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Philippe Curval : livre d'or, version 2.0

J'ai mal à la tête

Voici qu'enfin la traversée effrayante,
d'un astre à l'autre, est commencée !

Victor Hugo

J'ai mal à la tête. J'ignore depuis quand cette souffrance a commencé. Le fait s'impose dans ma vie, stable : j'ai mal à la tête. Ce ne sont pas des crises de céphalées ou de migraines ; ma douleur n'a rien à voir avec ces manifestations pathologiques du métabolisme, vasoconstrictions du système capillaire reconnues et classées. [gravure numérique de l'auteur]Je ressens plutôt comme une gêne persistante, une sensation douloureuse qui aiguillonne soudain mes tempes, un point précis au sommet de mon crâne ; quelquefois, elle se localise dans mon orbite droite, mon œil droit où fulgurent d'étranges images dont je ne saisis pas le sens. Elle se révèle aussi par des craquements dans ma narine droite, accompagnés d'une curieuse odeur, un peu iodée, pareille à celle qu'évoque l'intérieur d'un oursin.

D'autres troubles accompagnent ma douleur, des fourmillements dans le bras gauche, des attaques de paralysies qui saisissent brusquement mon mollet, de mon avant-bras ou de mon pouce gauche. Le lendemain, je ressens des courbatures dans le muscle lésé ; des sensations inopinées de chaleur ou de froid, des lourdeurs dans les articulations proches.

Certains jours, j'ai l'impression qu'un corps étranger s'est immiscé à l'intérieur de ma semelle ; si je retire rapidement ma chaussure pour la secouer, il n'en tombe rien. Quelques pas de plus et le caillou imaginaire me semble toujours présent, un peu plus loin près du gros orteil, parfois sous le talon.

Mais ces douleurs périphériques ne me préoccupent pas trop ; elles sont légères, ne dépassent que rarement l'intensité d'un chatouillement. Ce que je supporte mal, c'est la présence immuable du mal de tête — je le nomme ainsi faute de trouver une dénomination plus adaptée, plus scientifique. Même les jours sans crise majeure, où je parviens à me détendre, je ressens son aiguillon ténu, circonscrit en pointillé dans une zone de ma matière grise.

Les médecins n'ont pas su préciser de quel mal je souffre ; certains se sont gaussés de moi d'emblée. Ceux qui ont bien voulu me croire a priori se sont lassés après le constat positif de mon état de santé. Je suis un malade imaginaire. Ils me soupçonnent d'être hypocondriaque, de somatiser à l'excès mes conflits psychologiques avec mon entourage. Bref, ils pensent que je suis légèrement névrosé ; de là à m'accuser de simuler, il n'y a qu'un pas.

En effet, d'après eux, les résultats de mes analyses sont normaux ; électroencéphalogrammes, électrocardiogrammes, échographies, scanners présagent de mon parfait état de santé, n'indiquent rien sur l'évolution d'une quelconque maladie que j'aurais contractée ; les tomographies, cartographies de l'activité cérébrale en fonction des flux sanguins et des consommations locales d'oxygène ne révèlent aucun dysfonctionnement, aucun traumatisme, aucune lésion, pas de tumeur, pas le moindre angiome. Je réagis bien aux tests sensitifs, mes réflexes ne montrent nulle déficience. En général, les séries de consultations et d'examens auxquels je suis soumis à répétition se traduisent par des prescriptions hétéroclites visant à rétablir mon système nerveux, jugé fragile, ou par des conseils sur les dangers inhérents à l'abus d'alcool ou de tabac, voire de drogues dures.

« Vous verrez, dès que vous aurez cessé de boire, tout cela disparaîtra, » me disait le dernier médecin visité.

Pourquoi vouloir le détromper ? Son ignorance professionnelle sert de caution à son incompétence. Pourtant, je certifie que mes parents, dans l'espoir de me voir accéder au métier que j'aime, où je me suis réalisé, m'ont soumis à la désintoxication définitive lorsque j'avais huit ans. Depuis, l'odeur même du tabac me soulève le cœur, l'alcool me révulse les papilles et l'appareil gastrique. Quant à l'héroïne et la marihuana, j'y suis allergique au point de risquer ma vie si je m'y adonne.

Depuis l'adolescence, mes nerfs ont toujours répondu aux services que j'ai exigé d'eux. J'ai passé tous mes tests de navigateur avec succès. Ma nomination au grade de pilote spatial n'a soulevé aucune protestation du jury.

Voilà deux ans, néanmoins, que je songe à la retraite avant les délais légaux. J'ai toujours dissimulé à mon entourage que je souffre, sans jamais décrire les symptômes de ma maladie à un médecin de la compagnie d'astronavigation. Je peux encore voyager dans l'espace pendant des années, si mon mal le permet. Car la présence assidue de troubles divers, systématiquement et logiquement réparti entre le côté droit de mon cerveau et la partie gauche de mon corps m'accule à la démission.

Je crains de succomber bientôt aux atteintes de cette affection mystérieuse. Personne n'a pu en faire un diagnostic précis, encore moins m'indiquer comment elle évoluera. Car elle doit évoluer ; je m'attends aux plus imprévisibles des suites. Pour le moment, le mal de tête ne me gène pas dans mon travail pédagogique auprès des jeunes aspirants spationautes ; il est simplement préoccupant. Jamais assez douloureux pour m'interrompre dans l'effort ou dans la réflexion.

Les attaques qu'il provoque ne sont cependant pas totalement subjectives, car elles laissent des micro lésions musculaires Mais celles-ci ne parviennent jamais à me handicaper sérieusement.

J'ai peur, quoiqu'il n'y ait aucune raison de m'inquiéter ; les affirmations des médecins devraient suffire à calmer mon angoisse. Les moyens d'exploration organiques les plus évolués, démontrent que mon mal n'a aucune cause connue.

Or, pourquoi ne serait-il pas d'origine inconnue ? Souvenez-vous du sida ou de la maladie du légionnaire avant qu'on les décèle.

« Vous n'avez rien dans le crâne, avait plaisanté en souriant l'un des derniers praticiens consultés. Et pourtant nos méthodes d'examen et d'analyse sans conséquences destructives sont des plus raffinées, elles décèlent les plus petits défauts au niveau cellulaire. Nous sommes sur le point de visualiser les molécules sur un être vivant. »

Les agents chimiques de détection autorisent à repérer et à détruire toutes les espèces de virus et de prions. Depuis la conquête de l'espace, il a fallu protéger des hommes des maladies inconnues qu'ils pourraient contracter à leurs dépens sur les planètes qu'ils explorent. Des produits de synthèse mis au point par les plus grands laboratoires d'exobiologie neutralisent automatiquement les agresseurs.

Et si la cause de mon mal s'avérait inférieure à la taille d'une cellule ? Un agent extérieur non identifié, neutron — peut être quark —, par exemple, si petit qu'il échapperait aux examens les plus fins ? Son innocuité supposée dissimulerait une invasion métabolique sournoise qu'un microscope électronique serait impuissant à la déterminer. Voilà pourquoi ma peur prend une forme pernicieuse, puisqu'elle ne repose sur aucune raison explicite et s'appuie sur des certitudes intimes. C'est une crainte presque religieuse. Elle grandit sans que rien ne puisse en entraver la progression. Certains jours, cet effroi soulève en moi de profondes vagues paniques. Je voudrais m'évader, fuir hors de ce corps qui me trahit odieusement.

Ce matin, j'envisage de cerner le moindre incident relatif aux dernières années de mon existence. Si je ne puis dater l'origine de la manifestation initiale de mon mal de tête, j'identifierai peut-être son agent transmetteur. Ma souffrance, dans sa forme actuelle, a commencé après mon deuxième voyage dans l'espace. Aussi vais-je établir l'historique des symptômes, traquer le plus petit indice afin de circonscrire l'instant où j'ai été contaminé.

La forme des hyperspatiales m'a toujours étonné. Mes souvenirs d'enfance ne sont pas étrangers à cette surprise. Car mon imagination s'attache encore aux exploits des premiers astronautes sur les fusées lunaires archaïques. C'est à partir de ces images profondément gravées dans mon inconscient que j'ai élaboré ma mythologie personnelle de la conquête spatiale. Pour moi, une fusée se compose de plusieurs étages, placés les uns sur les autres par taille décroissante, qui sont largués à mesure que le vaisseau progresse dans l'espace. Les hyperspatiales ne répondent absolument pas à cette définition ni à ces critères. Elles se présentent sous un assemblage de sphères, de cubes, de tubes, de moteurs sans carénage, de voiles pour les périples de transition, à l'image des illustrations démentes qui accompagnaient les histoires d'anticipation du moyen âge atomique.

Pourtant, j'en pratique l'usage. J'ai subi cinq années d'études vraiment coriaces après mon brevet d'astronautique et mon entraînement militaire en tant que pilote de chasse pour apprendre à me méfier de mes réflexes. Car une hyperspatiale ne se dirige pas avec ses nerfs et ses muscles. Seul l'appui d'un ordinateur à aberrations programmées permet de résoudre les problèmes aléatoires qu'implique la traversée d'un trou noir. Je connais chaque tuyau, chaque boulon, chaque microprocesseur de ces fusées qui font rêver les Terriens ; j'ai construit moi-même des modèles en réduction de voiles à photon, disséqué des moteurs à gravitons, assemblé les systèmes informatiques qui contrôlent le saut quantique. J'ai suivi le montage d'une hyperspatiale, pièce par pièce, j'y ai même participé. Le gouvernement ne souhaite pas perdre un de ces engins coûteux à cause d'une panne stupide. Je sais tout réparer sur ce type de vaisseau, même un évacuateur à dépression.

Ma première expédition m'a déçu Je n'en conserve pas un grand souvenir. Cinq années de préparation intensive m'avaient tellement habitué à la science du vide et au sentiment de l'étrange, que j'ai éprouvé fort peu d'émotion au contact des espaces intersidéraux, tant de fois entrevu au cours des simulations. Pour la seconde fois, je suis parti beaucoup plus loin, vers les Nouvelles îles Ioniennes, un amas planétaire de la constellation de la Lyre dont les caractéristiques évoquent celles du Système solaire. Le gouvernement de la Terre recherche surtout des planètes qui risquent de donner naissance à des humanoïdes, dont le métabolisme et l'apparence physique seraient voisins des nôtres.

Tous les essais de contact avec d'autres formes de vies se sont soldées par des catastrophes.

Alors, le Régent se voile la face ; il fait semblant d'ignorer qu'il existe des créatures totalement étrangères aux hommes et aux humanoïdes. Ce néo-racisme n'augure rien de bon. Il faudra que le frottement continuel entre explorateurs et explorés provoque l'abolition des vieilles idéologies conservatrices. Le métissage avec d'autres races et d'autres cultures doit déboucher sur une vision plus ambitieuse de la place de l'homme dans le cosmos.

Avec la plupart des humanoïdes, les relations sont bonnes. Le gouvernement a tiré profit de ses erreurs au cours de la période colonialiste. Ses stratèges militaires et ses conseillers en communication ont conçu une technologie sans défaut de l'approche des créatures semblables à l'être humain qui s'appuie sur la routine. À l'imitation de tous mes confères, j'ai suivi des cours d'immersion intensive dans certains ghettos d'extraterrestres qui m'ont mithridatisé d'avance contre la répulsion envers des entités étrangères.

À cette époque, je n'avais pas encore mal à la tête ; mes membres, mon organisme répondaient parfaitement aux injonctions de mon cerveau, j'avais les muscles souples et mon corps s'épanouissait. J'étais habité par une satisfaction intérieure basée sur la certitude de mon impunité physiologique. Je montrais même une arrogance naturelle qui m'éloignait des autres ; l'équipage de cinq hommes que je dirigeais développait un certain ostracisme à mon égard, que je prenais pour du respect. Je n'avais guère envie d'entretenir des rapports plus intimes avec mon prochain. Je me suffisais à moi-même.

Si j'établis ce minutieux bilan physique de ma personne, c'est pour prouver que j'étais en parfaite santé avant ma seconde expédition ; aucun trouble ne perturbait ma pleine joie d'exister. J'avais échoué dans mon contact avec les Autres sur la planète où j'avais débarqué en premier. Ces extraterrestres n'ont pu me contaminer. Les délais d'incubation de n'importe quelle maladie grave n'excèdent jamais quelques semaines, au pire quelques années. J'étais revenu de mission depuis plus d'une décennie. C'est le sort de tous les pilotes de connaître d'interminables quarantaines. On ne prend jamais assez de précautions cliniques avant de les renvoyer dans l'espace. Les manifestations de mon mal de tête ont seulement commencé au retour des îles Ioniennes. D'ailleurs, je ne souffre de rien, les médecins sont formels. Alors ?

En prenant possession du poste de pilotage avec plaisir, les détails de l'installation générale m'apparurent sous un angle inédit. J'avais accompli ma première expédition sous l'empire d'un conditionnement absolu, inculqué à haute dose et à marche forcée. Je n'avais été qu'une sorte d'instrument au service de l'hyperspatiale ; une mécanique bien remontée par mes éducateurs. Cette fois, je considérais ma mission à la manière d'un voyage d'agrément.

Ce n'est pas pendant l'aller que j'ai contracté ma maladie. Il dura à peine un mois. Nous vivions dans des conditions d'hygiène et de protection sanitaire telles que la probabilité d'une contamination est voisine de zéro. Quant au passage dans l'hyperespace, tous les scientifiques de haut niveau considèrent que les astronautes ne subissent aucune atteinte du milieu extérieur. Il est physiquement inimaginable qu'une spore, qu'une bactérie inconnue, qu'un germe pathogène de quelque espèce et de quelque taille qu'il soit ait pu s'introduire dans mon organisme au cours de la traversée d'un tourbillon d'antimatière.

« Les analyseurs indiquent Zanthe et Ithaque comme les planètes les plus favorables à la vie et les plus semblables à la Terre, » précisa mon second, quand nous fûmes en approche des Nouvelles îles Ioniennes.

Je ne sais pas pourquoi, mais le nom de Zanthe me séduisit, il évoquait une idée de plaisir.

« Va pour Zanthe, c'est là que nous débarquerons. Paré pour la mise en orbite et l'atterrissage ! Vérifiez d'abord par tous les moyens s'il n'est pas possible d'entrer en liaison avec une espèce intelligente sur la planète. En cas de silence radio, nous aviserons. »

Les analyseurs avaient fort bien assumé leur travail. En dehors de quelques batraciens, reptiles et oiseaux de type tertiaire et formes de vies larvaires, une race humanoïde peuplait Zanthe. La population totale de la planète n'excédait pas trois cent mille individus, répartis par petites tribus régnant sur de vastes aires. Mais leur stade d'évolution ne dépassait guère celui de l'homme des cavernes. L'atmosphère ne distillait aucun poison ; la faune bactériologique ne saurait être responsable que d'homéo-maladies contre lesquelles les homéo-vaccins suffiraient à nous protéger. Les agents chimiques élimineraient toute probabilité de contamination par des virus mutants.

L'expérience prouve qu'il n'y a aucun danger pour l'homme à vivre sur ces planètes de type terrien à habitat humanoïde. Je décidai donc de débarquer le plus rapidement possible afin d'entrer en relation avec les Zanthiens. Le site possédait l'avantage de se trouver au carrefour de plusieurs territoires tribaux. Notre atterrissage ne suscita aucune curiosité de la part des indigènes. La clairière où nous avions choisi de nous poser semblait vierge de toute présence vivante. Nous détachâmes le landrovier de son caisson de sécurité et fîmes quelques essais pour vérifier son bon fonctionnement en conditions extrêmes.

Ces voitures tout terrain, solidement conçues dés l'origine, ne décevaient jamais.

Je cherche désespérément à me souvenir du paysage dans lequel nous nous déplacions, à situer l'emplacement du soleil, à recréer l'environnement pour découvrir le détail insolite qui justifierait mon actuelle maladie. Hélas, j'étais si accaparé à cet instant par les décisions à prendre, les calculs à effectuer, les ordres à donner que je parviens mal à décrire le lieu.

Après quelques minutes d'angoisse, des éléments se précisent. Ils remontent du plus profond de mon inconscient et s'organisent, le décor se reconstitue, délivrant un sentiment de malaise.

Un lichen gras à poil serré, d'un gris mordoré recouvrait la clairière, partout où le sol n'était pas brûlé par nos réacteurs d'atterrissage. Gérard ou Claude, je ne sais plus, l'ingénieur chargé des relevés géologiques et géographiques, m'avait affirmé que la végétation s'avérait dépourvue d'insectes à cet endroit. Je me suis déshabillé pour passer ma tenue de campagne. Drôlement agréable après des mois de promiscuité, de se laver librement dans une rivière d'eau bleu lavande ; surtout avant d'entreprendre un premier contact. De cette entrevue initiale avec les races indigènes dépendent souvent toutes les relations ultérieures entre l'homme et les humanoïdes.

Je me sentais soucieux. Ma première expédition s'était soldée par un cuisant échec. Nul ne me l'avait imputé ; les habitants de la planète où nous nous étions posés jadis entretenaient déjà des relations avec des formes de vie étrangère. Des échanges commerciaux, des liens d'amitié sont fréquents entre humanoïdes et inhumains, pas entre les inhumains et les hommes. Peut-être une question d'orgueil !

Voilà qui n'a aucun rapport avec ce qui me préoccupe. Sérions les problèmes. Mon mal de tête empire en ce moment. Ma fosse nasale crépite ; je perçois une odeur bizarre qui semble émaner de la machine à écrire. Mes mains se raidissent au-dessus du clavier pour frapper les mots de ce journal intime dont j'espère ma prochaine guérison.

« Les senseurs indiquent la présence d'humanoïdes dans cette direction de la forêt, » précisa mon second.

— Pourtant, elle paraît totalement impénétrable.

— Ce qui n'exclut pas une présence intelligente. »

Je tâtai de la main un fût à l'écorce soyeuse d'un arbre qui s'élevait jusqu'à plusieurs centaines de mètres de hauteur. Puis tournai la tête et répondis :

« Dans ce cas, ces créatures doivent se trouver dans une autre clairière, à quelques kilomètres de là. »

Mon index pointait sur une rangée d'arbres serrés les uns contre les autres, épais, lisses, impénétrables, semblables à celui que je venais de toucher.

« Non, c'est une erreur, il n'y a pas d'autre clairière plus proche, leur habitat est dispersé dans le sous-bois. Nous avons examiné la région dans tous les sens pendant que vous prépariez le matériel de débarquement ; il faut pénétrer au cœur de la forêt pour arriver jusqu'à eux. Alentour, de hautes montagnes forment une chaîne si haute qu'il faudrait plusieurs jours pour réaliser l'ascension. Ou bien, nous risquons de brûler le village si nous utilisons l'hyperspatiale pour redescendre sur eux.

— Abandonnons le landrovier, le paquetage lourd et faufilons-nous entre les troncs, décidai-je. Ce n'est pas la première fois que j'aborde un problème de géométrie dans l'espace avec l'intention de le résoudre. ».

En effet, devant nous se dressaient d'énormes fûts dont les rythmes changeaient à perte de vue, au plan si serré qu'il fallait l'optimisme d'un explorateur chevronné pour ne pas douter de l'issue favorable de l'expédition. Plusieurs fois je fis élargir le passage au laser, en brûlant de larges portions des troncs, pour ne pas se perdre dans le labyrinthe de la sylve. Sans éviter d'importants dégâts. Puis, à force de parcourir ce dédale, je découvris certaines clés topologiques qui nous permirent d'avancer plus rapidement, suivant des itinéraires compliqués ; comme des pièces d'échec sur un damier hérissé d'arbres. Nous mîmes donc près de vingt-quatre heures pour atteindre le village des Zanthiens.

La forêt butait sur une haute falaise dont la cime se perdait à plusieurs kilomètres. Le soleil au zénith éclairait quelques mètres milliers carrés au fond d'un cirque de montagnes terrifiantes ; durant trois heures au milieu de l'été, les Zanthiens profitaient de ses rayons dans ce cul-de-sac protégé des intempéries et des prédateurs. Arboricoles, ces créatures forestières ne se couvrent jamais d'aucun vêtement elles résident dans l'ombre et l'humidité la plus grande partie de l'année.

J'étais heureux, le premier contact avec les humanoïdes n'avait soulevé aucun problème. J'anticipais déjà sur les possibilités d'entretenir des rapports fructueux avec les indigènes. Surtout qu'ils vivent en parfaite harmonie avec leurs congénères et ne connaissent pas la guerre. Pour échanger des idées, ils possèdent un moyen différent de la télépathie. Leurs cerveaux utilisent les ondes hertziennes à partir d'un émetteur récepteur organique de faible portée. Nous captions fort bien leur langage musical en nous réglant sur leur fréquence. Mais le décryptage des phonèmes sonores butait sur une formidable complexité sémantique. Car les assemblages de notes qui composent leur vocabulaire s'enrichissent de motifs annexes, de soupirs, de silences, de tonalités, d'harmonies qui transforment et permutent le sens des mots. Mes compagnons bricolèrent un harmonium à pulsions pour tenter de communiquer avec eux. Sans se montrer vraiment concluant, les résultats dépassèrent nos espérances.

Ces indigènes ne craignent que les monstrueux oiseaux qui vivent sur les hauts plateaux, dans les mers chaudes de la ceinture équatoriale. Pour cette raison, ils ne se risquent jamais hors des sentiers secrets qu'ils ont balisés à travers la forêt. Les Zanthiens savourent cette vie au cœur de l'ombre verte, jouissent à la sieste de la tiédeur des mousses ; ils font des festins de sève, de graines et de racines. Toute leur économie repose sur l'exploitation non polluante de leur milieu naturel.

Ma Zanthienne affichait une jolie bouche d'un rouge très pâle ; ses multiples lèvres en corolle s'ouvraient comme les pétales d'une fleur sur pistil rose de se gencives. Elles semblaient quêter un perpétuel baiser ; mobiles, luisantes d'une salive parfumée, leur mouvement gracieux exprimait un constant appel à l'acte d'amour. Je m'y refusais. Le peuple me l'avait offerte comme il avait donné une femme à chacun des membres de l'équipage. Je les avais incités à renoncer à cette galante occupation. Pourtant mes compagnons, tous scientifiques de haut niveau, ne suivirent pas mes consignes de chasteté. Ils m'affirmèrent que leurs recherches prouvaient la parfaite innocuité des rapports sexuels entre l'homme et ces humanoïdes. Rapport sexuel est un euphémisme pour désigner les caresses et les substituts qui ne ressemblent en rien à ceux que nous avons coutume de pratiquer, sur Terre, pour nous reproduire.

Comme toutes les femmes de cette planète, Elmanhé est minuscule, à l'instar des mâles qui sont parfois plus petits de quelques centimètres. En se hissant sur la pointe des pieds, la bouche de ma Zanthienne atteint la hauteur de mon nombril.

Je l'appelle Elmanhé. C'est la traduction phonétique approximative de son nom captée sur son réseau hertzien organique que je livre en français. J'en supprime volontairement deux consonnes mystérieuses qui se placent selon l'heure du jour dans la prononciation, mais qu'aucun palais humain ne peut restituer. Nous avons transcrit sur nos ordinateurs cinq cents vocables usuels, synchronisés sur leur fréquence de conversation publique. Pour qu'Elmanhé comprenne que je m'adresse à elle, je dois infléchir le E et le A d'un accent tonique, achever l'émission de son prénom dans un souffle, en expirant très fort ; ce que les simulateurs numériques de mon harmonium exécutent fort bien sûr sa fréquence privée.

Selon nos canons esthétiques, le corps des Zanthiennes ne paraît pas joli ; dodu, sans relief, ni seins, ni fesses, ni pubis, il ne présente aucun des attraits qui motivent d'ordinaire notre désir, expriment la beauté. Des hanches larges et une taille peu marquée accentuent cette absence de formes. Sa peau, satinée, d'un blanc laiteux, sous laquelle court un jeu des veines exquis révèle une texture si fine que la main en la caressant éprouve un frisson d'une intensité sensuelle électrique. Des cuisses et des jambes gracieuses, des pieds bien tournés complètent agréablement sa curieuse morphologie, très douce à regarder, à la chair onctueuse. En y enfonçant le doigt, sa faible élasticité procure l'impression de manipuler de la pâte à modeler.

J'ai refusé de succomber à ce bizarre désir qui m'étreignait chaque fois que je la regardais. Elmanhé ne m'en tenait pas rigueur. Elle vivait à mes côtés, tendre, souple, gracile, câline, et tentait de m'apprendre la science de la végétation au cours des après-midi sans fin que nous passions à courir la forêt.

Depuis que je tente de retracer, avec le plus de précision possible, mon séjour sur la cinquième planète des Nouvelles îles Ioniennes, mes troubles disparaissent ; déjà la douleur qui cernait mon œil droit s'est atténuée. Maintenant, mon bras gauche devient plus agile qu'à l'ordinaire, mes doigts moins gourds. Je voudrais croire qu'il s'agit seulement d'une maladie inconnue d'origine nerveuse que procure parfois la traversée de l'hyperespace. Les médecins en connaissent les symptômes. Jamais ils n'ont accepté de les attribuer à mon cas. Si j'arrivais par déduction à vérifier mon pressentiment, peut-être découvrirais-je le traitement qui me guérirait. Je dois poursuivre à tout prix cette introspection rigoureuse du passé.

Mes compagnons n'avaient pas suivi mon exemple ; leurs épouses de passage faisaient preuve de qualités voluptueuses et d'une science aphrodisiaque qu'aucune terrienne ne saurait égaler de leur point de vue. Ils sont d'ailleurs restés à Zanthe tous les cinq, sans se résoudre à quitter ce bonheur idéal. Nirvana amoureux promis par le Kama Soutra, affirmait Pendjib, l'exobiologiste.

« Savez-vous, capitaine, que votre attitude risque de nuire aux bonnes relations que nous souhaitons entretenir avec les Zanthiens,

— Je n'ai rien d'un moine, mais j'ai l'impression de vivre dans un cloître. Ce monde de verdure confiné inhibe mes sécrétions hormonales.

— Si la petite ne vous plaît pas, vous pouvez en choisir une autre. Mais il faut accomplir votre devoir.

— Que voulez-vous, je suis sur cette planète pour préparer des échanges commerciaux et culturels, pas pour me dépenser dans un lupanar.

— C'est vrai, Capitaine, reprit le second, les habitants du village n'osent pas vous le reprocher ouvertement, mais ils ressentent votre refus comme une offense.

— Nos femmes récriminent ; elles estiment que vous froissez leur sensibilité.

— Leur sensibilité !

— C'est à peu près les termes qu'elles emploient, expliqua le botaniste.

— N'allez pas me faire croire que vous saisissez toutes les subtilités de leur langage.

— Il y a pire, ajouta Pendjib, le jour où vous êtes parti avec Elmanhé en expédition, pour opérer des relevés sur les autres formes de vies avicoles qui résident dans la montagne, les “sensibles” sont venus nous voir en délégation. Ils pleuraient…

— Je n'ai jamais vu couler leurs larmes, c'est un peuple qui pratique le bonheur comme une discipline.

— D'une voix unanime, ils vous accusaient de mettre Elmanhé en péril. Certains insinuaient qu'il s'agissait d'un projet de meurtre.

— Ils nous ont demandé d'intervenir auprès de vous. Car les “pensants” menacent de rompre à jamais toute relation avec les Terriens si vous persistez dans votre attitude, » conclut Claude.

Cette attaque concertée de la part de mes compagnons m'irrita ; sur quoi fondaient-ils leurs certitudes ? Je n'admis pas un instant qu'ils cherchaient à m'influencer de leur propre chef. Alors, quelles obscures raisons incitaient les Zanthiens à me contraindre à m'accoupler avec Elmanhé ? Enfin ce que les membres de mon équipage appelaient faire l'amour, lointain rapport de cause à effet avec la copulation. Il me fallait réfléchir.

Mes amis faisaient cercle autour de moi, unis par une attitude hostile. Si j'avais possédé plus de courage et moins de diplomatie, j'aurais tout de go raillé leur proposition au lieu de la rallier.

La forêt de Zanthe s'avère moins austère qu'il n'y parait après un examen sommaire ; son étrangeté ne réside pas seulement dans la disposition géométrique de ses troncs qui dessinent des formations mystérieuses ; véritable architecture du regard, elle contraint le voyageur à envisager son trajet comme une partie de cache-cache. Itinéraires toujours renouvelés à travers les arrangements des arbres, jamais semblables. Ici, les troncs sont rugueux et oranges, plus loin, mauves et épineux, ailleurs, gris et écailleux, toutes les permutations de textures et de nuances sont plausibles. Par la diversité de ses essences — couleur et matière, variété des feuillages et des fruits —, ses ressources paraissent inépuisables.

Tous les arbres développent au moins cent mètres de haut. Détail important, leur bois, leur écorce, soigneusement analysés, ne contiennent aucun élément nocif pour l'homme et ne recèlent aucun parasite. Ce n'est donc pas en me frottant contre eux que j'ai pu subir une allergie. Dans le sous-bois, il ne pousse pas un lichen, pas un arbuste, pas une plante épiphyte entre les fûts. On piétine à perte de vue le sombre velours de l'humus. La plupart des colosses produisent des baies ou des fruits comestibles si l'on grimpe à leur sommet. Ces ascensions ne sont pas dangereuses, car d'astucieux systèmes de lianes et de poulies installées en des points connus permettent d'accéder aux frondaisons délectables.

Depuis trois semaines que nous étions arrivés, mon équipe avait abattu un considérable travail de recensement des espèces, de classement botanique. Sur Zanthe, la forêt tutélaire avait rejeté de son sein toute entité agressive. Monstres carnivores, végétaux empoisonnés, pièges singuliers de la flore qui abondent sur tant d'autres planètes n'avaient pas eu l'heur ici d'accéder à l'existence. À moins que l'évolution, la volonté des indigènes — que je savais patients et acharnés — les aient éliminés.

J'allais faire une promenade en solitaire pour réfléchir aux objurgations de mon équipage. Elmanhé devina mon absence, repéra rapidement ma situation. Son petit corps nu se faufila allégrement à travers les troncs blêmes en quinconce pour me rejoindre près du billot rongé sur lequel je m'étais assis. Elle vint se blottir contre moi. J'entendais sa respiration haletante, sa poitrine plate se soulevait à un rythme rapide ; de sa chair émanait une chaleur vive. Je modulai sur mon harmonium :

« Il parait que je t'ai blessée. »

Ses petits yeux brillaient, profondément enchâssés dans la boursouflure exquise de ses joues et de ses arcades sourcilières à peine saillantes, dénuées de système pileux. Ses multiples lèvres s'agitèrent, molles, rouges, épanouies telle un camélia, mais sa bouche n'émit aucune parole. À travers mon casque, trois notes frêles chantonnèrent dans mon esprit en alphabet tonal. J'avais appris à décrypter les rudiments de cette langue envoûtante. Mais je m'y refusais. Elle me parlait sans doute d'amour ; des vagues de sons me parvinrent. Je cédai à l'enchantement lyrique

Entre mes bras, elle frissonna ; sa peau devint plus blanche encore, presque phosphorescente au cœur de la sombre futaie. Mon sang battit dans mes veines ; je l'embrassai sur l'épaule que me lèvres marquèrent de bleu. Elle m'indiqua qu'elle désirait atteindre les cimes. Je me hissai avec son aide sur la dentelle de lianes qui courait d'un tronc à l'autre, échelle fantastique qui nous mena par paliers au sommet de la jungle.

À perte de vue s'étendait le paysage éblouissant de la phytosphère : moutonnement irrégulier des frondaisons où jouaient les lumières, nuages dont les traînes s'enchevêtraient aux collines de verdure, vallées illusoires où paissaient d'insolites troupeaux de brume, fontaines de fleurs que tout un peuple d'oiseaux et d'insectes butinaient. Elmanhé m'entraîna vers un ancien nid abandonné, gigantesque vasque de mousse à l'odeur sucrée où nous nous allongeâmes.

« Regarde l'oiseau qui plane, ses ailes sont transparentes, » m'écriai-je.

À l'extrémité d'une clairière, ouverte tel un trou de bombe, obscure dans la continuité des arbres, un gigantesque rapace nous survolait. Je dis rapace faute d'un mot plus approprié, mais la façon dont il tournait au-dessus de nous me semblait menaçante. Ses ailes, d'une dizaine de mètres d'envergure, ressemblaient à celles d'une libellule ; en les traversant, le soleil émettait des rayons irisés.

Cette apparition d'une nouvelle forme de vie sur Zanthe, dans le paysage idyllique des premiers matins du monde ne tint pas ses promesses. Elmanhé se blottit contre moi, paralysée d'effroi. Impossible de communiquer avec elle. Intrigué, mais méfiant, je regardai le volatile planer de ses ailes de lumière, beau et calme, jusqu'à ce qu'il plonge vers nous en piqué, dévoilant une batterie de dents en hélice qui auraient déchiqueté l'un d'entre nous. Je l'abattis en plein ciel. Son cadavre, léger comme un modèle réduit d'avion en balsa et papier huilé, se décomposa rapidement en fumées.

Le ciel noir menaçait. Un nuage bistre creva juste au-dessus de nos têtes. Bientôt la pluie tiède ruissela sur nos corps nus.

Personne ne doit évoquer devant moi les ressources amoureuses des femmes de Zanthe, surtout maintenant que j'en suis privé. Malgré les apparences, leur organisme n'obéit pas aux mêmes principes physiologiques que le nôtre.

Elmanhé me soumit par la ruse à son désir. Mais ses délicieuses exigences n'avaient qu'un lointain rapport avec notre conception de l'amour. Je ne saurais m'attarder à les décrire si je veux achever ce récit destiné à m'éclairer. La Zanthienne me fit oublier mes préférences. Seules les siennes comptaient. Dénuée d'un appareil génital approprié pour recevoir le mien, sa bouche et ses mains, douées d'une habileté diaboliques, provoquèrent chez moi de multiples orgasmes. Elle recueillit ma semence et s'en gorgea. Puis elle m'amena à boire la liqueur parfumée qu'exsudaient les pores de sa poitrine, le liquide exquis qui ruisselait de ses lèvres. Ceci entraînant cela, nous répétâmes plusieurs fois ce cérémonial d'absorption, entrecoupé de pauses amoureuses dont je ne vous révélerais pas ici les turpitudes.

Les rayons du soleil au zénith jouaient à travers les amples frondaisons qui couronnaient les arbres. De la terre échauffée émanait une odeur suave de décomposition. Elmanhé s'était recroquevillée entre mes bras, son corps paraissait encore plus petit, plus souple. À la palper, je la trouvais si ronde, si charnue, si souple que je l'imaginais privée de squelette.

« Sur ma planète, à ce stade de nos relations, sans doute murmurerais-je des mots ridicules, je t'avouerais mon amour ; comme ça : “je t'aime”, » pensais-je à haute voix. Mais je ne le dirais pas, car je vais m'en aller demain.

Devina-t-elle le sens négatif des ondes que j'émettais ? Elmanhé changea brusquement d'attitude, plongea vers mes pieds qu'elle lécha avec avidité, s'attardant à chaque orteil comme sur une confiserie. Tout en éprouvant d'une manière intense l'élan sexuel que provoquaient en moi ces attouchements pervers, son attitude servile éveilla ma méfiance.

À notre retour au village nous fûmes accueillis par des démonstrations d'affection exubérantes, aussi bien de la part de nos hôtes que des membres de l'équipage. Ces derniers me considéraient tel fils prodigue rentrant au bercail. Il y eut une grande fête pour célébrer mon union avec Elmanhé. Cérémonie de noces, devrais-je dire, si notre union stérile ne portait en elle sa condamnation à terme.

C'était une “pensante” ; ce mot — quelque chose comme la bémol, la, ré, fa dièse —, possède aussi une autre connotation en zanthien. Il veut dire droit, à droite, contrairement à “sensible”, qui signifie gauche. Le sémanticien de notre groupe a essayé de m'expliquer cette différence en usant de l'homonymie entre mer et mère, père et paire, surtout en ce qui concerne le rapport poétique entre les mots. Cette séparation fondamentale entre “sensible” et “pensant” correspond à une profonde divergence d'attitude et de capacités mentales entre les deux groupes. Les premiers sont gouvernés par l'instinct et l'imagination, les seconds par l'intelligence et le raisonnement.

Comment pourrais-je mieux les définir en disant que les “sensibles” imaginent ce que les seconds pensent et que les “pensants” fabriquent des concepts auxquelles les premiers rêvent ? Enfin, je schématise volontairement.

Parfois, je m'interroge : n'auraient-ils pas inventé ensemble la forêt ? plutôt par pure spéculation intellectuelle, plutôt que pour se protéger de leurs ennemis naturels.

Il faudrait des volumes entiers pour décrire ces créatures si riches que sont les Zanthiens et les Zanthiennes. Une fois qu'on les connaît mieux, qui saurait pourtant les distinguer les uns des autres ? La séparation entre hommes et femmes, établie par comparaison sommaire avec notre race, n'est qu'un alibi qui s'effondre devant une sérieuse critique de fond. Nous l'avons admis par facilité, par pudeur, lorsque les villageois nous ont offert des compagnes à mon équipage et à moi-même, feignant de croire qu'ils agissaient selon des coutumes terrestres des peuplades primitives.

Nous nous complaisions dans notre hypocrisie commune, suspendus dans le sentiment confus de notre ivresse sensuelle.

Maintenant que j'essaye d'analyser avec une froideur scientifique cette deuxième partie de mon séjour sur Zanthe, je découvre qu'il m'est impossible d'en comptabiliser le temps. Tout baignait au sein d'une durée quasi éternelle où, chaque jour, le soleil se lèverait au premier janvier et se coucherait au trente et un décembre.

Amoureux jusqu'au vertige, je m'abîmais sans cesse dans de nouvelles délices.

Les odes enflammées de la population, les odeurs enchantées de la forêt au crépuscule, les marées de lumière et les reflux de pénombre dans les sous-bois fantastiques, les jeux entre les troncs géométriques, les caresses d'Elmanhé, son corps doux de petit phoque trapu, fluide, l'approche de son visage, ses lèvres palpitantes, ses yeux pétillants, noisettes brunes, son ardeur sauvage, tout conspirait à ce que je m'éternise en ce perpétuel Éden.

Comment ai-je pu m'arracher à ses mains exquises, sa chair accueillante, sa bouche humide, sa gorge profonde ?

Le motif s'avère simple et cruel. Elle se mit à dépérir. Je ne me souviens plus du moment où son corps perdit de son poids, sa chair de sa rondeur, ses lèvres de leur mouvement ; mais, peu à peu, je la vis se réduire et abandonner la joie, la force vitale qui l'animait. Déjà, les autres villageois éprouvaient de la difficulté à communiquer avec ma compagne. Nos échanges restreints avec mon décodeur et mon harmonium s'espacèrent. Puis elle se mura dans un silence complice. Nous prolongions nos promenades amoureuses dans la forêt, à nous langotter, nous baiser, dans un total enivrement. Elle refusait de se laisser porter. Nous dormions à même le sol dans les sous-bois, impuissants à nous élever vers les frondaisons comme autrefois. Jusqu'au jour où, la saisissant, j'eus l'impression de soulever un fétu. Son corps n'était plus qu'apparence. Sa peau se rida, se dessécha. Bientôt je tins entre les mains son effigie en papier crépon. Elmanhé mourut sans m'adresser la moindre confidence sur la passion qui nous avait unis.

Les Zanthiens organisèrent un grand brasier où ils dissipèrent ses cendres volatiles. Aucun d'entre eux ne voulut fournir la moindre explication au sujet de ce décès tragique. Inconsolable, je proposai de rentrer seul vers la Terre. La mémoire de l'hyperspatiale configurerait mon voyage de retour.

Nos hôtes ne souhaitèrent pas perturber mes adieux. Les cinq hommes de l'équipage m'accompagnèrent jusqu'au sas du vaisseau. Ils manifestaient à mon égard une affection excessive, m'entourant de leurs bras, m'assourdissant de leurs recommandations. Ils me poussèrent vers l'habitacle avec une rudesse bourrue. Et si les protestations d'amitié de mes compagnons dissimulaient une collusion avec les Zanthiens ?

En grimpant l'escalier de coupée, une dernière vision d'Elmanhé s'imposa à mon esprit. Je me rappelai un incident oublié : avant qu'elle subisse l'atteinte de son mal, j'avais évoqué mon éventuel départ. Le flux d'une onde bienveillante m'enroba. N'avait-elle pas créé, par sa mort, les conditions de mon retour ?

Mon séjour sur Zanthe, tel que les astromaticiens l'ont estimé à mon arrivé, n'a pas excédé trois mois. J'ai pu reconstituer dans le détail les premières semaines que je viens de décrire. Ensuite, je me souviens seulement d'un perpétuel recommencement au sein de la félicité, d'un torrentueux plaisir auquel un dénouement brutal confère une dramaturgie tragique.

J'ai mal à la tête. Cette douleur a évolué. Après de multiples alternances de dépressions et des poussées ascendantes, désormais, elle s'intensifie chaque matin davantage. J'ai l'impression qu'une pile nucléaire en fusion occupe l'intérieur de mon crâne. Ne serait-ce pas un kyste invisible, indécelable, logé dans la matière grise de mon cerveau qui provoquerait ce feu dévorant, agiterait de fièvre mes pensées ?

Ma main gauche ne réagit plus ; je continue à taper avec la main droite. Ma bouche se tord en un rictus, figée vers la gauche. Désormais, je suis incapable de parler, les impulsions de mon cerveau n'agissent plus sur mes cordes vocales, mais les mots se forment encore dans mon esprit. J'aurais le courage d'écrire ce récit jusqu'à son terme.

Par contre, toute sortie de ma chambre m'est interdite ; ma jambe gauche s'affaisse sous le poids de mon corps dès que je veux marcher. Je suis alité.

Depuis que la pathologie de mon cas intéresse le corps scientifique, l'astronavigation a réuni autour de moi un aréopage de sommités. Médecins, infirmières me gavent de morphine et d'antidépresseurs. Des rêves récurrents traversent mon sommeil, quand je dors, enfin anesthésié. Ils puisent la plupart du temps aux réminiscences de mes parcours dans les sous-bois de Zanthe, à la recherche d'une stratégie idéale pour m'enfuir à travers le labyrinthe infini des arbres géants. Car je me sens traqué par des adversaires. Ceux-là, je ne les connais pas ; mais ils me cherchent, ils me poursuivent sans répit depuis que j'ai quitté leur planète. Leur astuce repose sur une stricte analyse du terrain, sur une science de mes déplacements, une évaluation de mes capacités physique et de mon intelligence. Moi, je parviens à les tromper en imaginant des leurres, en me réfugiant au faîte des frondaisons, en créant des pièges. J'invente la forêt à mesure qu'ils la définissent.

Je dors sous pression et me réveille au terme de péripéties effrayantes.

« Nous croyons avoir identifié la cause de votre mal. »

Ce jeune homme barbu qui me regarde et me parle évoque ma souffrance.

« Vous avez de la chance. Depuis quelques semaines, grâce à la nouvelle technologie de notre dernier scanner, nous sommes parvenus à établir plusieurs cartographies très fines de votre cerveau. Par comparaison systématique, elles révèlent un déplacement des axones et de neurones qui en restructure le plan général. Votre mémoire subit un effacement total. Simultanément toutes les informations qu'elle contient sont recopiées dans le lobe gauche. Plus grave, il semble que vos cellules cérébrales, désormais vierges dans la partie droite de votre cerveau, soient codées pour recevoir de nouveaux concepts, de nouveaux souvenirs, constituer une personnalité parallèle.

Ma pensée se divise ! Soudain, j'entends les signaux qu'émet cette présence étrangère. Comme un fœtus qui me parlerait de son avenir. Je serai un père porteur. J'accoucherai intérieurement d'un enfant droit, un “pensant”. Quand il naîtra enfin, j'espère que ma boite crânienne n'éclatera pas comme un œuf, sous la poussée d'une Minerve extraterrestre.

Je ne vois plus, j'ai mal.

Elmanhé vient me rejoindre dans l'obscurité sensible de ma conscience.

Première publication

"J'ai mal à la tête"
››› Fiction spécial 12 (168 bis), quatrième trimestre 1967
Cette nouvelle a été entièrement remaniée et révisée en 1996 et comporte une gravure numérique de l'auteur