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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Philippe Curval le Testament…

Philippe Curval : livre d'or, version 2.0

le Testament d'un enfant mort

R… 7 ans

Q : « Est-ce qu'on est bien quand on est mort ?

R : Non, on est mal, parce qu'on ne mange plus de soupe.

Q : Pourquoi ne mange-t-on plus de soupe ?

R : Parce qu'on ne fait plus de soupe. »

M… 7 ans

Q : « Comment sommes-nous vivants ?

R : Avec notre cervelle.

Q : Comment sommes-nous vivants avec notre cervelle ?

R : Parce que c'est notre cervelle qui nous fait manger et boire.

Q : Comment fait-elle ?

R : Parce qu'elle fait remuer le tout.

Q : Le tout ?

R : La bouche, les pieds, les doigts.

Q : Comment fait-elle ?

R : Parce qu'il y a quelque chose dans la cervelle.

Q : Comment est-ce ?

R : C'est blanc dedans, c'est comme rond.

Q : Un rond comment ?

R : Il est bien rond, rond, rond, et puis blanc pâle des fois.

Q : Où est-t-il ?

R : Il est juste en dessous.

Q : C'est vivant, la cervelle ?

R : Non.

Q : Pourquoi n'est-ce pas vivant ?

R : Parce que c'est pas au monde. »

(Extrait de les Origines de la pensée chez l'enfant par Henri Wallon)

Mémoire 1

J'ai enfin découvert le moyen de comprendre pourquoi, depuis quelques générations, un grand nombre de nouveau-nés meurent de façon mystérieuse. Ce phénomène est apparu à la fin du siècle dernier. Déjà, à cette époque, après quelques semaines de vie,[gravure numérique de l'auteur] certains nourrissons étaient transformés en petits vieillards ; leurs corps se consumaient littéralement et, de bébés roses et joufflus passaient à l'état de momies. Avant l'an 2000, ces cas étaient fort rares. Le début du xxie siècle connut une augmentation progressive du taux de mortalité précoce imputée à cette maladie ; ce processus de consomption devint fréquent. Il ne semble dû à aucune cause connue. L'autopsie n'a jamais donné de résultats probants sur les motifs du décès : pas trace de virus inconnu, de bacille mutant, simplement cette véritable dessiccation de l'organisme provoquée par une sénescence rapide. Aucun pédiatre n'a découvert le moyen thérapeutique de sauver ces “hypermaturés” — ainsi que je les nomme depuis que je suspecte les raisons de leur mort.

En quelques années, l'ampleur du fait a pris des proportions inquiétantes. L'accroissement progressif du nombre d'habitants du globe, prévu depuis longtemps par les sociologues, qui approchait du seuil de saturation, n'est plus une donnée irréversible. Si l'on ne parvient pas à endiguer cette épidémie qui entraîne un nombre croissant de morts chez les nourrissons, nous connaîtrons bientôt un dépérissement de la race humaine semblable à celui qu'on a pu observer chez d'autres espèces en des périodes plus obscures. Il est désormais permis d'envisager la disparition totale de l'homme sur la Terre, comme cela s'est produit pour les dinosaures. Je ne peux admettre cette idée, c'est pourquoi j'ai voué toute mon existence à la recherche de l'origine de cette maladie qui tue les nouveau-nés en quelques semaines, sinon quelques mois.

Mémoire 2

Je sais maintenant qu'il s'agit d'un processus autonome d'accélération biologique temporelle. Ces enfants brûlent leur potentiel vital en un laps de temps très court. Ils se consument en épuisant les réserves de leur organisme. Sans que la cause en soit une maladie. Ce résultat est un produit de leur volonté. D'après les notions communément admises, la mesure subjective du temps n'est pas perceptible aux nourrissons. À cet âge, le bébé est encore profondément indistinct de sa mère. Son corps, sa pensée se confondent avec la sienne au point qu'il s'avère difficile de parler d'identité, d'individualité. Je prétends que les “hypermaturés” deviennent très rapidement autonomes, qu'ils acquièrent à cette occasion des pouvoirs sur le temps dont peu d'êtres disposent à ma connaissance. Je redoute les difficultés à faire admettre ces remarques aux autorités, aux observateurs scientifiques à qui je vais communiquer ces Mémoires.

C'est pourtant de leur adhésion à ma thèse que dépendra la survie de l'humanité.

En guise de préliminaire, je proposerai simplement d'admettre que l'appréciation de la durée n'est qu'une affaire de convenance. La perception réelle du temps, particulière à chacun, se moule de manière relative aux codes de la société. En simplifiant, je dirais que les heures tournent sans nous ; grâce à notre pouvoir mental, nous les quittons puis nous les rattrapons pour nous maintenir à l'intérieur d'un temps “social”. Un bébé n'est pas soumis à ces impératifs. Si l'on veut bien imaginer qu'un processus interne l'amène à se détacher du rythme alimentaire auquel le soumet sa mère, il est possible de concevoir un nourrisson qui développerait de manière individuelle une mesure subjective de la durée. Ainsi placé hors du continuum artificiel du temps, il échapperait totalement aux critères objectifs qui nous maintiennent dans les limites du “savoir-vivre” temporel. Il pourrait donc brûler les étapes et mourir en quelques semaines après avoir épuisé toutes ses ressources, puisqu'il ne perçoit pas l'intérêt de l'existence.

Mémoire 3

Mais qu'on juge d'abord de la méthode que j'ai employée pour parvenir à ces conclusions. Puisque le nouveau-né ne peut transmettre sa pensée, j'ai dû inventer un procédé d'enregistrement de son activité cérébrale tout à fait original. Pour l'efficacité de ces Mémoires, j'éviterai de l'exposer ici dans le détail (on trouvera son descriptif dans les annexes). Cependant, pour assurer la crédibilité de ce qui va suivre, je précise qu'il s'agit d'un système d'enregistrement qui intervient au niveau des cellules — pas exclusivement cérébrales ou nerveuses —, il concerne l'ensemble de l'organisme. Les informations sont directement issues de la conscience affective d'abord, puis de la conscience auditive, tactile, visuelle, olfactive et gustative ensuite. Je suis parvenu à les décrypter grâce à un décodeur de mon invention qui transcrit les impulsions organiques — fondées sur l'électricité animale —, en signes et référents sémantiques. Au stade du nourrisson, l'interprétation du réel n'est pas culturelle, mais expérimentale. J'obtiens donc de purs enregistrements réflexes dont la complexité augmente à mesure qu'ils s'assemblent, qu'ils se superposent dans la mémoire pour se fixer en souvenirs et former le tissu mental de la réalité.

Je me suis aperçu qu'à la naissance, l'esprit d'un enfant était déjà en partie constitué. J'ai dû pousser mon analyse plus loin encore, afin de percer les secrets intra-utérins du fœtus. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, j'ai exploré la formation de la conscience chez un être humain.

L'éveil de l'intelligence, l'acquisition des connaissances, la formation de l'ego sont évidemment faussés par l'accélération physique et mentale qu'a subie le sujet de mon expérience. Chez celui-ci, les étapes de la prise de conscience du moi sont contractées dans le temps. Ce mûrissement précoce est un processus douloureusement ressenti. Pour toutes ces raisons, je voudrais dire combien le décryptage des enregistrements fut peu aisé à obtenir. D'abord parce que le décodeur de mon invention est nécessairement un élément de distorsion. En second lieu, l'interprétation que j'ai faite des signaux pour les traduire en clair contribue sans doute à travestir la pensée initiale de l'hypermaturé, malgré une méthodologie très stricte. Enfin, les stress subis et la douloureuse évolution du nouveau-né atteint par cette étrange maladie mentale l'ont conduit parfois à manifester une activité cérébrale qui n'entre pas exactement dans le champ de compréhension des êtres humains “normaux”. C'est pourquoi, malgré le soin que j'ai apporté à la rédaction de ces “stocks de souvenirs”, tant de passages restent confus, tant de notations demeurent obscures. Ceci est dû aux interférences entre le vécu et l'imaginé, entre l'intemporel et le discontinu, entre l'affectif et l'instinctif qui se sont produites, tant auprès du sujet d'expérience qu'à celui de mon travail sur l'enregistrement. Il ne m'a pas été possible d'exécuter cette traduction sans y être impliqué : en effet, la matière brute fournie par le décodeur sémantique ne comporte aucun élément chronologique ; les informations ne sont pas groupées en séquences. Il m'a fallu, pour les rendre lisibles, en inventer intégralement la continuité afin de reconstituer un scénario logique. Il est donc fatal que ce désir de fournir un matériau utilisable à partir de signaux recueillis m'ait quelquefois incité à remodeler la pensée de mon “hypermaturé”.

Pourtant, si l'on veut confronter les résultats que j'ai obtenus avec le décodage original, on pourra vérifier que mon interprétation, si libre soit-elle, demeure extrêmement fidèle, authentique et qu'elle ne comporte aucun élément de mon invention. Ces “stocks de souvenirs” sont, certes, entièrement rédigés par un adulte, mais ils sont pensés par un fœtus qui deviendra nouveau-né. Tous les signes cliniques qui m'ont conduit à diagnostiquer l'hypermaturation de mon cobaye, Camille Félix Trezel, y sont décelables. Je n'ai fait que les “enchâsser” dans un récit pour les rendre plus évidents.

Mémoire 4

Ce n'est pas à partir d'un premier résultat brut, comme celui que j'ai obtenu, qu'on parviendra, je pense, à découvrir immédiatement un moyen de lutter contre la redoutable épidémie de sénescence précoce qui affecte aujourd'hui une grande partie de notre descendance. C'est seulement à la suite d'une série d'observations semblables qu'il sera possible de trouver un jour le moyen thérapeutique d'agir sur la psychose d'échec qui se produit chez les hypermaturés et les amène à se résorber peu de temps après leur naissance.

Pour moi, comme pour la plupart des hommes de notre temps, il est difficile de concevoir que l'être humain n'éprouve pas le désir de s'épanouir et de se développer davantage afin qu'il y ait un jour sur Terre une population suffisante pour entreprendre le grand voyage vers les cosmos. Depuis plusieurs siècles, nous sommes à la veille de découvrir la propulsion transluminique. C'est le grand espoir de l'humanité de se répandre dans l'espace. Lorsque la ruche est pleine, le surplus d'abeilles doit émigrer. Pour “essaimer” à partir de la Terre, la race humaine inventera le moyen de gagner les étoiles. Il est donc difficile de comprendre les origines d'une maladie mentale qui s'oppose si fondamentalement aux croyances et aux espoirs de toute une espèce. Sans aucun doute, le phénomène des hypermaturés est dû à un ratage de l'évolution, un facteur récessif qui intervient malencontreusement à la suite d'une erreur d'aiguillage de l'inconscient.

On a jadis comparé la surpopulation de notre planète à l'expansion de certaines espèces d'animaux, comme les lemmings, et prédit la même catastrophe finale, c'est-à-dire le suicide collectif. C'est une transposition facile et sans fondement : l'homme n'est pas limité dans son expansion, l'infini l'attend. Contrairement à ce qu'avancent certains mystiques de tous bords, professionnels de l'apocalypse, les hasards de l'évolution ne constituent pas fatalement une nécessité. Les voies qu'emprunte la Nature ne sont pas forcément les bonnes. Les erreurs de parcours sont innombrables et la disparition de certaines espèces n'est jamais voulue par les espèces elles-mêmes, mais provoquée par des perturbations de l'environnement, des catastrophes qui ne leur sont pas toujours imputables. C'est pourquoi je crois indispensable de mettre en œuvre tous les moyens dont nous disposons pour enrayer cette redoutable maladie de l'évolution : “l'hypermaturation” qui frappe nos enfants. Il serait criminel de la considérer comme inéluctable et d'y voir le juste châtiment de notre orgueil. L'humanité a acquis les moyens d'échapper aux grands cycles naturels, elle doit enfreindre les lois biologiques.

Mémoire 5

Camille Félix Trezel a été recueilli dans mon laboratoire de Neuschwyr-en-Brisgau quelques semaines avant sa naissance. Il faisait partie du groupe des cinq fœtus âgés d'un mois à sept ans que je renouvelais périodiquement depuis des années afin de détecter et de comprendre le phénomène de l'hypermaturation. Camille Félix m'avait été proposé par ses propres parents qui désiraient éviter que se renouvelât le décès suspect de leur précédent bébé. J'ai ainsi pu l'observer dans le ventre de sa mère, l'enregistrer durant sa parturition. Celle-ci me l'abandonna après l'accouchement. Dans les “stocks de souvenirs” qui vont suivre, Camille Félix Trezel m'identifiera toujours à elle. Je serai son principe parental, qu'il nommera d'abord “l'anneau doré”, puis la Mère. Est-ce à la suite d'un conflit avec ma personnalité que se développera sa psychose ; c'est-à-dire l'hypermaturation autoprovoquée qui entraînera sa complète résorption mentale et physique ? Cette déduction, évidente a priori, me semble totalement inadéquate. La prodigieuse connaissance du monde qu'il acquerra en quelques semaines est aussi due aux relations de type télépathique qu'il entretiendra avec mon personnel et les quatre enfants qui étaient en sa compagnie — relations à sens unique d'ailleurs puisque je n'ai décelé aucune trace de contamination dans leurs esprits. En même temps qu'il apprenait à lire l'univers dans son entourage d'une manière encore informelle, Camille Félix découvrait toutes les motivations nécessaires à refuser sa vie. Dès qu'il a pu inventer le moyen de le faire, il s'est mis à accélérer pour “déborder” le temps.

Si je me décide à livrer au public la transcription intégrale de l'itinéraire mental qui a conduit cet hypermaturé à la mort, c'est dans l'intention de sensibiliser la race humaine à un message de détresse. Ce chant désespéré de l'impuissance à vivre puise ses sources dans l'atonie mentale qui caractérise les hommes de notre époque. En attente d'un perpétuel devenir, d'une métamorphose, d'une mutation qui tarde à se manifester, placé dans une situation où il ne peut exprimer ni son identité ni son originalité, réduit au sort horrible qui lui confère l'anonymat — en raison de la surpopulation mondiale —, l'être humain se replie dans une position d'attente et retourne son agressivité contre lui-même. C'est l'apparition d'un conflit insoutenable qui conduit les nouveau-nés les plus sensibles à devenir des hypermaturés. Les dons télépathiques dont disposait Camille Félix Trezel sont aussi une de leurs caractéristiques. Ce pouvoir constitue à mes yeux la mutation que l'homo sapiens attend pour passer du stade de piéton terrestre à celui de navigateur de l'infini. Hélas ! greffé à une extrême sensibilité, ce sixième sens, par un dérisoire retour des choses, se transforme en infirmité. En explorant l'angoisse existentielle de façon prématurée, le fœtus, puis le nouveau-né découvre l'urgence du suicide. Pour y parvenir, il emballe son moteur biologique.

Premier stock

J'étais quoi ? J'étais comme un tourbillon intérieur, une sorte de vis. Et je tournais-me-retournais dans le ventre. C'était un mouvement infini qui m'entraînait. J'étais la vis au sein d'un tourbillon intérieur. Je ne sais pas depuis combien de temps ? Comment dire ? Il n'y a pas de temps, simplement l'existence. J'étais dans un liquide, j'étais le liquide et j'y sécrétais l'éternité. Enfermé. Une chose bizarre a pénétré par le long tunnel noir où débouche ma vie. C'était une chose vivante, je l'ai reconnue. Je reconnais le vivant. Je suis au cœur du vivant. C'était une chose rose, ongulée, caoutchoutée qui se frayait un chemin dans l'organisme qui me portait. Elle rampait, soulevant les parois sombres et noueuses du tunnel de chair pour atteindre la poche où j'étais.

Bien plus tard, je l'ai reconnu : c'était un doigt. Ce doigt pénétrait, pénétrait dans le liquide où je tournais-me-retournais comme une vis. Je l'ai happé avec la bouche molle et je l'ai sucé avec violence. La bête-doigt s'est reculée vivement, comme prise de terreur. Et je me suis retrouvé seul dans ma nuit chaude et tourbillonnante. Dans le silence bruissant des pensées de l'être qui me contenait. C'était le premier incident notable qui intervenait au cœur de mon obscurité, au cœur de mon trouble, de mon incertitude. Et puis, ce fut à nouveau l'attente. Était-ce l'attente ? Je ne sais ; plutôt un état intermédiaire entre l'absence et la présence ; une sorte de torpeur éveillée, avec de brusques à-coups organiques. J'étais immergé dans la sève de la vie et je me nourrissais de partout. La créature qui me portait rêvait en permanence de choses que je ne comprenais pas. Ils avaient trait à un hypothétique extérieur. Elle formait un obstacle entre mon intelligence et cet au-dehors où elle vivait, dont je n'appréhendais l'existence qu'à travers le filtre de ses sentiments. Et je tournais comme une vis, je creusais en elle une sorte de tourbillon intime pour manifester ma présence. Quand j'y parvenais, les pieds donnaient des coups violents contre la paroi élastique ; mais les pieds étaient flasques et mal faits, ils s'écrasaient contre la sombre muqueuse qui m'isolait.

Deuxième stock

Ma vie, c'était surtout l'apport de substances, adrénaline, sérotonine, amine, substances qui arrivaient en moi à la manière d'un orage et qui me procuraient soudain d'étranges dépressions ou des effets de survoltage. Le cœur changeait de rythme, les vaisseaux subissaient de furieux coups de boutoir tensionnels. Ma curieuse existence était faite de tempêtes organiques ou de bonaces durant lesquelles il me fallait subir l'écœurant ronronnement des pensées de l'être qui me portait. Sans compter les instants où c'était la nourriture qui m'imprégnait. J'avais faim, alors je pompais avec le corps tout ce que je pouvais trouver comme aliments autour de moi. J'aspirais, j'aspirais la vie sous forme de sels nutritifs ; j'absorbais le liquide enfermé dans la poche sombre où j'étais tapi. Dans ces moments, je me sentais bien ; parfois, j'atteignais à l'extase. L'estomac gargouillait de plaisir. Ensuite, des orages biologiques m'entraînaient vers des états nauséeux, très amers, puis tout à coup, sans transition, je redevenais le tourbillon et je tournais-me-retournais comme une vis sous l'impact d'un flux d'énergie qui me traversait. Tout cela ponctué par les fantasmes naïfs et terrifiants de la créature qui me portait. Elle ne savait pas comment je sortirais d'elle. Elle m'avait imaginé dans son esprit mais jamais dans sa chair. Son corps réagissait curieusement à l'idée qu'il allait un jour m'éjecter ; un mélange d'effroi et de doute, d'angoisse et d'espérance ; une crispation spasmodique des fibres lisses qui déterminait de désagréables ondulations au sein du liquide où j'étais plongé. Je réagissais vigoureusement.

Quand elle me sentait bouger ainsi, ses attitudes mentales étaient contradictoires ; parfois elle souhaitait m'expulser comme un déchet immonde et inutile ; à d'autres moments, elle se réjouissait de ma présence, aspirant à me conserver pour toujours à l'intérieur du ventre, dans ce liquide chaud qui nous unissait. Tout cela s'exprimait confusément au niveau de nos viscères confondus, par de furieux échanges de sang ou de lymphe, par des cyclones d'électricité animale. Nous étions indissolublement liés l'un à l'autre. J'estimais improbable de jaillir un jour hors d'elle. Elle imaginait pourtant la façon dont elle me nourrirait une fois que je serais au-dehors. Elle voyait pousser d'énormes poches sur sa poitrine d'où coulerait un lait chaud, un peu salé ; elle matérialisait amoureusement dans son esprit ces énormes excroissances de chair. La plupart du temps, j'en éprouvais de l'horreur, par instants contredite par d'énormes bouffées de joie organique, dilatante. Par les fontaines de ses seins bouillonnait le lait noir où je vivais depuis le commencement de l'éternité. Mais le magma d'entités composites qui me constituaient ne voulait pas s'éparpiller à l'extérieur, se désagréger au hasard des courants de l'au-dehors. Parfois je me rassurais : après tout, cet extérieur n'était peut-être qu'une poche un peu plus grande que celle où j'étais, suffisante pour contenir tout entier l'être qui me portait.

Troisième stock

Dans l'agitation désordonnée de la naissance, dans l'étranglement spasmodique de l'épais canal des muscles que je traversais, dans l'abomination d'être aspiré par le jour, moi, le multiple des nuits organiques, j'ai éprouvé le plus cruel déchirement de mon existence. Son souvenir ne s'éteindra jamais. J'ai quitté la créature qui me portait, poussé par un reflux géant. J'ai été expulsé dans un tumulte de sang et de cris. J'ai jailli dans l'atroce lumière, dans l'abominable sécheresse de l'au-dehors. Le corps n'est plus lubrifié. Les yeux reçoivent la décharge de mille soleils. Me voilà, à demi étalé sur un oreiller. On me soulève, on me frappe, on m'anime. Alors, les cuisses se replient sur le ventre, les talons s'écartent du plan du lit, les fesses et le sacrum se soulèvent, les bras fléchissent de chaque côté du corps, les poings sont fermés, pouces en dehors. Le visage s'anime de petites moues, de succions de la bouche. L'estomac se met à sécréter, le pylore s'ouvre, la vésicule se contracte. Toutes ces entités expriment à leur façon le désarroi qui les saisit. Alors je hurle, je hurle pour chanter ma délivrance et ma peur, et les sanglots, les hoquets que j'émets étouffent progressivement mon chant. Les éléments organiques se pelotonnent autour d'un centre commun qui pourrait être moi. Seule la tête est lourde ; elle a du mal à supporter son poids ; elle fait souffrir. Celui qui m'a fait sortir du ventre se redresse et bondit dans l'espace. Je le conçois comme un anneau doré qui tourne sans cesse.

Quatrième stock

Peu à peu, je conquiers l'environnement par la pensée. La tête désire réunir les éléments dissociés qui me composent ; elle veut gouverner. Pourtant, malgré la force de préhension qu'elle a sur le monde, elle dodeline et s'écroule sur l'épaule, entraînant le corps avec elle, vers le sol blanc et souple. La tête voudrait commander, elle voudrait contrôler tout le reste, tous ces fragments épars qui vivent d'une manière parallèle et diffuse. Mais elle est trop lourde et trop molle pour le faire et le corps ne la soutient pas. L'anneau doré semble préférer les pieds, les mains, les cuisses et le ventre. Il les câline, les aide, les choie, les chauffe, les caresse. Il s'amuse à introduire des objets entre les doigts. La tête, qui déteste ce jeu, ne peut empêcher qu'ils les saisissent avec fermeté. Alors, l'anneau doré soulève les objets et le corps suit tout entier, attiré vers le haut par une force exquise, entraînant la tête qui ballotte et rage. Elle ne peut rien faire contre les mains, contre l'anneau doré, ils sont complices. Ils pourraient l'entraîner n'importe où, dans cet univers flou, distant, doux, fluctuant. Cette brume où j'existe et je vis. Je l'appréhende, il m'appréhende. Par ses lumières, ses odeurs, il se fait monde. Peut-être n'est-il rien d'autre que moi, un peu plus loin que moi, mais pas tellement plus loin que le pouce. L'espace est le pouce. Il y a une rupture profonde entre la compréhension que la tête a du monde et les moyens larvaires dont elle dispose pour l'explorer. Les autres, le pouce, par exemple, sont soumis à des réflexes datant d'âges archaïques ; ils sont motivés par le seul plaisir d'être et de se sentir exister indépendamment du tout. Les éléments organiques épars savent goûter l'ivresse d'être selon le degré de vitesse que l'anneau doré leur confère ; cela peut être agréable ou vertigineux ; mais le mouvement rythmé, balancement, manège, danse, sait rendre sensible les tonalités de l'espace.

D'où vient alors cette perception d'un au-delà hypothétique où je serais moi, où tous les éléments qui existent alentour — avec lesquels j'ai parfois des relations privilégiées —, seraient les différents constituants d'une entité unique. Car, en plus de la tête qui souhaite dominer le corps, il y a les bras et les mains qui veulent saisir l'univers ; les jambes et les pieds qui cherchent à se diriger ailleurs ; les muscles qui sont indifféremment détendus ou contractés selon les instants, sans que je puisse leur imposer le moindre contrôle ; la peau comprimée par les points d'appui, les aires de frottement qui la relient avec l'atmosphère, les objets ; l'ensemble anatomique des nerfs qui procurent toutes sortes de sensations insolites, locales ou généralisées. Il serait souhaitable qu'un jour tous ces fragments me renseignent sur l'accélération et les vibrations de l'espace, sur la position exacte du corps et des autres éléments par rapport à la tête ; enfin que les sensations s'organisent autour d'un agglomérat cohérent et logique où je pourrais m'incarner tout entier, pour former un être qui saurait résister à l'anneau doré, qui saurait s'opposer à toutes les manipulations qu'il me fait subir et que je déteste. Pourtant, quand il saisit le corps et le place en position de flexion, celui-ci s'enroule autour de lui. Une main se place sous la tête et l'autre sous les fesses. L'ensemble se cale dans le bien-être, comme s'il aimait cette position d'infériorité, qu'elle lui procurait le bonheur. Peu à peu, j'acquiers la notion du soi, du moi, du leur. Il m'arrive de comparer l'ensemble d'organes et de membres qui me compose, disséminé dans le silence, au rond de fumée confus, mobile qui m'entoure et de percevoir combien je suis différent de lui. Quand j'étais au sein du liquide poisseux et chaud, au cœur de la membrane nocturne où m'avait enfermé l'anneau doré, je devais former un tout.

Maintenant que je suis sorti, j'ai explosé et me suis diffusé dans l'espace. Il suffit de me rassembler, afin d'entamer le combat contre l'anneau doré. J'observe mes pensées afin d'y parvenir plus vite. J'ai d'abord su reconnaître l'axe qui lie entre eux les différents éléments de ma structure : c'est le pouce ! Lorsque la tête le désire, elle parvient à le déplacer, à l'approcher de la bouche, à l'absorber, puis elle le perd, le cherche, le retrouve, s'en saisit. Il est toujours quelque part, disponible. Cet organe matériel que j'agglutine par le goût, par la forme, la consistance, a les qualités essentielles du réel ; qu'il soit là ou ailleurs, il continue d'exister. Le pouce vit. IL ressent le rythme des succions, la pression des gencives. Il se gonfle de salive quand la langue le prend. Alors j'existe durant la succion ; c'est le seul organe que j'identifie à coup sûr et qui ne me fait jamais défaut quand je le désire. Contrairement à la poche gonflée de liquide nutritif que l'anneau doré me présente pour assouvir ma faim, dont l'embout est froid et désagréable pour les lèvres, le pouce est chaud, onctueux, érectile. Je le préfère à tout. Il est inutile et donc plus disponible que tous les organes qui ont une fonction. Parfois, je le trouve supérieur à la tête, il ne cherche pas à accumuler des connaissances, il se contente de procurer la jouissance, il se suffit à lui-même, il est plus fort et plus indépendant qu'elle. Il ne pense pas, mais il sait s'adapter à mon palais de façon adéquate. Peut-être est-il moi ? Je ne peux en être certain, mais je le souhaiterais. J'ai besoin de me situer quelque part et non plus me disséminer dans cet ensemble d'éléments qui me composent et se répartissent au hasard de l'espace. Le pouce est devenu le moteur de la main, il l'entraîne où il veut, il la fait s'ouvrir ou se refermer à volonté, il l'oblige à se mouvoir, à se débarrasser de ce qui la gêne. Il peut même l'entraîner au sommet de l'exaltation en lui faisant repousser tout ce qui s'approche ; d'un geste, il fait fuir ou il attire. C'est le pouce qui m'a désigné mon ennemi suprême, l'anneau doré. Tant que sa volonté sera supérieure à la mienne, je serai infirme. Cela m'indispose. Mais je ne peux échapper à sa loi. Il est là, omniprésent. Peut-être pourrais-je le fuir dans le temps ? J'accélère…

Cinquième stock

Malgré son désir d'organiser l'univers à sa façon, il y a des notions devant lesquelles le pouce est obligé de céder : salé et sucré, dur et doux, chaud et froid. Elles s'imposent avec tant de violence que celui-ci ne parvient pas à les nier. Autant l'espace visuel lui est indifférent, autant celui des odeurs lui semble imaginaire, autant les sensations tactiles et gustatives l'impressionnent. Elles le séduisent parce qu'elles n'offrent qu'une alternative et que cela le rassure. Salé ou sucré pour le goût, dur ou doux pour le toucher, chaud ou froid pour les deux, tant que le monde se présentera ainsi pour lui, le pouce cherchera à faire des progrès dans sa compréhension. Mais, jusqu'à présent, le doux, le chaud et le sucré s'unissent pour procurer une impression de bonheur, le dur, le froid et le salé, de détresse. Pour m'empêcher de le quitter, l'anneau doré a imaginé de me fournir la nourriture de deux manières différentes. En m'offrant le lait tiède et sucré, il m'impose la présence d'une chose dure et froide, que je nomme : “mère de fer”. Dès qu'elle s'approche de moi, elle me procure une sensation d'hostilité ; pourtant, je suis tellement attiré par le liquide doux et chaud à la langue que je me laisse aller vers elle pour la téter ; la bouche cède à l'attrait de la nourriture, tandis que le corps est révulsé par la présence atroce de la chose. Au contraire, quand l'anneau doré approche de moi l'autre forme nourricière, pelucheuse et douce, il m'offre en même temps une tétine d'eau salée. Le corps, les jambes, le ventre, les mains cèdent à l'attrait de ce câlin-doux, c'est la mère de velours ! Mais la nourriture révulse la bouche, la langue et les lèvres. Pour la première fois depuis que je suis né au jour, l'ensemble des organes est obligé d'en appeler à la tête pour décider s'il faut se fier à la chose dure qui nourrit de miel chaud, ou se confier à la grande étendue suave qui déverse le sel froid. Ce réel nouveau n'offre plus de sécurité. Il est sous-tendu de concepts paradoxaux. Pourtant, la tête ne peut s'y soustraire.

Heureusement, le pouce se substitue à la mère de fer et à la mère de velours. Plus j'ai faim, plus il me remplit de sensations délicieuses, plus il me gave d'irréel. Cette situation m'incite à accélérer encore. Viens, le pouce, abreuve-moi de rien !

Sixième stock

L'anneau doré a changé de méthode : pour m'obliger à appréhender l'espace, pour m'y enfermer, il me lève, il me couche, il m'assied, il me dresse, malgré mes cris. Ces relations de motricité facilitent les échanges entre les différents éléments qui me constituent, elles accusent l'antagonisme profond qui existe entre le pouce et la tête. La mobilisation passive de tous les organes, complète progressivement leur intégration avec ce qui les entoure et, par réaction, les contraint à composer une entité unique, au détriment des relations innées que j'entretenais avec le pouce et qui facilitaient mon évasion. Je ne peux plus ignorer le branle-bas qui m'agite du sommet du crâne jusqu'aux pieds.

Maintenant, les éléments obéissent à la tête et réagissent presque toujours ensemble. Du haut en bas, même impression de chaleur, de souplesse. Le sentiment de continuité organique que me procure cette nouvelle organisation motrice s'intensifie ; des spasmes traversent mon corps à l'occasion de mes rapports buccaux avec mon pouce. Pourtant, je parviens à le dissocier de cette organisation, je lui conserve un privilège. C'est lui, l'émotion qui juge, qui analyse la réaction d'ensemble des organes. Il s'oppose aux influences désordonnées de la réalité que voudrait m'imposer l'anneau doré. Ce dernier désirerait poursuivre nos relations fœtales, afin que je ne puisse me dissocier de lui. Je ne doute pas qu'il ait été mon ancien univers, la poche à l'intérieur de laquelle j'étais cloîtré. J'ai certainement fait partie de lui — c'est pourquoi, je sais reconnaître ses pensées —, mais il ne m'a pas éjecté sans provoquer une rupture définitive. Bien qu'il ait réussi à capter une importante partie de moi à la faveur de la réunification de mon corps, j'ai pu en réserver le fragment le plus important et m'enfuir avec lui. Je pars avec mon pouce, à toute vitesse, vers la fin. Pourtant, je sais que je ne suis plus un corps morcelé. J'ai découvert mon unité cellulaire. Les bras, le corps, les jambes, la tête se sont rassemblés d'un seul coup en une image.

C'est l'anneau doré qui m'a révélé en me présentant à moi — ou devant une représentation de moi, gelée entre une couche d'argent et une plaque de verre. J'ai spontanément admis que cette image était mon reflet, mon indiscutable reproduction. Auparavant, je ne pouvais distinguer le corps qu'à partir des épaules et du torse, sans savoir ce qui le reliait à la tête ; maintenant, j'ai vu le cou et le visage, cet espace de jeu composé par les yeux, le nez, les oreilles et la bouche. À mesure que je détaillais tous ces éléments et les reliais ensemble, j'ai aperçu l'anneau doré qui me regardait dans le miroir. Mon pouce s'est dissimulé derrière mon dos. À la taille près, l'anneau doré à la même configuration que la mienne. Cette révélation m'a frappé avec violence. Ainsi, je ne suis pas seul à être de mon espèce ! J'occupe l'espace, je pèse dans l'espace, j'y introduis une certaine puissance, une certaine énergie. Je ne suis plus la créature abstraite et désordonnée que j'étais. Mais, de l'autre côté de moi, il y a l'anneau doré, qui se multiplie parfois et qui occupe une plus importante portion de l'univers. Quand il se fractionne en d'autres parties qui lui ressemblent, nous nous opposons. Physiquement, je ne peux éviter le contact. Heureusement, je suis double : il y a la tête qui commande et le pouce qui jouit. Ce dernier sait échapper à l'anneau doré. Ma tête ne tient toujours pas debout toute seule ; il va falloir que je renforce les muscles qui la soutiennent de part et d'autre de mon cou ; pour cela, je dois accélérer encore afin de hâter mon évolution organique. Cette transformation n'est qu'une question de performance.

Malheureusement, je ne peux agir que sur mon propre corps ; je ne peux, par exemple, créer le mamelon géant, merveilleusement agencé pour faire le lait à la pression et à la chaleur nécessaire dont avait rêvé la créature qui me portait jadis. J'aurais tant voulu y accrocher ma bouche musclée sans dents ni bec, y mouler la ventouse de mes lèvres pour remplacer la mère de fer et la mère de velours que l'anneau doré m'impose encore. Hélas mon pouvoir sur le temps et les choses ne dépasse pas les limites de ma peau. Désormais, ce sera donc l'illusion qui me nourrira, par le canal du pouce. Grâce à lui je vais dépasser le stade auquel je suis parvenu ; dans les relations entre mes lèvres et mon pouce, qui suscitent les sensations les plus fines, les discernements les plus précis, je découvrirai les informations qui me manquent et qui existent chez les êtres qui m'entourent. Je les transmettrai par mes réseaux nerveux jusqu'au centre de mon intelligence. Je les accumulerai dans ma tête dodelinante et molle. Je réfléchirai. Ensuite, je conquerrai l'univers d'une façon moins élémentaire, en adaptant à mon organisme les choses et les êtres que je ne peux pas atteindre.

Septième stock

Les créatures qui accompagnent l'anneau doré ne sont pas toujours là simultanément ; mais, dès qu'il y en a deux ensemble, elles émettent des sons. Depuis que je les ai perçus, ceux-ci ont pris le dessus sur le visuel, le tactile et le gustatif. Ils kidnappent mon attention bien que je ne les comprenne pas. Pourtant, ils doivent signifier quelque chose puisqu'ils sont à la fois différents et répétés. Chacun désigne un des éléments du Tout. J'en ai la preuve. Car la mère de fer émet toujours un son identique au moment où elle me glisse son étui à lait dans la bouche. Or, au moment où cet acte s'accomplit, l'anneau doré engendre une série d'autres sons. Le pouce se fâche que je lui prête moins d'attention et je me convulse. À force de patience, je saisis plusieurs concepts dans l'esprit de ceux qui produisent les “mots”. C'est ainsi qu'ils nomment les sons. Durant l'instant furtif où il me parvient, je saisis le message mental qui l'accompagne. Il faut que je m'organise, que je me concentre, que j'aille encore plus vite pour recueillir l'ensemble de ces phonèmes. Ceci me permettra de recomposer l'image globale du monde que tous ces mots ont dissociée. En échappant aux règles normatives du temps, je m'engagerai sur la voie express de la vie et rattraperai ceux qui m'y ont précédé, puis je les dépasserai et les annihilerai. Ainsi pourrai-je disparaître d'un univers qui ne me concerne pas. Je me retrouverai seul, innommé, au sein de la poche tiède où rien n'existait encore, que moi et le temps immobile.

Parfois, les autres me saisissent, me portent, me chatouillent, veulent rire et danser avec moi ; ils m'observent sans cesse et me manipulent. Je suis comme sur la piste d'un cirque, pris à partie par le public. Cette activité qu'ils m'imposent me répugne. Je préfère la noblesse indifférente de l'anneau doré qui m'épie avec son regard inquiet, précis, inquisiteur. Je sens qu'il voudrait tirer quelque chose de moi ; tandis que les autres ne font que se distraire avec mon corps. Quand ils sont là, c'est moi qui fais le mort, les épie et qui enregistre leurs conversations. Mes progrès sont constants ; je me dégage du moule unique à l'intérieur duquel j'étais enfermé. Auparavant ne venaient à moi que les couleurs vives, les sons agressifs, les saveurs fortement agréables ou désagréables. Ma palette s'élargit. La toile de fond insipide du jour se peuple de détails surprenants. Je remarque les différences entre ce qui se situe dans l'instant et les traces qui en subsistent dans la durée. Tout ce que je perçois ne stagne plus dans le même moment monotone et doux où j'aspire à retourner. Le monde émerge de la minute qui passe. J'enregistre l'écoulement du temps. Ce mouvement vers l'avant auquel je suis soumis depuis ma naissance m'apparaît de plus en plus dérisoire. Je l'accompagne instinctivement, rêve de le devancer pour atteindre enfin un principe de vie stable. Pourtant, je feins d'en adopter le rythme. Mais je sais aussi greffer des instants supplémentaires sur les heures. Mon pouce part le premier, je me glisse derrière lui et nous allons vite ; en accélérant, le temps s'étale ; je cherche à en découvrir les limites. Est-ce moi qui ai fait naître toutes ces choses, tous ces êtres du jour ? Ou bien est-ce l'anneau doré, les autres ? Les éléments, les êtres qui composent l'univers sont-ils situés dans un espace temporel, continu, reconnu, déterminé, ou ne se rencontrent-ils qu'à titre occasionnel ? Dans ce cas, je suis immanent, puisque je les perçois dès qu'ils apparaissent

Huitième stock

Je m'appelle Camille Félix Trezel, curieuse association de mots qui ne signifient rien. Curieuse trinité des phonèmes qui ne désignent en particulier ni la tête, ni le corps, ni le pouce mais qui les groupent ensemble sous la forme d'une entité unique que je ne suis pas. Le pouce se replie dans la bouche qu'il explore. Il se presse sur mes gencives nues, se mouille d'abondance et se dilate. Le pouce est content : il ne s'appelle pas Camille Félix Trezel ! Les autres parties de mon organisme, apprécient, répètent le nom ; mon corps se lance en avant quand elles l'évoquent ; il est soumis au nom, le perçoit comme un appel, l'associe à l'affection et à l'amour de l'anneau doré. Le nom l'irradie d'une joie attendrie.

L'anneau doré se cantonne dans son rôle d'observateur attentif ; quelque chose en moi voudrait l'aimer, devenir sa chose, adhérer à sa peau, être pris sensuellement. Mais il repousse ce désir. Les autres peuvent danser autour de moi, rire et chanter pour m'envoûter, m'éblouir, me posséder à sa place. L'anneau doré m'absorbe. Il occupe mes pensées alors que je devrais m'occuper d'infini. Le pouce m'entraîne à spéculer sur l'outre-part. L'anneau doré m'attire par sa sensualité, mais je ne peux l'atteindre. J'accélère. Et, plus je vais vite, plus j'ai l'impression de m'enkyster dans l'espace étroit que définissent les relations entre mon pouce et ma bouche. Je me balance d'avant en arrière, j'esquisse des mouvements bizarres avec mon corps, mes jambes, mes bras. Mais je ne parviens pas à faire sortir l'anneau doré de sa réserve, ni à établir de contact avec lui. L'angoisse monte en moi et détermine ma position de repli et d'inhibition. Les changements qui sont intervenus dans mon existence, la séparation de l'anneau doré, la prise de conscience de mon unité cellulaire, puis la découverte de la multiplicité de l'univers, l'apparition des autres, la sécession de mon pouce, la connaissance des mots, des idées, la dilatation de la durée, sa fragmentation, mes pouvoirs sur le temps et sur mon organisme ne suffisent pas à m'affermir dans ce monde chaotique. Ils ne me permettent pas de me construire. J'ai un besoin vertigineux de l'anneau doré ; sans lui, l'univers sera toujours sans structure véritable !

Mais l'anneau doré ne cesse de me considérer comme un spécimen, un échantillon d'humanité dont la valeur intrinsèque est nulle. Pour lui, l'individu est une notion abstraite et sans fondement ; chaque être fait partie du tout, est nécessaire au tout, mais, pris séparément, il devient inutile. L'anneau doré considère avec répugnance toute tentative faite pour se désolidariser de la fourmilière humaine.

Neuvième stock

Le visage humain m'intéresse plus que tout autre chose. Ce que j'identifiais jadis comme un anneau doré a pris pour moi une dimension nouvelle, celui de la Mère. C'est ainsi que l'appellent les autres. Je suis les mouvements de la mère avec une attention permanente, proche de la fascination, je la poursuis du regard à travers la pièce, cherchant à capter le sien. J'ai du mal à maîtriser les mouvements de la tête, encore bien molle, et mes yeux sont vite fatigués par la lumière du jour ; je les ouvre et les ferme alternativement pour les reposer ; dans ce jeu intermittent avec le réel, le pouce en profite pour me faire part de ses doutes au sujet de ce que je vois. Je passe outre ; je suis tellement attiré par le visage de la mère ! Je voudrais tant qu'elle me prépare des réponses en forme de sourire à toutes les questions que je souhaiterais lui poser sur ma vie, sur la sienne, sur le sens de ce spectacle auquel nous participons. Mais elle ne veut pas répondre à mon inquiétude ; elle semble irrésolue, inattentive et se détourne de moi quand je parviens à établir une liaison. Désormais, toute une coordination s'est établie entre mes yeux et le cristallin, entre mes nerfs optiques et les muscles de mes orbites pour mieux me permettre de cerner la façon dont la mère se déplace dans la pièce. Et même, pour la voir en pied, j'arrive à me soulever sur un bras. Elle semble s'étonner de ces facultés inhabituelles à mon âge, mais elle ne paraît pas avoir compris que je veux échanger des idées avec elle ; la mère ne fait aucune confiance aux signes révélateurs de mon intelligence. Je suis un élément interchangeable parmi une multitude d'êtres sans importance, je suis la foule. Elle ne veut pas me considérer comme celui qui existait avant l'apparition de toute conscience et croit m'avoir précédé dans la connaissance de l'univers.

À peine suis-je pour elle l'objet d'une interrogation anodine dont le sens m'échappe : vais-je survivre ? Cette disparition, à ses yeux, n'a guère plus d'importance que celle des autres créatures qui m'entourent. Je voudrais tant lui dire que je pense. Il y a des moments, d'ailleurs, où je ne suis plus présent au monde : quand je dors et que mes récepteurs sont mis en veilleuse ; alors, c'est la nuit pour tout le monde car, dès que je ferme les yeux, l'univers dort. Je recherche ces instants où je suis particulièrement heureux. Le pouce, vissé dans ma bouche, s'y reconnaît. Il apprécie que les autres n'existent plus ; en fait, dans ces instants, il est le maître du monde et je ne suis que le véhicule qu'il utilise pour le parcourir. C'est ainsi qu'il dessine les rêves. Durant ces heures crépusculaires, seules les incitations brutales me parviennent ; je les perçois sous la teinte affective du désagrément, de la nuisance, avant même d'en saisir la nature, l'endroit, la cause. Pourtant, je préfère la gêne, le malaise, le mouillé, tout ce que mon corps exsude, plutôt que de délaisser les rêves. Je me réfugie dans mes spasmes abdominaux et sphinctériens. Mais la tête n'aime pas ça, et parfois elle crie, elle crie, elle crie jusqu'à ce que la mère vienne et qu'elle m'étrille. Dans ces instants, malgré ma frustration, je ne peux m'empêcher de l'aimer jusqu'au délire. Mais elle accomplit ces actes de façon mécanique, sans la moindre affectivité, la moindre sensualité. Je ne suis pour elle qu'un cobaye de laboratoire sur lequel elle essaie de distinguer les premiers signes de la décadence physiologique de l'être humain et de diagnostiquer l'extinction future de l'humanité. Des qu'elle est repartie, je replonge dans les rêves et je chie sur moi pour les tenir au chaud. J'accélère.

Dixième stock

Maintenant, j'ai établi des relations de symétrie entre la mère et moi : nous sommes des créatures semblables. J'ai trouvé des points de comparaison entre ma main et sa main, entre son visage et le mien, entre les intentions de son corps et celles que le mien formule à l'égard de l'espace et des choses, entre sa bouche et ma bouche. Je saisis les rapports entre sa réalité et ma réalité. Leur confrontation, leur juxtaposition, leur relation établissent une sorte d'espace intermédiaire où nous nous rencontrons, un lieu où je discerne enfin ce que je peux toucher et ce qui peut être absent, un endroit où les créatures qui entourent la mère existent intensément. Grâce à cet apprentissage, je sais deviner la présence des autres quand ils ne sont pas là et les nier quand ils sont là. C'est une simple question de temps : j'ai appris tous les trucs qui me font passer de l'avant à l'après — et vice versa — sans m'engluer dans le pendant. Je peux ainsi profiter au mieux des informations que me fournissent les autres sans jamais subir leur présence. Ces quatre créatures voraces de vie qui m'entourent, bruyantes caricatures de moi, semblent pomper l'énergie à même l'espace. Dès que je suis avec elles, elles me déchirent, me dévorent et c'est pourquoi je cherche refuge dans un ailleurs. Pourtant, elles savent si bien me faire partager leur conception du monde que j'apprécie souvent leur apprentissage, même quand le pouce s'y oppose. Il a beau accélérer, leurs mots me rattrapent et m'imposent leurs réflexions, des idées, des sentiments qui composent une cosmogonie différente de celle que mon pouce avait définie. Et il rage de me voir devenir ce que je ne suis pas. Car le pouce m'a fait admettre que mon corps est l'unique preuve de mon existence et qu'il constitue pour la mère une offense permanente. J'attends tout d'elle, tandis qu'elle ne désire que ma disparition. Elle me repousse, mais je l'aspire, je l'adore, elle me sensualise, elle m'affecte. La mère cherche à deviner le moyen de m'éliminer. Pour lui plaire, j'accélère, je m'échappe. Je l'aime, je pars.

Je suis une sorte de marée à l'envers, une vague qui se résorbe dans le temps pour retourner jusqu'au moment où elle n'était plus vague, mais eau dormante sur les sables de l'oubli. Je brûle en moi tous les vestiges de la vie. Je me retire en laissant épars sur la grève les ossements de la réalité. Cette réalité que j'entrevois avec les yeux, avec les mains, avec les mots des autres et qui s'affirme de plus en plus comme discontinue, aléatoire. Ainsi en est-il des objets qui m'entourent et qui n'ont pas de structure logique : les fleurs sur le papier peint de la chambre que je peux détacher d'un simple regard et faire disparaître à mon gré ; les boutons sur mon édredon de satin que je parviens sans peine à démonter ; toutes ces choses qui ne tiennent pas entre elles et qui ne constituent pas une réalité compacte, dure, sûre. Même les cubes qu'on me présente, et qui dessinent de si jolies images, tombent à terre quand je les pousse ; ils s'éparpillent alors et l'image se fragmente, prouvant en cela que le réel n'a pas de cohérence.

Qu'il est loin le temps où je participais au même grand bloc dont étaient faits la mère, le pouce, moi, l'espace et le temps. Aujourd'hui, quand la mère me soulève, je peux voir l'ensemble de l'univers, je vois aussi les rapports de ma main avec ses plans généraux, avec les objets, et les plans que les objets établissent entre eux. Toute une géométrie visuelle s'organise, espace proche, taillé avec mes yeux, où les taches de couleur, les bosses et les creux du relief sont désormais symbolisés par les mots que m'ont appris les autres. Ma main peut avoir une action sur toutes ces choses, elle peut les déplacer, faire des échafaudages avec elles, les cogner l'une contre l'autre, les faire pénétrer l'une dans l'autre. J'apprends ainsi que deux objets peuvent être d'abord au même endroit, puis en des endroits différents ; rien n'est stable. Ce qui est loin peut se rapprocher, ce qui roule, rester en équilibre, ce qui est horizontal, s'amuser à devenir vertical. Ce qui est devant moi s'évertue à changer d'état. Le réel se présente comme un leurre, fuit avec le temps pour échapper au sens. Cet univers me procure de plus en plus de dégoût. Mon pouce accuse la mère d'être à l'origine de tous ces désordres. Ce serait par sa faute qu'hier se mue aussi facilement en demain et que là se transforme en ailleurs, à cause d'elle que tout se superpose et se confond. Elle aurait créé ces paradoxes pour m'éliminer du monde. Il y a longtemps que je désire instinctivement disparaître vers le jour qui suit et tirer derrière moi la réalité comme un suaire. Maintenant, j'en détiens la justification.

Onzième stock

Quand on m'offre la tétine, je me referme comme une huître à marée basse. Je n'ai plus le temps ni l'envie de me nourrir. J'examine attentivement tous les renseignements que les autres créatures m'ont fournis et j'établis mentalement ma cosmogonie. J'en sais plus que tous les autres réunis ; j'ai assemblé patiemment les fragments d'informations qu'ils me fournissaient innocemment. Comme s'ils n'avaient pas compris la signification d'ensemble des morceaux du jeu de cubes qu'ils me présentent, où qu'ils s'en seraient imprudemment défaussés. Contrairement à eux, j'ai eu le temps de réfléchir à leur sujet. J'ai eu le loisir de les assembler de toutes les manières possibles.

Mon pouce m'y aide ; quand je le branche sur ma bouche, il m'infuse sa science du raisonnement et m'apprend à démonter les mécanismes de l'univers afin de mieux justifier son insuffisance. Les cubes, ce sont les mots, les mots que les autres prononcent en tournant autour de moi, comme autour d'une bête en cage. Tous ces mots qu'ils éjectent d'une manière hasardeuse désignent des objets ou des êtres, ils définissent des concepts, des choses plus abstraites. Je saisis leur signification à la source ; quand les autres les vocalisent, j'assimile leur rôle dans le langage. Évidemment, toutes ces idées qu'ils symbolisent n'ont pas toujours de forme bien définie pour moi. Elles reposent sur une interprétation personnelle bâtie à travers les images mentales qui les accompagnent. Elles sont floues, parfois évanescentes ; mais, comme mon pouce sait les mêler, les imbriquer, les construire, je sais que le savant travail que j'effectue à partir des mots définit peu à peu la réalité.

Ma cosmogonie n'est pas discutable. Je suis né avant toutes choses.

Mais il y a des choses qui existaient avant moi, comme les maisons, les tuyaux, les marchands, les voisins et l'hôpital. Moi, je suis né avant ma mère, l'anneau doré, avant les autres. Avant ma naissance, il faisait froid et noir, depuis que je suis né, il fait jour. Au commencement de tout, il y a la lune, le soleil, les marchands, les voisins et les tuyaux. Comme toutes les choses qui sont loin, le soleil est moins grand qu'une armoire. Il est petit, si petit que je pourrais le tenir dans ma main si mon bras était assez grand pour l'atteindre. La lune, qui est un peu plus claire que la nuit, est attachée avec le soleil sur un tourniquet. C'est l'un qui passe devant nous, ou parfois, c'est l'autre. Comme les arbres et les montagnes, la lune et le soleil sont partout à certains moments, à d'autres, ils ne sont nulle part. Tout cela dépend beaucoup de moi : car, si je vois à cause de mes yeux, le soleil ne voit qu'avec sa lumière ; aussi, quand je ferme les yeux, c'est la nuit, et le soleil est obligé de s'éteindre. La lune, le soleil, les montagnes et les arbres sont dans le ciel. Des ciels, il y en a plus de quarante ! Il y en a des rouges, des bleus, des marron, des tous blancs avec des oiseaux et des aéros dedans. Quelquefois, il en tombe de l'eau, mais elle a perdu sa couleur au contact des nuages. L'eau, à l'origine, vient des tuyaux.

Le cycle de l'eau est très simple : d'abord, elle arrive par ces tuyaux et forme des rivières ; ces rivières avancent grâce aux machines des bateaux qui les entraînent dans leur mouvement. Sur les rivières, il y a des usines qui marchent au charbon ; quand elle entre dans les fourneaux, l'eau se transforme en buée et sort des cheminées pour rejoindre les nuages ; puis elle revient chez le marchand qui la remet dans les tuyaux. Quand on ouvre son parapluie, les nuages crèvent et dégoulinent ; de ces précipitations naît la mer. Toutes les choses transparentes s'enfoncent dans l'eau parce qu'elles y deviennent invisibles. De chez le marchand viennent toutes sortes d'objets qu'on achète avec le travail. Les fleurs, par exemple, qu'on achète pour les jeter dans la boîte à ordures une fois qu'elles sont fanées. Toutes les plantes proviennent d'ailleurs de chez le marchand où l'on se procure les graines. Ensuite, on sème ces graines, ce qui produit des arbres ou des carottes. Toutes les graines proviennent d'une plante appelée grainier. Quand on la met dans la terre, la graine devient plus grosse, il lui sort des petites pattes, ce sont les racines, elles lui servent à grimper au-dehors ; c'est en lisant sur l'étiquette qu'on lui a placé autour du cou que la graine décide alors d'être une carotte plutôt qu'un bananier.

Plus tard, les arbres grandissent et les feuilles poussent ; quand les feuilles remuent, cela fait naître le vent, le vent vivant qui fait à son tour bouger les arbres. Comme toutes les choses vivantes, les plantes sont fermées avec des boutons. Lorsqu'on retire les boutons des arbres, on trouve des planches à l'intérieur que le marchand retire pour les revendre. Si on le désire, il suffit de remettre les planches ensemble pour recomposer un arbre. Le bois des planches est intelligent parce qu'on peut faire beaucoup de choses avec lui. La pierre également est intelligente ; le fer aussi puisqu'il permet de repasser. Même constatation pour le verre. Avec le vert des forêts on peut faire des bouteilles. La terre, où tous ces événements se déroulent, est grande comme vingt champs, moi je suis presque aussi grand qu'elle ! Malheureusement, la plupart des choses sont mortes parce qu'elles ne possèdent pas d'yeux. Il y en a deux types principaux : les choses dures comme les tables, les maisons, les chaises, les radiateurs, l'armoire et le plafond ; les choses molles comme les garçons, les filles et les animaux. Elles sont molles car elles sont composées de viande. Les choses molles n'ont pas plus d'importance que les choses dures. On les achète toutes les deux chez le marchand. Pourtant, les choses molles sont vivantes, elles respirent. On respire quand on fait de la poussière avec le nez. Dès qu'on ne respire plus, on est mort ; quand on est mort on casse les os pour voir s'il ne reste plus rien à l'intérieur. Les garçons et les filles ont peur de la mort parce qu'ensuite, on les cloue entre quatre planches et qu'on leur met une tombe. Là, dans la terre, ils grossissent ; c'est pourquoi on les change de cercueil de temps en temps, car ils n'ont pas de racines pour grimper au-dehors. Moi, je n'ai pas peur de la mort car je diminue si vite qu'il ne restera plus rien de moi à la fin.

Douzième stock

Ce qu'il y a d'absurde dans l'univers, c'est que, si loin qu'on remonte aux origines, on se heurte aux mêmes sources et que le cycle se boucle sur lui-même. Ainsi, de marchands en marchands, de voisins en voisins, de tuyaux en tuyaux on ne parvient jamais au-delà d'un certain nombre de notions finies dont il est impossible d'expliquer l'origine. Tout se résout grâce à un phénomène d'ubiquité des marchands, des voisins et des tuyaux qui sont au commencement de tout et qui deviennent nécessairement le Tout.

Il en découle que l'ensemble de l'univers n'a pas de finalité puisqu'il ne procède pas d'une cause établie. On doit le situer au sein d'une pluralité vague et actuelle, faute d'atteindre jamais un point ultime qui se situerait dans un autre espace et un autre temps ou même dans cette autre région de l'esprit, et qui constituerait le commencement et l'explication de toutes les séries. Ainsi en est-il de la poule et de l'œuf que le pouce me cite toujours comme la preuve la plus parfaite de l'absurdité et de l'incohérence du monde. Si l'on met en avant la poule et qu'on imagine qu'elle puisse concevoir un œuf, on ne comprend pas pourquoi, de cet œuf sort un poussin. Il serait beaucoup plus logique que la poule ait fabriqué une autre poule afin de constituer une chaîne logique, car le poussin est incapable de pondre un œuf. Il est alors indispensable de remonter jusqu'au marchand pour obtenir à nouveau une poule qui puisse pondre un œuf. Dans ce cas précis, qui peut se généraliser à des milliers et des milliers d'autres cas semblables, on se trouve en présence d'une structure lisse, où l'ongle ne peut jamais accrocher pour soulever l'épaisse pellicule photographique qui masque la réalité. De même, au sujet de la vie, égale insignifiance. L'ensemble des explications qu'on peut en donner ne s'applique pas à tout ce qui vit. Ainsi, l'homme est vivant parce qu'il mange et parce qu'il voit ; au contraire, les plantes qui mangent la terre pour en sortir ne sont pas vivantes ; les poissons, eux, sont vivants parce que l'eau est vivante, mais ils ne sont pas intelligents ; tandis que le bois, qui est intelligent, n'est pas vivant ; les rivières qui sont en eau, sont vivantes, mais les bateaux qui les font ruisseler ne sont pas vivants. Les dents, elles non plus ne vivent pas, bien qu'elles fassent partie d'un être vivant ; elles sont en os et l'os, comme le bois, provient d'un arbre déboutonné qui n'est pas vivant non plus. Les poils sont morts parce qu'ils sont fins et durs — par conséquent sans vie, comme toutes les choses dures — alors que les oreilles sont vivantes puisqu'elles mangent les sons qui sont mous, donc vivants. Pourtant, mes jambes sont molles et je ne peux pas les faire marcher.

Qui est mort, qui est vivant ? La plus grande fantaisie règne à ce sujet. Ainsi, la vie n'est pas sûre : elle n'est pas directement liée à l'intelligence, à l'activité ou à la volonté ; elle est limitée par un certain nombre de tabous inexplicables. En revanche, la mort est compacte, sans faille, elle consacre l'utilité des choses et des êtres.

Quand on est mort, on n'est plus soumis aux incohérences du temps et de l'espace. On retrouve le bloc unique au sein duquel on existait avant d'être mis au jour. C'est pourquoi, mon pouce et moi, nous accélérons pour brûler tout ce qu'il y a encore de vie en nous. Quand je le branche sur ma bouche et qu'il gonfle, c'est un courant de haute intensité qui passe en moi et qui me consume. Un seul élément aurait pu me dissuader d'agir de cette façon : la sympathie, liée à l'affectivité. Phénomène fragile, tout à l'opposé de cette passivité absurde inhérente à l'univers. La sympathie apporte le plaisir ; elle est liée à la tétée, aux jeux, à la toilette ; elle est source de conflits et de rêves. Je ne l'ai jamais ressentie qu'aux premiers jours de ma naissance et j'en porte en moi l'ineffaçable cicatrice de mélancolie. Après les premiers baisers, les premiers soins, les premiers torrents d'affection qui ont suivi l'instant où je suis né, je sens depuis dans les gestes de la mère, dans ses regards, dans ses rares sourires même, une indifférence profonde. Et ce ne sont pas les autres créatures qui m'apportent de la sympathie, c'est parce qu'ils me haïssent qu'ils me couvrent de mots. Il n'y a plus que le pouce pour m'apporter toute son affectivité. Pourtant, malgré ma duplicité, je sais qu'il n'est qu'une extension de moi. Nous nous détestons puisque chacun de nous veut disparaître le premier.

Pour la mère, comme pour les autres, l'univers grouille d'une infinité d'êtres vivants dont l'importance est nulle. Il n'y a pas de place dans le système universel pour y introduire la conception d'un individu unique, sans équivalence, irremplaçable. Toutes les créatures sont anonymes, interchangeables, du marchand au médecin, du médecin au poussin et du poussin au voisin ; elles doivent participer sans comprendre à l'œuvre suprême : l'expansion de l'humanité. Pour la mère, comme pour les autres, l'humanité est constituée par une chaîne infinie d'êtres identiques, auxquels elle m'assimile, dont l'unique fonction est d'assurer l'essor de l'espèce. Elle considère que moi, Camille Félix Trezel — malgré mes trois noms, malgré le fait que mon pouce pense plus fort que les autres et que je suis capable de rejoindre le futur —, elle considère que je ne suis qu'un maillon de cette chaîne discontinue dont le seul mérite serait d'assurer une descendance afin de recouvrir la planète (qui n'est pourtant pas plus grande que vingt champs).

J'ai néanmoins la certitude d'occuper une place singulière et tout à fait à part dans l'échelle des êtres, et d'y jouer un rôle essentiel. Tant pis si les autres n'en veulent pas ! Mon pouce a été le premier a m'initier à cette réalité indiscutable. D'axe statique entouré de segments mobiles, il m'a transformé en spirale ; j'explore l'infini depuis l'instant où il s'est emparé de ma bouche. Je n'étais qu'un simple organe d'absorption, il m'a changé en missile de reconnaissance de l'univers, soumis à ses euphories digestives et à ses coliques. Il a fait de moi la tête chercheuse du plaisir. Il m'a appris à devenir moi. Pourquoi la mère s'est-elle refusée à m'aider ? Pourquoi n'a-t-elle opposé qu'une morne indifférence à ma folle volonté d'être ? J'avais besoin d'une aide pour surmonter ma débilité originelle, mais j'avais aussi besoin d'un soutien pour réaliser mes désirs. Elle ne m'a offert aucun appui, sans même m'opposer sa volonté. Je n'étais à ses yeux qu'un tas de chair molle. Que se serait-il passé si j'avais rencontré la sympathie, l'affection qui m'étaient nécessaires au moment où j'ai découvert mon identité ? Désormais, pour m'opposer à cette indifférence, à cette absence, pour protester contre cette interprétation toute biologique de l'existence, pour lutter contre l'incohérence de l'univers et prouver mon individualité face à la masse grouillante de l'humanité, je vais mourir. En vivant vingt fois plus vite, en chiant vingt fois plus qu'il ne le faut, j'userai mon organisme jusqu'à ce qu'il cède. Je brûlerai mon corps jusqu'à la dernière molécule. Enfin, je mordrai mon pouce jusqu'au sang afin qu'il meure avec moi dans une orgie de sympathie avec ma bouche. Je démontrerai au monde que je peux le nier. Ce qu'en revanche, il ne peut pas faire à mon égard.

Mémoire 6

Lors de ma traduction des “stocks de souvenirs” de Camille Félix Trezel, au prix d'un intense effort intellectuel, j'ai oublié sa disparition durant des mois. Oublié l'immense tristesse qui m'a saisi lorsque j'ai fait incinérer son enveloppe charnelle. Une atroce parodie de bébé momie. Il y a du môme, dans momie, et celui-ci était si desséché qu'on aurait cru un vieillard au dernier stade de la décrépitude. À part le sourire de ses gencives nues qui semblait lancer un dernier défi à la vie. Aujourd'hui, j'en suis réduit à ruminer les effets de la progression du mal. Le fait de n'avoir su l'enrayer m'est si pénible, si douloureux que j'en subis le choc en retour. Je me sens contaminé. Le choc affectif que vient de produire sur moi l'autodafé mental de Camille Félix a déclenché dans mon inconscient un processus que je ne peux plus contrôler. Un étrange phénomène d'induction psychotique dont les implications doivent nécessairement me conduire à la folie et à la mort. La publication de ces Mémoires est certainement le dernier acte que j'accomplirai dans ma vie. Puisse leur parution contribuer au sauvetage de l'humanité. Désormais, j'en suis certain, les hypermaturés sont contagieux. Ne l'oubliez jamais !

Première publication

"le Testament d'un enfant mort"
››› Pardonnez-nous vos enfances (anthologie sous la responsabilité de : Denis Guiot ; France › Paris : Denoël • Présence du futur 250, premier trimestre 1978 (9 janvier 1978))
Cette nouvelle a été entièrement remaniée et révisée en 2005 et comporte une gravure numérique de l'auteur