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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Philippe Curval Toi…

Philippe Curval : livre d'or, version 2.0

Toi, qui disais…

Elle était belle, souple, lumineuse. Par l'ingéniosité ses pièges, l'ordonnance de ses couloirs, de ses flippers, de ses plots étincelants, rouges, verts, jaunes, ses clignotants, par la disposition de ses trappes, elle ne se comparait à nulle autre.

Elle faisait sept millions maximum. On pouvait la violer de trois manières différentes : aux hom runs, aux points, ou en éteignant les sept cartes de son poker électronique.

Elle scintillait surtout le soir, lorsque les rayons du soleil ne fanaient plus l'éclat de ses néons à travers la vitre du café. Alors, les mouvements de ses billes d'acier, le bariolage éblouissant de ses plots, le cliquetis sec de ses relais sonores et le clappement de ses parties gratuites la dotaient d'une étrange fascination. Elle était arrivée dans le bar depuis plusieurs semaines déjà ; et pourtant les habitués guignaient leur tour avec jalousie. C'était à qui se ruerait à la suite d'un rival, pour s'emparer de ses flancs, pour presser ses flippers.

Elle faisait naître des discussions passionnées, une tension dangereuse, des éclats de voix, des bagarres. La machine s'était imposée, était devenue indispensable, inépuisable. Nul ne la laissait en repos. Chacun voulait y essayer son habileté et sa force, tous désiraient déjouer ses ruses et brutaliser son corps rectangulaire afin de remporter des parties gratuites et recommencer, recommencer, sans éprouver de satiété.

Mais, parmi les fidèles, un homme brun se passionnait plus encore que tous les autres. Dès le matin, huit heures, à l'ouverture du café, tandis que les garçons astiquaient le comptoir de cuivre rouge, rangeaient les tables et installaient les chaises en maugréant, alors que la pression montait dans le percolateur et qu'une chaude odeur de café se mêlait à celle de la sciure humide et de l'aube grise, alors que le premier disque exhalait la voix d'un crooner quelconque par le haut-parleur du juke-box, il glissait sa pièce dans la fente, s'accotait au bois vernis du billard, enclenchait la première bille d'acier, lâchait le ressort et jouait, jouait à perdre l'âme.

Le jeune homme ressemblait étonnamment au valet du poker électronique : la cinquième carte luminescente, face au couloir des cent mille.

Le mardi, jour creux, il poursuivait sa partie jusqu'au soir, après la fermeture officielle, tandis que les derniers ivrognes s'arc-boutaient au comptoir.

Un jour qu'il s'acharnait particulièrement, frôlant mille fois le “tilt”, téméraire, valeureux, tandis que les parties gratuites s'accumulaient avec un « clap » satisfaisant, une bille, qui venait de jaillir d'un trou à hom run, s'arrêta brusquement, accrochant le plot supérieur droit. Elle remonta la pente, alla s'accoler au valet brun qui flanquait le couloir spécial. Le jeune homme observa d'abord curieusement ce phénomène, puis s'impatienta, s'agita, entraînant dans son mouvement le cadre de l'appareil, et secoua la bille jusqu'à ce qu'enfin elle consentît à reprendre ses bonds et ses virevoltes. Et l'incident fut oublié.

Pourtant, les jours suivants, chaque fois que le fanatique s'emparait des flippers, d'étranges anomalies apparaissaient dans le comportement des billes. Ce matin-là, après la vingtième partie, l'une des sphères d'acier rebondit sur un bang latéral, le titilla à plusieurs reprises et vint s'incruster dans un hom run.

Le jeune homme secoua vigoureusement le billard. En vain. Deux clients vinrent l'aider, un peu goguenards. Leurs efforts conjugués ne parvinrent pas à déloger la bille.

Mu par un réflexe de dérision, le jeune homme posa ses lèvres sur la vitre en murmurant :

« Allons, descend, ma cocotte ! »

La sphère d'acier reprit sa course en suivant un cours insolite, au mépris des lois de la pesanteur et de la balistique. Elle traçait d'étranges figures ivres sur la pente bariolée de la machine.

Bientôt, les dessins s'affirmèrent, s'alignèrent avec précision à la suite les uns des autres, créant des figures reconnaissables, lettres en ordre concerté, des phrases. Le jeune homme brun qui ressemblait au valet du poker électronique lâcha les flippers et, bras ballants, scruta attentivement le message. Puis il bondit dans la rue en hurlant.

La machine électronique lui écrivait une lettre d'amour

Première publication

"Toi, qui disais…"
››› Ailleurs [1re série] 34, 10 mars 1961
Cette nouvelle a été légèrement remaniée pour la présente édition