdoké ! comme dit l'autre. Qu'il aille se… Juste un type que j'ai inventé pour me sentir moins seul, alors il ne peut pas être vraiment là.

« Ouais, David, l'a fait l'or avec ton colt, tiens, héhé ! »

C'est vrai : mon vieux 11.43 est en or, du moins il en a l'air, et peut-être qu'il tire maintenant des balles en or…

On nous approvisionne, le camp se transforme en forteresse. Un de ces jours, une bande de rascals va nous tomber dessus pour nous piquer l'or ou une famille de Parangs capable d'en fabriquer à la pelle. On se pose des questions, quand même, Bob, Azziz, Linda et moi. Mon colt paraît toujours en or, mais moins qu'au moment où le Parang me l'a rapporté. Il y a des objets qui restent en or, plus ou moins, et d'autres qui redeviennent comme avant. On n'y comprend rien… La télé a fait une émission assez vaseuse sur les Parangs. On a cité le village. Du coup, les visites ont commencé. On a eu deux reporters : un peut-être vrai et un sûrement faux. Puis quelques personnages douteux, du genre qui se fout complètement que les routes ne soient pas sûres.

Et nous, là-dedans, pour protéger ces pauvres minus et, merde, on va pas les laisser tomber parce qu'ils dérangent notre petite vie. Mais cette histoire de transmutation des métaux, c'est dur à passer. Je voudrais en parler à M. Triton. Et justement, le voilà, devant le magasin de vêtements. Ou plutôt les voilà. Ils sont deux ! Pourtant, j'avais pas l'impression d'être bourré à ce point. Non, pas possible. Il y a deux jours que je bois presque rien en prévision d'un coup de chien.

Un de mes Triton s'en va tranquillement. L'autre m'attend.

« Salut.

— Salut, David ! »

Est-ce qu'il ne rigole pas, ce con ? J'observe l'autre, qui s'en va, pour essayer de repérer des différences. Mais il est déjà loin. Je dois me contenter de ce spécimen. Le voir comme ça, en face de moi et en chair et en os, ça me fout la trouille.

Je bafouille : « Je… je… Co… comment tu vas ? ». Mais je n'ai pas envie d'entendre sa voix. N'empêche qu'il cause !

— « Moi, ça va. Mais toi, mon pauvre David ? Tu n'as pas l'air dans ton assiette ? »

Là, il me coupe le souffle. Et puis cette voix, il me semble que je la connais ? Mais impossible de la trouver. Un Parang passe et sourit gentiment.

« Sakadomerdoké, David ! »

Et il vaque doucettement à ses petites affaires.

Sûr que je ne suis pas une lumière. Mais il y a quelque chose qui m'échappe. Pareil pour les copains, Bob, Azziz et Linda.

Le temps a perdu son teint brillant et un super-orage se prépare. On est tous énervés et usés. Cet orage ne risque-t-il pas de nous amener quelque merde du clash oublié ? Je prends Linda dans mes bras et, comme d'habitude, elle est nue sous sa robe longue et douce. Les nerfs à vif, je… Bon, rien du tout. On m'appelle. Un Parang vient de se filer une bastos en or dans le pied. On s'occupe de lui, on le soigne, il va falloir l'évacuer… Non. Finalement, sa tribu se charge de lui. Je vais retrouver Linda. L'orage éclate.

Ce matin, tout le monde se porte bien. Même le Parang blessé. Il a enlevé son pansement. Les deux Triton se foutent de nous. Il fait beau. Le soleil craquelle la terre sauvagement battue hier au soir.

Le terminal du réseau spécial posé par Bob nous pond un télégramme. On nous annonce la visite du grand responsable, notre ami superchef.

On attend. Une sacrée chaleur. Azziz baise un peu Linda. J'ai décidé de m'en foutre, parce qu'il est mon ami. Et Linda aussi. Bon.

Un Triton vient nous voir. Envie de se réconcilier avec nous. Un peu déprimé, le groc. On a tous une baisse de forme terrible. Deux verres et on est pleins. C'est pourtant pas le moment !

Paraît qu'un petit Parang est né ce matin. D'après Linda, il est très beau. Il a déjà deux dents en or. Ouais. Je rigole. Mais c'est le genre de plaisanteries débiles qu'on échange en attendant le grand responsable.

Les heures passent. On visite un peu. Mon village est devenu une forteresse. Mine de rien, nos Parangs se débrouillent pas mal du tout. Il y a des magasins qui ont l'air tout neuf, avec des enseignes vives et des trucs d'autrefois dans les vitrines. Même le fameux troquet verdâtre devant lequel je faisais un détour, tellement il me semblait sinistre, est maintenant repeint, toujours verdâtre mais plus clair, illuminé et ravitaillé et… — Je me trompe pas ? — fréquenté par des clients ! Des Parangs ? J'aurais jamais cru que la notion de bistrot puisse rentrer dans leur petite cervelle de sakados…

Notre grand dirigeant arrive avec son air engageant des dimanches et jours de fête. Il est beau et intelligent. Nous sommes fiers de servir sous ses ordres. Il serre des mains, distribue des sourires, jette un coup d'œil et repart en disant que les routes ne sont pas sûres. M. Triton l'injurie en son for intérieur. Nous aussi. Eh, salopard, t'avais qu'à venir en hélico !

Un nouvel orage est passé. On s'en fout. Les Parangs font de l'or, de la restauration, de la décoration et de la fortification. Tiens ! Une jeune Parang commence à me plaire sérieusement. M. Triton sort de chez moi en claquant la porte, un peu vexé. Le corps de cette petite est vraiment quelque chose. Elle gémit un peu au début, moi à la fin. C'est la vie.

Son père me dit tristement — ils ont toujours l'air triste — : « Ouaidavid, tu couches ma fille et ma femme veut toi ! ».

Je réponds : « Amène-la ! ».

Elle vient aussitôt. Jolie comme sa fille, en plus vieux. Elle gémit un peu au début, moi à la fin. Sakadomerdoké !

Un autre orage éclate.

Et puis ça devient encore plus triste parce que j'ai envie de communiquer avec les Parangs. Dans un sens, c'est déjà fait, mais je ne sens pas une communion à ce niveau, sauf au moment de l'action. À l'étage au-dessus, rien à faire. Pareil pour Linda qui vient pleurer sur mon épaule.

« Hi ! Hi ! Ces Parangs m'emmerdent à la fin ! »

Elle renifle et se mouche. Exactement comme le temps. Il pleut mais le soleil n'est pas loin. MM. Triton et compagnie causent entre eux. Ils sont trois, maintenant, l'air plutôt cool. On devient dingue dans ce bled.

Je rencontre dans la rue commerçante un gros épicier de l'ancien temps, les mains dans la poche de son tablier. D'où il sort, ce mec florissant et rigolard ? Je lance un salut poli et discret, comme quelqu'un qui s'occupe ses affaires. Mais s'il me répond « Sakado » et la suite, je lui rentre dedans, juré. Il cligne de l'œil, sors une patte de sa poche kangourou.

« 'Jour, m'sieur David ! »

J'en reviens pas. Je file prendre un verre au troquet verdâtre. Assis à la table du fond, sous la télé qui donne un western, il y a un Triton qui se fout de moi. J'en ai marre. Je sors.

La première balle a fauché Robert au moment où il allumait sa pipe à rêve. Pfuuit ! Plaf ! Fini Bob. En pleine poitrine. Mon vieil instinct de baroudeur pro m'a sauté dans la cervelle. Mon 11.43 au poing et tirant un peu en l'air, j'ai déclenché l'alarme aussitôt.

Évidemment, les Parangs n'ont rien pigé. Pour commencer… Mais à la grosse rafale, ils ont senti comme une odeur de poudre-danger. Le pro du baroud a eu des grouillements dans les intestins. Une baraque a explosé, éjectant des chairs à plusieurs dizaines de mètres à la ronde. Les Parangs se sont regardés et se sont dit : Tiens, il se passe quelque chose !

Cette fois, ça y est. Les rascals attaquent. Avec un groupe, je distribue des armes. Azziz riposte à l'ouest du village. Les balles descendent quelques Parangs. Les autres s'affolent pas. Je balance les rockets à aiguilles et on souffle un peu. Linda me dit que Robert est mort. Merde ! Je n'ai pas le temps de penser parce que la canarde-camarde reprend aussi sec. Linda pousse un petit cri et tombe, la cuisse en sang. La partie est du village pue la chair cramée. Un nuage qui monte. Une brûlure dans mon épaule, je sais plus laquelle. Une des deux !

Quelqu'un fait une sortie réussie avec le tank. Le tank ? Quel tank ? Pas le temps de réfléchir à ce détail. Voilà que ça rafale dur dans le secteur. Un deuxième tank fonce, dans un nuage de poussière et de fumée qui l'avale. C'est la débandade chez les autres. Rien compris.

Enfin, on est maîtres du terrain. On n'a plus qu'à s'occuper des débris et des débuts d'incendie, et des morts et des blessés. Et veiller, et dormir, et veiller…

« Azziz, qu'est-ce qu'on fait ?

— Je ne sais pas, David. Faut voir. Ces tanks…

— D'où ils sortent, les tanks ?

— J'en sais rien !

— Et qui les a sortis ? Les Parangs ?

— Les Parangs ? Sakado…

— M. Triton, peut-être !

— Et où ils sont passés ? »

J'engueule les Parangs : « Essayez de comprendre, bon Dieu ! C'est dur de crever, alors qu'on était si pénards ensemble. Y'a des salauds qui en veulent à notre or. Faut vous défendre mieux que ça ! »

Les Parangs me regardent gesticuler, debout sur un bidon de fuel. Leurs yeux sont candides.

— « Mais on s'est bien défendus, David ! »

Je ricane bêtement. Un vieux Parang s'avance vers moi.

— « La ennemie est partie, David ! »

J'hésite à comprendre.

— « Les tanks…

— Ouaidavid !

— Vous les avez pris où, les tanks ? »

Ils font des gestes vagues et roulent les yeux.

« Vous les avez fabriqués comme l'or ! »

C'est ça. Ils sont radieux.

— « Ouaidavid ! Ouaidavid ! »

Je tombe du bidon dans les bras d'Azziz qui m'emporte sur son tapis volant. Les cieux sont très dignes et je n'ai plus rien dans le crâne.

Bob est mort et Linda blessée. Heureusement, c'est pas trop grave pour elle. Deux ou trois Triton nous servent à boire au comptoir du bistrot verdâtre. Verre sur verre… Plus tard, le vieux Parang vient me trouver dans ma petite maison. Linda dort en gémissant. On attend un toubib. J'espère qu'il viendra en hélico, parce que les routes, comme on dit, ne sont pas sûres.

Il me raconte je sais pas quoi. Je me fous en rogne.

Il gémit comme Linda : « Ouaidavid ! Ouaidavid ! ».

Je dis que j'en ai marre des "ouaidavid" et des "sakadomerdoké". Mon copain est mort et mon amie est blessée et j'attends un médecin qui n'existe peut-être pas. Je suis en plein cauchemar.

« Te gueule pas, David. Les autres sont salauds, pas les Parangs. Parangs savent faire des choses…

— L'or ! Vous savez faire de l'or, bande de cons, et c'est ça le malheur !

— Erreur de tes frères, ami David…

— Quoi ?

— Bataille avec ces rascals, protéger nos Parangs, toi le chef, ouaidavid, avec Robert et Linda ? »

Pas compris grand-chose.

Je dis : « Robert est mort. Et Linda… ».

Je fais un geste vers la chambre. Il se met à pleurer.

« Oh ! David. Robert peut-être pas mort…

— Je te dis qu'il est mort, Ducon !

— Peut-être vivre… »

Je le fous dehors. Le toubib arrive. Linda refuse d'être évacuée. On la soignera au village. Elle est déjà prête à faire l'amour avant qu'on ait fini d'enterrer Robert.

Je n'arrête plus de chialer comme un môme. Les Parangs se sont remis au boulot sous la direction d'Azziz. On a ouvert une pharmacie, un pressing, un deuxième bistrot (jaunâtre) et une boucherie-charcuterie. Les cloches de l'église sonnent à tout bout de champ.

J'aperçois Robert qui se balade sur la place entre deux Triton. Je gueule : « Pas ça ! Pas ça ! ». Puis j'en prends mon parti.

Azziz me raconte qu'il vient d'arriver un nouveau contingent de Parangs. Des tas de bus. Je m'en fous.

Je me platine Dylan, remplis quelques verres et les vide. Je bouffe des gélules anti-gueule de bois. Je rentre dans mon pieu et j'en sors. Je bouffe des gélules. Les Parangs sont comme toujours souriants et insouciants. Le soleil crame nos jardins. Azziz et Linda me sourient. Le temps redevient lourd.

« David ? » dit Azziz. « On fait une patrouille autour du village ? »

Je réponds : « Oui, pourquoi pas ? ».

On regroupe quelques Parangs solides, dont le vieux, on prend deux command-cars, et en route.

On quitte le village et alors, la surprise : l'armée qui campe autour de notre bled ! J'évalue la troupe à un petit millier, mais c'est beaucoup. Une drôle d'armée, tout de même. Il y a des types en combinaison bleue, genre cosmonautes en vadrouille, des soldats de l'an quarante, des pirates de cinéma et des marins à la Popeye. Je repère aussi des baroudeurs qui ressemblent comme des frères à ma pomme voici quelques années !

Et j'en passe !

Ça va, j'ai compris. À la fin… Je suis encore plus triste qu'avant. Qu'est-ce que j'avais espéré ? On a créé les Parangs pour s'offrir une nouvelle race d'esclaves. Mais un truc a foiré. Les minus gros bras sont devenus des faiseurs d'illusions ! Et ça sert à quoi, les illusions ? L'or ? Pas plus d'or que dans mon sac à dos ! Pas de tanks ni de cosmonautes ! Pas de M. Triton…

J'explique le coup à Azziz qui a l'air à moitié convaincu. Tout ça : des illusions. Rien de vrai… J'ai envie de dégueuler.

On arrête le command-car à dix pas d'un groc en uniforme vert-de-gris, casquette para, style armoire à glace. Je rigole, la bouche amère.

« Ce type-là n'existe pas. » dis-je à Azziz. « Je vais te le prouver ! »

Je descends, j'avance tranquillement vers mon Aryen caca d'oie.

« Comment c'est ton blaze, Mec. » je demande, très à l'aise.

— « Rémo. » il répond. « Tu pourrais causer poliment ! »

Je me laisse pas impressionner.

— « Va te faire sauter, illusion. Je cause comme ça me plaît. »

Et aussitôt, il me rentre dedans. Une montagne de merde pas illusoire du tout. On se cogne à mains nues. Il pue de l'entrejambe, ce qui prouve bien qu'il est réel ! D'une clef, je jette ce gros tas aux orties. Il se relève. Je le caresse de la tête. Le sang coule. Il crache des petits trucs blancs brillants, exactement comme un vrai. J'encaisse dans les couilles, mais comme elles sont vides, ça passe. Je cogne sec au foie. Puis une autre boule en pleine tronche et Rémo se traîne en geignant dans le raisin. Je respire difficilement et j'ai des perles aux coins des yeux.

Rémo dégueule. Je me retourne pour ne pas en faire autant. Quand je le regarde de nouveau, il est en train de… de se dépiauter. Ou quoi ? Il n'a plus son bel uniforme, ni son ceinturon brillant avec étui revolver et la crosse qui dépasse. Il porte l'espèce de treillis jaune pisseux et flagada des Parangs. Il n'a même plus sa tête de jeune chef. Il n'a plus… Rien ! Il se relève et je vois un de mes braves Parangs en piteux état.

« Ouaidavid ouaidavid ouaidavid… »

Il ajoute pas « Sakadomerdoké » mais je vois bien qu'il le pense.

Je décroche un peu. Et puis… Linda me pose une compresse sur le front et me glisse une pipe à rêves entre les dents. Oh, Linda, merci. Le soleil me tape sur le crâne et Linda me passe un café noir avec un gentil sourire et pas du tout de sucre.

Le café m'aide à comprendre. Les Parangs sont capables de se changer en n'importe qui ou presque. Mes Triton, l'épicier et le bistroquet : des Parangs. Comme les militaires… Avec le décor par-dessus le marché. Parce que les tanks, je pense tout de même pas qu'ils sont réels. Non, les tanks, les armes et beaucoup d'autres trucs sont sûrement des illusions. On pourrait le prouver… Mais je n'ai pas envie d'essayer. Mais l'or ?

Je me dis que si un Parang peut devenir n'importe qui, M. Triton, un épicier… ou Robert, moi je pourrais peut-être devenir un Parang. Cette idée me trotte dans la tête tout le jour. J'en ai marre d'être un Humain, malgré Linda et Azziz, et j'aime bien les Parangs. C'est peut-être la solution.

Je réfléchis encore une journée. Le lendemain après-midi, les cabinets sont bouchés. C'est ce qui me décide.

Les Parangs m'aiment beaucoup. Je vis avec eux et ils me regardent comme un demi-dieu. Les plus belles de leurs filles me sont offertes par leurs parents. Je n'en demandais pas tant. Je ne vois plus Linda ni Azziz. J'ai l'impression qu'ils se sont tirés. On pourra peut-être me fabriquer une Linda de rechange… Je me balade dans le village qui est animé et florissant comme avant la guerre de 14 ! Je me sens encore un peu seul, mais il y a du progrès. Quatre ou cinq types qui me ressemblent comme des jumeaux me sourient d'un air ahuri. Aucun ne veut prendre un verre avec Triton et moi. Enfin, je suis trop choyé pour que ça soit honnête. Et le temps passe.

Depuis combien de temps ça dure ? Il y a eu une autre attaque des rascals. L'armée s'en est mêlée, avec un tank lunaire et un vieux mortier de la guerre 39-45. Les assaillants n'ont pas fait long feu.

Je me balade avec une clef rouillée que j'essaye de changer en or. Quand je rencontre dans la rue un de mes frères, je gueule : « Ouaidavid ! Ouaidavid ! » et je suis content.

Un jour, dans le bistrot verdâtre, j'ai réussi à être M. Triton le temps de boire un verre. C'était bien, mais ça m'a porté un coup.

Je suis sorti en marmonnant : « Moiparang ! Moiparang ! ».

Sens que ça vient. Ouaidavid… Bientôt Parang heureux. Sais faire des choses, bientôt être des gens ? Moiparang Triton. Moiparang Linda. Moiparang Azziz. Moiparang Robert. Moiparang…

Bientôt heureux.

Première publication

"Parang's blues"
››› Fiction 319, juin 1981
Avec Didier Bucheron