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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Philippe Curval Adamève

Philippe Curval : livre d'or, version 2.0

Adamève

Seul, si seul. Une fois encore, je descends la route plastifiée, couverte de mousses et de lichens. Bleu, roux, gris. Matin. Le soleil, boule énorme et tuméfiée qui bourgeonne. Je referme mes paupières latérales qui opposent un filtre aux rayonnements dangereux de l'astre. Violet, rouge, brun. Un camion abandonné sur ma droite. [gravure numérique de l'auteur]Comme hier, je fais halte à cet endroit précis pour contempler le paysage. La tôle est chaude ; vallées qui se croisent, collines qui rythment la forêt. Au loin, la mer, nimbée de brume. Je me cale sur les coussins moisis à l'intérieur de la cabine. Odeur humide de la bourre et du revêtement de plastique décomposés. Par jeu, je tire sur le démarreur, sans succès. Il n'y a aucun espoir que les batteries soient chargées et entraînent le moteur, juste quelques tours. Quelques tours mécaniques. Ce qui me manque le plus sur cette planète abandonnée, c'est le chant des bielles et des rotors, le chant des machines en action. Tout ici est réduit à l'état de nature, les ruines de la civilisation sont mortes. Si seulement ce camion n'était pas en dehors de la route, je pourrais le faire glisser sur la pente et, en roulant, entraîner l'alternateur qui débiterait du courant électrique et rechargerait la batterie sur les quelques kilomètres de descente qui conduisent à la mer. Quel imbécile a renversé ainsi l'engin au moment de la débâcle ? Impossible de répondre, de reconstituer l'événement passé. Il n'y a plus d'inspecteurs pour faire l'enquête, plus de témoins, plus personne. Je suis seul, si seul.

Je m'interdis de céder aux larmes et j'en bloque la sécrétion au niveau de mes glandes lacrymales. Ne pas m'abandonner aux sanglots qui me secouent. Un instant d'attendrissement peut entraîner ma mort. Malgré la solitude, je ne veux pas mourir, je m'y refuse ; ainsi j'ai le sentiment de choisir mon sort.

Le soleil commence à mousser ; dans quelques heures, il aura doublé de volume. Éponge de feu. Un animal déboule sur ma gauche, frôlant ma jambe ? Non, rien, un tourbillon de vent matinal qui joue dans un taillis. Je suis le dernier représentant de la vie supérieure sur la planète. Depuis dix ans, je parcours les anciennes routes à la recherche du plus petit vertébré ; en vain. Pas le moindre quadrupède, pas le plus moindre oiseau pour me tenir compagnie. La terre est un monde végétal. Mes yeux sont saturés de vert. Vert qui borde les voies à grande circulation, ronge les tentacules des villes après avoir dévoré les villages et les routes. Dans un siècle que restera-t-il des traces de la civilisation humaine ? Les monuments les plus puissants cèdent sous la poussée des racines, des griffes, des drageons, des suçoirs des plantes grimpantes, plantes qui atteignent facilement plusieurs centaines de mètres de hauteur, et recouvrent aussitôt formées les ruines par des fleurs géantes, démesurées, tumultueuses, pétales papillon, corolles gorgées de pollen, pollen qui se déverse, poudre d'ocre, poudre d'or, butiné, envolé, cycle infernal de la reproduction, de la germination.

Ce monde délirant m'entraîne à partager son délire. Je me réfugie alors près de la mer. Elle sait m'apaiser.

Ses rivages figés par le sel conservent une certaine froideur. En son milieu, les algues ne se développent pas d'une manière monstrueuse. Dans une demi-heure, je serais près du rivage, refuge.

Pourtant je ne peux m'empêcher de faire chaque jour de longues incursions sur le continent. La mer est accueillante. Elle m'a vu naître ! Mais elle est gardienne de ma solitude. Je veux y échapper, trouver un être humain pour partager un héritage trop lourd. Humain ? Ce mot appris me concerne-t-il ? Suis-je humain ? Cela a-t-il une signification ? Je ne peux l'appliquer à une autre entité. Existé-je ? J'affirme que je suis. Qui d'autre peut en témoigner ? Je parle à tue-tête au silence, mais ces manifestations, du monologue au cri, ne suscitent aucun écho. Quelqu'un me répondra-t-il un jour ?

Dévaler en courant les quelques kilomètres en lacets qui me séparent de la grève. Plaisir de sentir mes muscles jouer. Je maîtrise ma course : ferme le mollet, lancer de la cuisse en avant, le genou déplie la jambe, qui se détend, le pied se pose en claquant sur le sol. Chaleur sur la corne dure qui me protège des épines et des pierres. Je ne marche pas, j'appréhende la route avec mes pieds.

Cent fois, mille fois, au cours d'incursions solitaires à la recherche d'un être vivant, j'ai tenté d'analyser les événements qui ont préludé à ma naissance. Hypothèses. Avant de se détériorer, les machines qui m'ont élevé m'ont tout appris des sciences humaines, histoire, géographie, géométrie, mathématiques, physique, chimie, biologie, sociologie, philosophie, littérature et bien d'autres disciplines ; je suis une encyclopédie vivante, digne de survivre à une longue chaîne de civilisations. Je suis l'être le plus évolué de la planète. Mais ces machines n'ont jamais voulu m'expliquer pourquoi j'ai pris naissance sur un monde qui ne correspond pas aux données qu'elles m'ont fournies. Pourquoi les villes et la campagne sont-elles dépeuplées, pourquoi la forêt est-elle souveraine, pourquoi ne reste-t-il plus aucune trace de vie intelligente ? Hors les insectes et les poissons, je suis seul.

Suis-je le fruit d'une expérience menée jusqu'à son terme ? Ce terme implique-t-il la fin du monde ? Un survivant ! Pourtant, si je me compare aux êtres humains dont je suis, semble-t-il, le dernier exemplaire vivant, il m'est facile de constater combien je diffère d'eux. Mes gènes ont été modifiés. Troisième paupière pour me protéger de l'ardeur du soleil, pieds préhensiles pour grimper dans les arbres de la forêt, système respiratoire double qui me permet de vivre au sein de deux éléments, air et eau. Je suis équipé pour survivre sur cette planète. Contrairement à mes ancêtres. Les machines ont-elles inventé mes origines ? Je ne mentionne pas les embryons d'ailes dont je peux observer depuis peu le développement en dessous de mes omoplates, mes os compacts, durs et légers, mes mains et mes pieds palmés jusqu'à la deuxième phalange, le sonar qui me permet de me déplacer sans visibilité. Non, je n'évoque pas ces attributs supplémentaires, car je veux être un homme, seulement un homme, pour rencontrer d'autres hommes qui ne me jetteront pas des pierres quand je les trouverai. Je suis de leur race, j'ai hérité de leur culture. Dérision ! Que reste-t-il de tout cela ? Livres grignotés par les insectes, tableaux corrodés par d'étranges moisissures, films, gravures numériques, scellés dans des boîtes étanches et qu'il est impossible de visionner faute d'électricité, mémoires mortes dans la cire, le vinyle, le métal, sculptures, architectures dévorées par la végétation.

Je suis l'unique successeur de civilisations endormies et je tente de faire fructifier ma part d'héritage. J'ai lu des milliers de livres, visité des centaines de musées, j'ai appris à jouer de différents instruments de musique. Mais, depuis dix ans que les machines se sont arrêtées, ces témoignages historiques de mes semblables ne me réconfortent plus. Il est indispensable que je parvienne un jour à mettre en marche une unité énergétique, ne serait-ce que pour réveiller les fantômes endormis dans les médiathèques.

Quelques pas, puis l'océan. Fouillis de débris multicolores. Plastiques déchiquetés, bois flottés, laisses de mer, clefs d'une civilisation. La grève. Dans quelques heures, il fera plus de quarante-cinq degrés à l'ombre ; je ne crains pas cette fournaise. Mon équilibre biologique est réglé de façon à supporter les plus grands écarts de température. Du couvert des arbres aux rochers blancs réverbérant le soleil, il peut se produire des différences énormes. Depuis quinze jours, c'est l'été du calendrier, mais le vent glacial qui ne cesse de souffler de la calotte polaire, située à quelques degrés de latitude au-dessus de Nice, lutte contre la canicule.

Rideau serré des eucalyptus, des pins et des palmiers. Frontière sombre, ininterrompue qui court le long de la mer à perte de vue. Le quai de béton gris qui ourle la ville en bordure de plage est lézardé, fissuré. Dans ces interstices, des graines et des spores se déposent. Déjà quelques arbustes et des lianes sont parvenus à faire éclater le sol. Des vignes jettent vers le ciel leurs sarments tortueux. Des mimosas malingres courent comme des fraisiers. La végétation se lance à l'assaut du môle. Derrière moi s'étend la ville, à flanc de coteau. Gracieuse et compliquée. Certains quartiers de Nice sont parfaitement préservés et témoignent du génie de ceux qui l'ont construite. Encorbellements ajourés, ocres délavées des façades à l'italienne, tours solaires. Densité fantastique des constructions ; maniérisme et style fonctionnel se mêlent et se fondent. Sur les hauteurs, la puissante poussée de la jungle a fait craquer l'architecture. Les murs éboulés subissent l'assaut d'une végétation sauvage. Ainsi naissent d'extravagantes fantaisies, jardins suspendus, massifs luxuriants, touffes de fleurs baroques qui éclatent comme des feux d'artifice au-dessus de la monotonie verte de la forêt. Harmonie dévastée et recréée. Cadavre, un beau cadavre. C'est parce que j'aime cette ville que je m'y suis arrêté, après dix ans de courses à travers la planète, après des milliers de kilomètres parcourus à la recherche de l'homme. Il y a peu de raisons de croire que je trouverai une réponse à mes interrogations dans cette cité plutôt que dans une autre, pourtant je tiens à y demeurer le plus longtemps possible. Peut-être à cause d'un pressentiment ? D'un souvenir-écran ?

Deux mois se sont écoulés depuis que je suis arrivé, mais l'impression que m'a laissée cet instant est encore fraîche. C'était au début du printemps, à la fin d'une saison de pluies. Je débouchais des ultimes frondaisons ; du sol gorgé d'eau montaient des vapeurs bleues et roses. Une aube aussi douce qu'engageante. Je venais d'accomplir une randonnée de plusieurs semaines en suivant les traces des petites routes départementales qui subsistent parfois à travers la forêt, pèlerinage vers les villes et les villages désolés de l'arrière-pays dont il ne reste parfois qu'un fragment de clocher, les vestiges d'un château, une piscine, un supermarché, les ruines d'une tour de villégiature. Voyage pénible et inutile. Un seul bon souvenir, l'odeur des caves. J'ai découvert dans ce pays un grand nombre de bouteilles de vin qui s'étaient parfaitement conservées malgré la chaleur extérieure en hausse parce qu'elles étaient enfouies sous plusieurs dizaines de mètres de profondeur, dans le flanc de falaises calcaires. Avec les aliments en conserve et les œuvres d'art, ce sont les seuls témoignages tangibles qui rendent plausible la civilisation. L'alcool peut encore me faire croire que des êtres semblables à moi ont vécu dans ces villes fantômes.

L'ivresse allégeait mes pas ; j'avais hâte de quitter la terrible atmosphère de la forêt, grasse exhalaison, malaise. Je venais d'entrevoir Nice, nichée près de la mer, à la faveur d'une clairière située près d'un ravin. Abandonner la nuit verte ! La peur, qu'amplifiait l'alcool, me faisait courir vers la cité. Essoufflé, je me suis affalé contre un muret, peu après le panneau indicateur, dès que j'ai rencontré le premier immeuble. J'ai bu une dernière rasade et j'ai jeté la bouteille que j'avais emmenée contre les pierres. Brisée. Éclats de verre sur le sol encore assombri par les dernières pluies.

Un bruit, pas un bourdonnement d'insecte, ni une branche agitée par le vent, ni l'eau subitement tombée d'une feuille formant vasque. Un son anormal. Disons plutôt que je n'en avais jamais entendu de semblable et qu'il ne pouvait provenir de l'environnement naturel. Ce n'était pas non plus le son rythmé d'un être ou d'un animal en marche. Je me suis levé. J'ai titubé jusqu'à l'endroit d'où était venu le son. J'ai cru voir une silhouette disparaître au détour d'un immeuble voisin. Affolé, je me suis précipité dans sa direction. Je me suis empêtré dans ma course et me suis écroulé à quelques mètres du carrefour où l'apparition s'était évanouie. Un cri grave et lugubre a jailli de la rue qui m'était cachée. Ai-je rêvé ? Je me suis relevé. Plus rien. Aujourd'hui, je ne parviens plus à dissocier les rêves produits immédiatement après cet incident — plongé que j'étais dans le sommeil de l'ivresse —, de mes souvenirs réels. L'être humain — si c'en était un —, qui s'enfuyait devant moi filait trop vite, trop vite, je ne pouvais pas l'atteindre car je dormais.

Je suis toujours obsédé par la même vision, tenaillé par le même doute. Mais je n'ai jamais découvert la moindre preuve qui puisse confirmer le fait. Pourtant, depuis, j'ai sillonné cette cité en tous sens, j'ai visité les moindres recoins des quartiers encore habitables, près du port et derrière la promenade des Anglais, je me suis aussi risqué dans la haute ville pour visiter les gratte-ciel croulants, assaillis par une végétation démente. Je me suis fait attaquer par des lianes tentaculaires qui préfèrent à l'abri de la forêt les recoins les plus isolés et les plus sombres des villes. Parfois, j'ai l'impression que ces plantes sont dissidentes et qu'elles ont librement choisi leur résidence. Pas un signe, pas un indice. Personne.

Toujours le silence et la solitude. Le bruit ne s'est jamais reproduit.

Bouteilles rangées le long des comptoirs vides ; j'aime les cafés, lieux hantés par des foules évanouies. Et ce n'est pas seulement l'alcool qui m'y attire ! Plus que les appartements déserts, les cinémas dépeuplés, les aérogares mortes, les rues et les places abandonnées, les cafés me procurent quelquefois la sensation de côtoyer encore mes semblables. J'y saisis le sens du mot société. Durant mon éducation, les machines m'ont intoxiqué avec cette notion, chaque jour elles me rappelaient que l'homme est un individualiste qui ne peut survivre qu'en groupe. La société, but principal de leur enseignement. Comment la créer lorsqu'on est seul ? Peut-être suis-je le prototype que les hommes ont conçu pour réaliser une communauté parfaite. Mais alors, où sont mes frères ? Je suis libre et maître de mes actes, une planète entière m'est donnée pour inventer une nouvelle civilisation. Je suis unique et, chaque matin en me réveillant, je détermine qui je suis, dans quel monde je vis. Une fois au moins, je voudrais qu'on m'impose une volonté étrangère à la mienne. Je saurais alors comment réagir.

Éclat des plastiques et des métaux, rutilance des verreries sous les rayons du soleil montant, imitation de la lumière électrique. Lumière électrique, placenta de mon enfance, je t'ai perdue ! Comment rallumer les écrans de trivision, les vitrines des boutiques, comment retrouver la féerie des cafés ? Que faire pour que l'énergie anime à nouveau ce monde mort ? Je suis théoriquement aussi instruit qu'un ingénieur. Mais les centrales sont totalement dépourvues de combustible ; je ne peux remédier à la panne générale. D'ailleurs, il me faudrait plus d'une vie pour remettre en marche ces usines aux circuits corrodés par l'humidité, aux alternateurs rouillés, aux canalisations distordues par la chaleur.

Et pourtant, si je pouvais revivifier un seul quartier dans une seule ville, voir les trottoirs rouler, les boutiques s'illuminer, le son jaillir, les images paraître, j'aurais un instant l'illusion de retrouver mon véritable univers. Car en vérité, c'est bien l'homme qui a créé les cités, peuplé la Terre d'une faune et d'une flore selon sa fantaisie. Je suis le dernier descendant des inventeurs du monde, l'héritier de leur science et j'assiste, impuissant, à la révolte de la création.

Mon corps a été préparé pour vivre sur cette planète dans les conditions les plus dures. À dix ans, lorsque j'ai été éjecté de ma bulle sous-marine, je ne connaissais de l'univers que les images holographiques que me projetaient mes éducateurs électroniques. Pour exercer mes muscles, pour entraîner mon organisme, j'avais la permission de nager dans la périphérie immédiate. Pour connaître la Terre, j'avais tant de simulateurs qu'il n'était pas nécessaire que je sois confronté avec la réalité. Isolé dans ce laboratoire onirique où les machines m'apprenaient à croire que j'existais, sans vouloir me le prouver, j'étais préparé à aborder la surface du globe. J'avais pourtant l'impression que la sphère voulait me garder pour elle, qu'elle était affectueuse. Chaleur familière des objets, réseau d'odeurs propres à entraîner mon imagination. Même sur le plan du goût, je pense que les machines me choyaient, qu'elles voulaient me retenir de toutes les façons possibles dans cet Eldorado. Reflets multiples des couloirs, des pièces et des meubles. En dehors des locaux techniques auxquels je n'avais pas accès, toutes les autres parties de la bulle étaient entièrement transparentes. À travers les parois jouaient les circuits imprimés qui asservissaient la sphère sous-marine, ferrites aux reflets magiques. Les machines ne sont qu'une image d'enfance, indéchiffrable.

Et la mer entourait cette sphère translucide ; lumineuse, elle irradiait alentour durant le jour factice et s'éteignait quand elle décidait la nuit. Silencieuse, elle palpitait au sein de l'océan qui se teintait d'un bleu différent selon les saisons. Je n'avais pas envie de m'enfuir du giron délicieux ; j'y étais entouré des plus tendres soins. Je ne pourrais jamais oublier l'instant où j'en fus arraché.

Durant les premières minutes, je n'ai pas compris. J'étais tellement habitué au fonctionnement parfait de la bulle mère, d'essence divine, immortelle.

L'arrachement, à en perdre vie. Douleur et solitude. Dans l'entonnoir de perles qui m'entourait au cours de mon ascension vers la surface, je virevoltais, enivré, hébété. Quelques poissons familiers avec lesquels je jouais durant mon enfance m'accompagnaient. J'ai crié. Que se passait-il ? L'instant de mon éjection avait-il été programmé depuis ma naissance ? Non, j'étais certain que la lumière s'était soudain éteinte et que l'infime vibration qui animait la sphère, la pulsion même de la vie, avait cessé quelques secondes avant que je ne sois chassé. Défaut technique ? Manque de combustible ? Maintenant que j'ai visité tant d'autres installations similaires hors d'usage, je pense que la vie électrique s'est progressivement interrompue sur terre, peu après mon exclusion de la sphère.

Pourtant, il est inadmissible d'envisager que le laboratoire où j'ai été conçu n'ait pas fonctionné de manière autonome. Si je suis le fruit d'une expérience destinée à préserver un représentant de l'espèce humaine devant une menace prévisible, ou, plus sûrement, un type particulier d'humain destiné à une tâche précise, le plan aurait prévu de m'adjoindre une femelle.

Ou bien, les machines se sont arrêtées par inanité. Parce qu'elles ont découvert que leur expérience ne servirait à rien. Qui me répondra ? Mourrai-je sans le savoir ? Je suis seul et je cherche. Par moments, je crois qu'il y a quelque part une femme qui m'attend, que je vais la rencontrer. Absurde ! Je suis le seul être humain, je suis Adam et Ève vivant en symbiose dans un corps unique. C'est ainsi que je me nomme : Adamève. Je hurle mon nom dans le silence.

J'ai émergé. Soleil brûlant. Mes paupières se sont refermées. Je sentais la chaleur m'envelopper le visage. Mon être baignait encore dans le liquide frais au sein duquel j'étais né. J'ai ouvert les yeux prudemment ; par instinct j'ai conservé le filtre indispensable que constitue ma troisième paupière quand le ciel n'est pas voilé. Noyé dans le bleu. Au loin, un fil gris sombre était tendu parallèlement à la surface. C'était la première fois que je voyais la terre ferme. Il me fallut plusieurs dizaines de minutes avant de comprendre que j'apercevais quelque chose au-delà de l'horizon. Je me suis dirigé vers le rivage. Pas un instant je n'ai songé à regagner la sphère, le traumatisme avait été trop fort, trop subit. Je réagissais bien. Mes bras et mes pieds battaient l'eau souplement, en cadence rapide. J'avais perdu la conscience de mon existence, j'étais action, moteur lancé à la ficelle, sans directive, tournant jusqu'à épuisement. Épuisé, je l'étais, lorsque je parvins sur la plage blanche qui servit de berceau au nouvel homme que la mer avait délivré.

À dix ans, j'étais fort et bien constitué, avec des défenses solides sur le plan mental et physique. Cette traversée, l'événement brutal qui y avait préludé me laissèrent sans force durant plusieurs jours. Je me souviens de brefs éveils durant lesquels je n'avais que le temps de constater qu'il faisait jour ou nuit, avant de me rendormir. Il est probable que ce long et profond sommeil a agi sur moi comme un baume. J'aurais peut-être perdu la raison si j'avais dû affronter immédiatement la réalité. Mais, au niveau de mon inconscient, les lésions sont sans doute profondes.

Aujourd'hui, je fais le bilan des dix années qui me séparent de cette époque. Il est pauvre. L'histoire de ma vie n'est qu'une suite de répétitions. Monotone. D'errances en errances à travers les continents, j'ai rencontré des villes mortes, des routes désertes, des villages ruinés, dévorés par la forêt, marée verte. L'invasion se produit insensiblement. Au commencement, ce sont quelques touffes d'herbe qui apparaissent dans la banlieue d'une ville, dans les quartiers nés d'une ancienne expansion industrielle, abandonnés, ou le plastique n'a pas systématiquement remplacé la terre ou l'asphalte pour recouvrir le sol. Ces herbes sont d'une espèce nouvelle, du moins, elles ne sont pas décrites dans les leçons de botanique que j'ai reçues. Elles se manifestent à la surface par quatre ou cinq tiges grêles et râpeuses de faible dimension. Une fois seulement, j'ai pu voir leurs racines, car il est impossible de les arracher. La route effondrée permettait d'examiner le sous-sol en coupe. L'herbe avait tracé à plus de quarante centimètres de profondeur, de ses rhizomes filetés d'un pouce d'épaisseur dont la forme semblait avoir été calculée pour faire éclater la terre. Ce n'est que lorsque les rues ont subi ce premier traitement, labourage végétal, que les graines de la forêt peuvent s'y semer. Alors l'assaut est rapide.

À l'époque où j'ai abordé le continent pour la première fois, les villes n'avaient pas encore été soumises aux ravages de la marée verte. Ai-je rêvé ? C'était la nuit, oui, la nuit. Je longeais le rivage, pressant le pas vers une lueur entrevue, une aube très localisée. Mon cœur battait à tout rompre. J'allais enfin rencontrer, toucher ces êtres mythiques dont je n'avais jamais vu que les hologrammes sur les écrans. J'allais connaître leur présence physique. Je craignais de ne pas leur ressembler totalement. L'enseignement que j'avais reçu faisait toujours état de nos différences physiologiques. J'étais amoureux de l'homme, sensuellement prêt à l'aimer ; toucher une main, caresser une épaule, accoler ma joue à une autre joue, cogner ma poitrine contre une autre poitrine. J'étais amour. Allais-je être repoussé ?

Premiers pas dans la ville illuminée, banlieue de cubes sans fenêtres, savamment éclairés suivant des rythmes colorés. Les habitants dormaient sans doute. La vie était plus loin, vers le cœur de la cité. Déserte la place où convergeaient les grands boulevards, vides les boutiques, dépeuplées les rues, inhabités les appartements. Tout était figé dans la lumière électrique. Je me suis laissé griser un instant par les lueurs qui couraient le long des façades, par les faisceaux qui balayaient le sol, par cette palpitation fantastique des sources d'éclairage artificiel qui sourdaient, qui jaillissaient, qui explosaient des murs, des rues, des vitrines, des fenêtres. La lumière donnait un semblant de réalité à la ville abandonnée. Tout s'est éteint si brutalement ! Longuement sangloté dans l'obscurité jusqu'à ce que le sommeil me terrasse.

Le lendemain j'avais encore l'illusion que ce phénomène ne fut que local, que l'extrême pointe de l'Inde où j'abordais avait subi un extraordinaire cataclysme que je ne m'expliquais pas, espérant que le reste de la planète avait été épargné et que j'y découvrirais la vie. Point. À mesure que je parcourais le littoral en me dirigeant vers l'ouest, remontant parfois à l'intérieur des terres par de grands itinéraires routiers afin de visiter les agglomérations les plus importantes, je rencontrais partout le même abandon. Comme si les hommes avaient déserté subitement la Terre. Test de l'isolement absolu. J'observais aussi la progressive invasion de la forêt. Nulle part je n'ai trouvé le plus petit signe, le moindre indice qui puisse me donner un renseignement sur cette désertion à l'échelle planétaire. Les machines m'avaient renseigné sur les livres et les journaux, j'avais vu des microfilms qui les reproduisaient, je savais que les supports papiers étaient devenus obsolètes depuis plusieurs siècles. Toute l'information passait désormais par les lecteurs et les écrans de trivision. La civilisation de l'image et du son par l'informatique, qui avait débuté au xxe siècle, avait dévoré la galaxie Gutenberg. Les messages d'actualité que l'homme aurait pu me laisser dormaient dans les films, les disques et les cassettes, inutilisables faute d'électricité.

Aujourd'hui je ne doute plus qu'il s'agisse d'un gigantesque exode de l'humanité vers l'espace, vers d'autres systèmes solaires, d'autres planètes. Le monde sur lequel je vis n'est plus exactement la Terre, quelque chose a rompu l'équilibre écologique favorable à la survie des vertébrés. En revanche, ce phénomène est propice à la végétation et aux autres formes de vie. Il a aussi épargné les habitants des profondeurs sous-marines. Le climat a été bouleversé ; désormais, des périodes de pluies diluviennes alternent avec des moments de chaleur intense sur la partie du globe que j'ai parcourue. Cette planète n'est habitable que pour moi, les poissons, les invertébrés et toutes les formes végétales. Parfois je doute de mon diagnostic car je n'ai que des présomptions sur la cause des changements intervenus dans le “milieu” ; alors de nouvelles interrogations se succèdent. Mais, lorsque je ne me laisse pas dérouter par ma subjectivité, je sais comment expliquer la fuite des hommes et l'invasion de la forêt : l'atmosphère de la Terre a été modifiée.

Ceux qui n'ont pas fui se sont suicidés. Leurs restes s'entassent à l'orée des villes. Débris d'ossements devant les crématoriums. Des millions d'êtres humains ont préféré la mort à l'inconnu. Sur les grands astroports, le sol est fondu sous l'impact des tuyères crachant le feu. Qu'est-il advenu des rescapés ? L'humanité a-t-elle essaimé au hasard des étoiles ou s'est-elle repliée en bon ordre sur des systèmes solaires choisis à l'avance ? Là, tout au bout de mon doigt pointé vers le firmament. Mais pour quelle raison ai-je été créé, moi, Adamève ?

C'est à Nice, dans la première ville où j'ai entendu un bruit non naturel, que j'ai décidé de résoudre l'énigme. La cité meurt en beauté. Je me suis installé dans un appartement en bordure de mer d'où je rayonne soit en marchant, soit en nageant.

Nice est une invite à la vie sédentaire. Toutes les cités qui ont jalonné mon chemin jusqu'alors n'étaient que les étapes de ma stupeur. Ici, je me suis réveillé. J'ai compris enfin que l'enseignement des machines correspondait à une réalité. Dans la mesure où le contrôle de mes informations est soumis à une grande marge d'incertitude, les vestiges de civilisation qui m'entourent sont contemporains de l'époque où la sphère sous-marine a été construite. À quelques années près. Cette différence est surtout sensible en technologie de pointe. Je l'ai constatée dans les ensembles de production d'énergie que j'ai souvent visités dans l'espoir de les remettre en marche. Le laboratoire où je suis né fut réalisé moins de dix ans avant le grand départ.

Boutiques, pillages lents. J'ai déballé des milliers de caisses, ouvert des milliers de boîtes, passé des milliers de vêtements. Au début je jouissais de ce gaspillage, puis la lassitude est venue. Maintenant je ne fréquente les grands espaces de vente que pour m'y nourrir. Ripailles. Les grandes salles vides résonnent. Je suis seul. Je flaire soigneusement chaque boîte avant de l'ingérer, car les dates qui y sont inscrites dépassent certainement celles de la péremption. La plupart du temps je préfère chasser le poisson et le dévorer frais. J'ai acquis une redoutable vivacité dans cet exercice.

Ivresses, ivresses ! Des litres d'alcool et de vin pour faire passer la peur, pour dompter l'angoisse, pour contracter la durée ! Hors les moments de lucidité et de courage qui me conduisent à effectuer de longues incursions en ville ou en forêt, je mange et je bois. Euphorie, oubli.

Et l'amour ! Depuis quelques années, j'ai découvert le plaisir sexuel. Je m'impose des règles très strictes de peur de m'y livrer jusqu'à l'épuisement, jusqu'à la mort. Pour cela, j'ai composé un calendrier compliqué où sont autorisés un certain nombre de jours et d'heures durant le mois, à condition que des circonstances climatiques, des rencontres ne viennent pas interférer contradictoirement avec ces dates. Ainsi, un ciel nuageux, une espèce de poisson ou d'arbre, des rideaux bleus à la fenêtre d'un appartement peuvent m'interdire de faire l'amour. Car je ne me livre pas au plaisir solitaire, j'aime la Terre !

Quelques années après mon départ de la sphère marine, j'ai ressenti les premiers symptômes de la puberté. Je me dédoublais, Adam, j'imaginais Ève. Ève inscrite sur toutes les surfaces possibles à l'intérieur des cités, femme affiche, femme étiquette, toute-puissante obsession du désir masculin projetée devant le regard. La lente accession des femmes à l'égalité sociale n'a pas engendré de nouveaux symboles. Mes maîtres électroniques avaient raison de me l'enseigner, la femme proie s'est sublimée en femme image dont le mâle se regorge. À pleins yeux. Moi, j'étais seul et je m'interrogeais. Pourquoi n'a-t-on pas prévu un couple dans l'opération survie ? Si j'ai été créé pour succéder à l'homme sur Terre, comment espère-t-on que je me reproduise ? Question absurde qui me hante depuis plus de dix années et qui prenait une terrible acuité lors de mes premiers émois sexuels.

Ce matin-là, je venais de quitter Chandigor ; j'avais parcouru plus de soixante kilomètres en profitant de la tranchée d'une ligne d'airtrain qui s'ouvrait dans la forêt. C'était l'été. Après quinze jours de pluies intenses, la végétation était exubérante sous le soleil. Fleurs, senteurs. J'étais étourdi par cette fantastique exaltation végétale. Je sortis de mon havresac quelques conserves, mangeai rapidement, étendis une moustiquaire au-dessus de moi et m'endormis vite. Je fus réveillé quelques heures après par une sourde brûlure qui irradiait à partir de mon ventre. J'allumai mon briquet. Des pétales rouges et charnus s'étaient enroulés autour de mon sexe en érection. La fleur, énorme, était éclose à l'extrémité d'une liane verte. Ce tentacule végétal avait rampé jusqu'à moi depuis la lisière. Bientôt je dus cesser mon observation. Le plaisir prenait possession de moi. Par ses mouvements savants, par sa texture onctueuse, par sa chaleur, la corolle florale obtenait mon éjaculation. Dans un tressaillement de tout mon être, je lui donnai mon sperme. À peine l'eut-elle recueilli au creux de ses pétales qu'elle se retira dans l'anonymat de la forêt.

Je me levai, inspectai les environs. Mon briquet éclairait faiblement et il y avait tant d'espèces florales que je ne pus découvrir celle qui venait d'obtenir ma virginité.

Le lendemain, dès mon réveil, je suis retourné à l'orée du bois, me frottant même contre les feuilles, contre les fleurs dans l'espoir de faire naître une réaction. L'expérience de la veille m'avait fort troublé, je voulais la renouveler. Mais les végétaux restaient insensibles à mes provocations. Avais-je rêvé ? Avais-je imaginé dans mon sommeil le premier épisode de ma vie sexuelle ? Je commençais à le croire ; sensibilisé par la présence obsédante des fleurs, j'avais utilisé leur image pour transposer mon désir. Je fus pris de fureur et saccageai à coup de canne un taillis en pleine effloraison. Quand je m'arrêtai pour reprendre mon souffle, je fus saisi de dégoût et de tristesse. Les pétales gisaient à terre, chiffonnés, sales, dérisoires ; un seul geste avait suffi pour les flétrir.

Durant la journée qui suivit, je flânais entre deux falaises végétales. La coupe pratiquée pour le passage de l'airtrain n'avait pas été attaquée par les arbres. Alors que la marée verte envahissait les villes, bizarrement elle épargnait les voies de communication, comme si elle eût voulu préserver un circuit d'irrigation artificiel. Je prêtais plus d'attention que de coutume aux essences et aux espèces. La forêt m'apparaissait différente. Jusqu'alors, je la considérais surtout comme la principale menace qui pesait sur la civilisation. Grotesque ! J'étais la civilisation. Je n'avais rien à craindre. Les ruines des villes pouvaient disparaître sans que cela me nuise. Je savais vivre sans le secours des hommes et de leurs créations. Ce jour-là, la forêt me semblait plus belle, plus attirante, je la comprenais. Splendeur du vert absolu, savamment nuancé en un camaïeu infini ; mes yeux se perdaient dans le dédale d'une couleur unique, sombres résineux, fruitiers smaragdins, arbrisseaux glauques. Le cuivre oxydé d'une liane géante se détachait nettement sur le jade d'un tilleul, là, c'était l'émeraude d'un épicéa qui se fondait dans le vert plus nocturne d'un if. Et sur ce fond d'une verdeur souveraine tranchaient les coloris bariolés des fleurs, toutes les fleurs, les petites, au ras du sol, celles dont les tiges montaient à la hauteur des arbustes, celles des arbustes, des convolvulus géants et des arbres et des épiphytes qui poussaient sur les troncs et les branches. De l'orchidée à la lobélie, du magnolia à l'hibiscus, comment choisir parmi toutes ces formes, parmi toutes ces couleurs, comment découvrir la fleur qui m'avait troublé ?

Mon recensement ignorait volontairement les espèces inconnues ; particulièrement celle dont les pétales roses formaient une conque de forme ovale, fendue en son milieu par une blessure rouge. Celle-ci s'ouvrait à l'extrémité d'une liane dont l'origine se perdait sous les frondaisons, les deux corolles charnues qui la composaient battaient selon un rythme régulier et laissaient entrevoir, à chaque fois qu'ils s'écartaient, un large pistil d'un violet intense.

Depuis le début de mes recherches, je savais que c'était elle. Je l'évitais. Mais, dès que je demeurais sur une portion du paysage forestier, elle ne tardait pas à y insinuer un long tentacule jaunâtre, glissant du haut des cimes à travers les troncs. Et toujours, après quelques minutes d'observation, la fleur était là, qui palpitait, gracieuse, devant moi.

Après plusieurs heures de ce jeu de cache-cache hypocrite, je la touchai avec ma main gauche. Le rose des pétales devint plus intense. J'insistai, il vira au rouge. Ma caresse s'affirma, j'éprouvai un contentement intime en voyant la fleur se transformer, se réchauffer, chair douce et chaude, lèvres incarnates entrouvertes sur un frémissement d'étamines. Et la liane s'approcha de moi, tendit vers moi sa bouche, sa vulve coquillage, végétal improbable, amoureuse. Le soleil me chauffait les reins en ce plein midi. J'étais nu dans la lumière crue et blanche, totalement adulte, ce qui paraissait aux bourrelets de matière adipeuse sur mes flancs, sur mon ventre plus rond. Je sentis le désir jaillir en moi comme la foudre. Je me voyais disposé à céder à l'invite ; dédoublé, j'étais à la fois celui qui agit et celui qui réfléchit, l'un prêt à se soumettre à l'autre. Ce fut l'envie qui m'entraîna. Glissant mon pénis gonflé dans la fleur brûlante, je parvins rapidement à l'extase. Si je ne m'étais soumis depuis à un sévère contrôle de mes sens, je serais aujourd'hui dévoré, consumé d'amour pour cette corolle étrange. Elle me guette sur les rivages, les forêts, les savanes, elle s'implante dans les villes, comme si elle était mystérieusement avertie de ma présence.

La course que j'ai faite à travers les villages ruinés de l'arrière-pays niçois n'était qu'un prétexte à me livrer, passionnément, aux jeux amoureux de la fleur. Aujourd'hui, jour de mon retour, je contemple la mer nimbée de brume qui scintille doucement dans le golfe, et mon désespoir est si violent que je recours aux dix années de conditionnement intense des machines, pour ne pas céder à l'appel de la mort par frénésie amoureuse.

Je décide de me rendre à l'endroit où j'ai entendu un bruit anormal lors de mon arrivée dans cette ville. Je m'interdis de trop fréquentes visites afin de ne pas m'abandonner ensuite à l'accablement. Aujourd'hui, je suis si las que je ne crains plus rien. Inspection de détail cette fois. Observer, analyser chaque fragment de la rue. Les immeubles de cette partie de banlieue se ressemblent tous, cubes gris sans fenêtres. Parfaitement alignés. Parfois je visite un appartement.

Il existe deux écoles très différentes dans les habitations délaissées par les fuyards. Soit, les locataires ont fait un inventaire précis de leurs biens, les ont soigneusement étiquetés, n'emportant avec eux que l'indispensable. Puis ils ont quitté les lieux en les laissant dans un ordre si impeccable qu'on douterait qu'ils aient été habités. Soit, les appartements semblent figés à la seconde même où ils ont été abandonnés, serviettes de bains jetées, vêtements épars, vaisselle sale et reliefs de repas, lits défaits. Oh ! ces lits ! Je m'y couche parfois durant quelques heures, humant les souvenirs qu'ils portent en eux. Instants fabuleux qui apportent le rêve. Les nuits des amants, haletants dans la pénombre. Pour cette seule raison, je ne me livrerai pas à l'appétit de la forêt. Il est impossible que je sois seul sur cette Terre. Je le pressens.

Pour la première fois depuis mon arrivée, je remarque une borne ronde de couleur jaune, plantée sur le côté de la chaussée. Évidente. Comment n'ai-je pu remarquer sa présence ? Il y a tant d'autres bornes d'appel qui parsèment les rues, police, pompier, vidéophone, que je ne leur accorde plus aucune attention. Au commencement, j'ai fait quelques essais infructueux pour en tirer un quelconque signal. Mortes, comme tout le reste. Celle-ci m'attire par sa couleur lumineuse, inhabituelle. En m'approchant, je distingue des trous en nid d'abeilles percés en son milieu. J'y colle l'oreille, il me semble entendre un crépitement imperceptible. Il faut que je discerne si ce son est produit par le vent ou s'il est d'origine électrique. Mon oreille gauche est plus sensible, je l'applique étroitement contre ce que je suppose être un haut-parleur. Une faible modulation du grésillement. Fasciné. Serait-ce possible ? Cette borne émet-elle un signal ? Est-ce celui que j'ai entendu une fois ? La seule manière de connaître la réponse est d'attendre aussi longtemps qu'il le faudra, des jours, des mois, des ans.

Je m'adosse à la borne jaune. La mer, d'un bleu nacré, s'appuie sur le golfe. Elle est pesante ce matin-là, molle et lourde, et ronde à l'horizon, grosse goutte de métal ridée par la fusion. La mer. J'attends.

L'idée qui me lancinait depuis plusieurs semaines et que je ne parvenais pas à formuler s'impose à moi soudain. Pourquoi ne retournerais-je pas dans ma bulle fœtale au fond de l'océan Indien une fois que j'aurais élucidé l'énigme de la borne ? Il m'est impossible de remettre en marche les gigantesques installations énergétiques du continent, tellement centralisées, mais je pourrais essayer de réparer les machines qui m'ont vu naître. Alors je découvrirais peut-être des documents inédits dissimulés dans les parties interdites de la sphère, je saurais pourquoi je suis né sur Terre. Dix ans d'enfance, dix ans de solitude, vingt années d'écrasement. Si je ne sors pas de cet infernal silence, je vais perdre la raison. Je sens déjà la formidable pulsion de la folie. Courir en riant dans la forêt, balbutiant, hébété et me livrer à la morsure magique des fleurs amoureuses. Je m'y refuse, je souhaite vivre, je veux penser, expliquer la splendeur des jours. Tout mon être aspire à comprendre ce monde absurde. Je n'ai pas perdu le souvenir de mes années d'études, ma mémoire est toujours aussi fraîche. Je suis capable de me soumettre à une discipline suffisante pour venir à bout des problèmes les plus difficiles. Je crois même que les heures de réflexion quotidienne que je m'impose pour ne pas verser dans la régression m'ont amené à faire de notables progrès sur le plan scientifique. Dix ans de monologue pour échapper à la peur, pour repousser un désir de vie végétative qui m'inspire parfois, pour refuser la bestialité. Ou bien, je me suis écarté définitivement de la réalité sans m'en apercevoir, et mon existence est illusoire ; ou bien, je suis encore le digne descendant de l'Homo sapiens,, le mutant ultime, né de sa science, et je peux me fier à mes hypothèses.

La chaleur est désagréable durant la journée et je suis obligé de me réfugier dans un immeuble pour poursuivre mon observation. En passant dans une entrée recouverte de miroirs, je viens d'apercevoir mes ailes. Dans un mois ou deux, au rythme actuel de leur développement, je pourrais voler.

Deuxième jour d'attente. Dans la fissure qu'une des herbes d'assaut a créée au milieu de la rue, une nouvelle pousse est apparue. Je crois reconnaître une glycine dans la forme des premières feuilles. Dans moins de deux ans, cette partie de la ville aura disparu. Pourquoi cette colère végétale ? J'évite désormais de me nourrir des fruits qui poussent sur les arbres et les buissons ; s'ils ne sont pas réellement dangereux, ils provoquent des coliques douloureuses. Leur saveur est si amère et si acide qu'il les rend d'ailleurs détestables à la consommation. J'ai fait de multiples expériences avec les fruits usuels, pêches grosses comme des ballons à l'odeur de marécage, pommes rondes et sucrées au goût de pétrole, bananes résineuses au point d'avoir les dents soudées quand on les mâche. Cauchemar fruitier. Toutes les plantes paraissent douées d'une étrange agressivité, sauf à mon égard. Elles attendent l'ennemi. Pourtant elles me protègent des insectes, des branches m'éventent quand je suis assailli par des moustiques tenaces. J'imagine qu'à une date future certaines espèces végétales se déplaceront sur leurs racines. Pris de panique, je m'invente des angoisses imaginaires pour ne pas céder à celles que m'offre la réalité. Il faut que je résiste à la tentation de retourner dans la forêt pour me faire aimer.

Troisième jour. Le grésillement s'est renforcé ; on dirait une friture hertzienne. Un bruit venu d'ailleurs, d'ailleurs ? Je ne suis plus seul, un signal va suivre, un son, un message, quelque chose qui me prouve que je ne suis pas isolé, que je ne vis pas en vain depuis vingt ans ! Les hommes qui m'ont créé ont réellement existé, les images qui ont bercé mon enfance correspondent à une réalité, elles n'ont pas été sécrétées par une batterie de machines au fond de l'océan. J'ai si souvent rêvé que j'étais à l'aube du monde, que cela était le paradis, l'esquisse d'une création entreprise par un dieu insensé. J'étais dans l'Éden, et après ? Quand ce monde séduira-t-il Dieu au point qu'il décide de le faire fonctionner, quand va-t-il adjoindre une touche à son univers afin que les jours se succèdent et ne se ressemblent plus ? Quand me façonnera-t-il une compagne ? À moins que dans son délire, les fleurs femmes ne les remplacent à jamais ?

Septième jour d'attente. Suis-je le premier ou le dernier des hommes de la Terre ? Le signal qui s'amplifie doit me le dire. Maintenant il est perceptible à distance. Avec le soir, dans la brume chaude qui monte de la mer, je fais le tour du pâté de maisons pour me délasser. Au détour de la première rue, j'entends encore le grésillement. Je cours le plus vite possible jusqu'à mon point de départ de peur de manquer l'instant, qui nécessairement produira le signal. J'ai accumulé un grand nombre de conserves et les mange avec parcimonie afin d'éviter les déplacements.

Dixième jour. La glycine a grandi d'un mètre environ. Maintenant le bruit règne dans la rue. Une chose m'étonne : comment ne l'ai-je jamais entendu jusqu'alors ? La plupart des autres bornes sont probablement mortes, mais j'ai traversé tant de villes. Tout dépend aussi de la durée de leur cycle sonore. Je suppose que ces appareils contiennent une sorte d'accumulateur capable d'extraire de l'énergie des plus faibles émissions hertziennes. Ce système fragile doit se détériorer facilement. Dans le meilleur cas, l'énergie transportée par les ondes s'accumule progressivement dans la borne jusqu'à ce que la réserve soit suffisamment puissante pour transmettre un signal. J'écoute le son nasillard qui s'échappe du haut-parleur. Il me ravit.

Deuxième semaine d'attente. Toujours rien d'autre que le grésillement faiblement modulé qu'émet la borne, un peu plus ample qu'auparavant. Son niveau sonore ne dépasse pas celui qu'atteint un grillon, grinçant calmement dans le soir. J'y suis plus ou moins attentif selon le rythme de mes songeries.

Une deuxième pousse de glycine a fait son apparition à quelques pas de la première ; ses racines traçantes ont donné un bourgeon. Ce matin, la mer est grise comme le ciel. Les premières gouttes de pluie vont tomber dans quelques jours. Supporterai-je de rester à mon poste d'observation durant la période diluvienne qui s'annonce ? Car, bien qu'amphibie, je redoute les interminables moussons, traversées de terribles orages. Lors de la première semaine où je débarquai sur le continent indien, le déluge m'a surpris sur la côte. Vingt jours d'un rideau serré de gouttes sur ma peau, frappant fort, Vingt jours d'une humidité si intense que je ne savais par moments de quel système respiratoire user. Depuis, j'évite de soumettre mon organisme à de semblables cataclysmes.

C'est maintenant un ronflement sourd, comme une respiration. On dirait que le bruit prend son élan. Je suis assis devant la borne, hébété. Je n'ai pas eu besoin d'aller dans la forêt pour quérir l'amour des fleurs. Au cours de mes veilles, une corolle s'est ouverte à l'extrémité sarmenteuse de la plante que je prenais pour une glycine. Une fleur aux pétales épais et chauds s'est collée contre mon ventre. Je me suis laissé aimer, longuement, plusieurs heures. Une fois de plus, j'ai dû m'attaquer au végétal, le déchiqueter, le détruire jusqu'aux racines, pour survivre. Vingt et unième jour. La première averse s'annonce. La mer est couleur de pierre. Peau de reptile. Un insoupçonnable bleu de Prusse anime sa profondeur grise.

Pas le moindre hiéroglyphe, pas le moindre signe, le plus petit graffiti sur la borne. Une énigme. Sphinx sonore, il faut que je t'entende chanter.

Gouttes tièdes et épaisses qui tracent sur la poussière de petits cratères gris et duveteux. Encore quelques minutes et les taches humides seront toutes reliées entre elles. La pluie sur ma peau s'écrase et ruisselle. Corps nappé d'une eau pure. Un premier frisson causé par le froid de l'évaporation. Je ne sens plus rien tant mon attention est braquée sur le bruit. Pourvu qu'il ne soit pas noyé dans le vacarme de l'averse ! J'espère tant de la fin d'une si longue solitude.

Youhouyouhouyouhouyhouyouhou ! Interminable. Déchirement brutal de l'air. Vibration provocante, intentionnellement provoquée. Enfin un autre son que celui des feuilles, des insectes, du ressac, de mes organes, un bruit qui rompt avec les harmonies de la nature. Je suis suspendu à la modulation de la sirène. Youhouhouyouhouhou, decrescendo jusqu'à l'absence.

Puis des grognements, des raclements réverbérés dans une pièce aux murs sonores.

« Nous attendons votre message, répondez. »

Une voix ? Une voix humaine, étrange ! Sans rapport avec celle qui sort de ma gorge lorsque je me parle. Ce n'est peut-être pas un homme qui cherche à me contacter.

« Nous attendons votre message, suivez les instructions, répondez. »

Quel message ? qu'ai-je à dire ? Cet appel s'adresse-t-il à moi ? Pourquoi répondrais-je, je ne me souviens pas d'avoir reçu la moindre instruction ! Que raconter, que je suis seul, que la Terre est morte et que la civilisation ne correspond absolument plus à celle que me décrivaient les machines. Je ne dois pas parler.

« Attention, nous sommes en limite d'énergie. Troisième et dernier appel. Veuillez formuler votre message. »

Peut-être pourrais-je grogner à mon tour, donner un signe de vie. Même si je le voulais, aucun son ne pourrait sortir de ma gorge serrée par la peur et l'émotion. La pluie me fouette doucement. Courir vers la mer et nager sous les eaux, refuge.

« Nous renouvellerons notre appel dans un an… »

La voix a perdu de sa force, « dans un an » était déjà presque inaudible. Pourquoi un an ? Le temps est anéanti ? Je sais additionner les heures, les semaines et les mois pour former des années, je distingue le jour de la nuit, mais suis-je certain que le phénomène qui m'a séparé à jamais des hommes n'a pas détraqué la régularité de ces alternances. Sommeil, éveil. Il y a des nuits de rêve qui durent horriblement longtemps et des journées d'action qui ne tiennent qu'une faible place dans le temps. Peut-on additionner des périodes aussi disparates pour former une année terrestre ? Jamais les humains ne parviendront au même compte que moi.

Quelques mots, à peine distincts, sortent encore du haut-parleur :

«… raté… morte… dronja… »

Seul à nouveau. Je m'arracherais le cœur. Je hurle à pleins poumons. Puis je m'éteins à bout de souffle, vidé de mes forces. Exsangue sous la pluie battante, muscles mous, chair flasque. Chaque fois que j'essaye d'interpréter les raisons de mon mutisme, ma pensée se bloque, le noir se fait dans mon cerveau. Comme si je cessais d'exister. Pourtant je peux analyser calmement la situation et réfléchir au sens du message.

J'ai regagné mon appartement près de la mer. Je me suis couché pour attendre l'année prochaine. Est-ce bien Adamève, seule entité connue de la planète pluvieuse, que cherchent à joindre mes mystérieux correspondants ?

Combien de rescapés ont survécu à l'exode ? D'où m'appellent-ils ? Qu'escomptent-ils de moi, le survivant ? Y a-t-il un "s" au mot survivant ? Comment présument-ils que la vie se prolongera sur Terre. Espèrent-ils me voir fertiliser une fleur ? Je suis le commencement et la fin. À moins que, à moins que… L'approche même de cette idée que je ne puis formuler à l'instant me fait trembler des pieds à la tête. Dès demain je retournerai dans la sphère sous-marine pour tenter de répondre à certaines de ces interrogations. Je projette déjà ce voyage depuis plusieurs semaines. Quand la pluie cessera, je partirai. J'espère que mes ailes se seront épanouies.

Durant ces derniers jours, j'ai souvent observé dans un miroir ces nouvelles excroissances de mon corps. Elles sont faites d'une courte membrane très vascularisée et soutenue par une puissante musculature qui s'est développée sur mes omoplates. Lorsque j'en éprouve le désir, mes ailes se tendent et se gonflent sous le flux de liquide azuré que je déclenche, pareil à une érection. Alors elles atteignent chacune plusieurs mètres d'envergure. Ce sont des prothèses organiques remarquablement rigides qui répondent sans rythme à mes sollicitations. Je ne parviens pas à synchroniser exactement leurs mouvements. Par intuition, je sais que je résoudrais ce problème, comme celui de la navigation, à partir de l'instant où je me déciderai à voler.

Je suis prêt, aujourd'hui. Une deuxième naissance. Me jeter de la fenêtre ? Prudemment je tente de décoller du quai, en face de l'appartement où j'ai élu domicile. Un renouveau du soleil ; haut dans le ciel, son disque est cerné de vapeurs blanches.

Pour mes premiers essais, j'aide instinctivement le battement de mes ailes avec mes bras. J'ignore comment placer mes jambes. Puis, à mesure que je m'élève, sans difficulté comme dans un songe schizophrénique, je comprends de quelle manière je dois coordonner le mouvement de mes nouveaux membres. Je replie mes mains sur mon ventre et tends mon corps en oblique dans l'espace afin d'offrir un minimum de résistance à l'air. Mes cuisses sont bien alignées, dirigées vers le bas, et forment équerre avec mon bassin ; mes jambes, à l'horizontale, servent de gouvernail de direction et de profondeur.

Je parviens rapidement à une hauteur de cinquante mètres. J'hésite à m'éloigner de la plage. Bonheur exquis de tournoyer dans la fraîche brise du matin. Après quelques minutes de vol, je comprends que je me dépense plus à cette faible distance du sol en raison des pressions qui s'y exercent. À mesure que je m'élève, mes ailes se meuvent avec plus de facilité. Mes muscles fonctionnent sans effort. Bientôt j'atteins plusieurs centaines de mètres d'altitude.

Tout à l'attention de me déplacer dans ce nouveau milieu, de contrôler chacun de mes gestes par crainte de m'abattre vers le sol, je ne distrais pas une seconde de ma concentration à regarder le paysage qui défile sous moi, soucieux de conserver mes membres inférieurs bien en ligne afin d'éviter une rupture d'équilibre. Je perçois à peine quelques impressions nouvelles, comme le vent qui glisse le long de mon ventre, l'humidité qui monte de la mer, le contact avec les premières nappes de nuage, le blanc ; je découvre un milieu différent. Ces sensations atmosphériques s'infusent en moi sans que je les analyse. Seulement l'espace. Oui, seulement. Et si mes ailes érectiles se repliaient ? Terreur soudaine. Je prends conscience du vertige. Suis-je maître du phénomène ? J'ignore sa persistance. Est-il soumis aux lois de l'érection sexuelle ? Désir de l'air après le désir des fleurs. Non, les deux actes physiologiques sont distincts ; l'un s'appuie sur un réflexe devant une sollicitation extérieure ; corps caverneux, corps spongieux se remplissent de lymphe pour dresser le tissu érectile. Le premier n'est pas maîtrisable. Le second s'avère directement soumis à ma volonté de voler. Tant que je ne le décide pas, le liquide azuré ne se videra pas des membranes qui me portent. Ici, dans l'espace, la peur semble agréable ; car elle ne provient d'aucun danger visible. Pour la première fois depuis que je vis, l'idée du suicide m'assaille, doux sur fond de remords. Remords de ne pas accomplir ma mission. Je ne peux exister sans projet !

Suffit-il d'un seul mot pour que le genre humain sache qu'il existe encore un être vivant et conscient sur sa planète d'origine ? L'autre jour, faute de sens, je n'ai pu ni su prononcer la réponse. En admettant que je la conçoive ou que je la découvre, les hommes enverront une expédition ; je ne serai plus le maître d'un monde.

Je bascule dans l'air. Le soleil me chauffe le ventre. Je plonge vertigineusement vers l'étendue laquée de l'eau en réduisant la surface de mes ailes. Mes jambes bien alignées, je suis un obus, kamikaze. Reprendre le contrôle. Facile. Mes ailes se tendent à nouveau, je retrouve progressivement mon équilibre, plane. Un tremblement délicieux agite les extrémités de mes membres.

Mon système nerveux central n'est pas encore habitué à prendre le relais de ma volonté pour surveiller l'automatisme de mon vol. Si mon attention se fixe sur un autre sujet, je cesse de voler et je tombe. Pourtant, depuis plus d'une heure que je me maintiens dans l'atmosphère, j'ai gagné de l'assurance. Je peux regarder le sol, l'examiner. Nette la côte, virgule allongée, blanche. La ville, dévorée par la forêt sur les flancs des collines, cristaux enchâssés dans leur géode. Plus loin, les draperies blanches de la neige encore accrochée aux sommets des Alpes. Nouvelle cosmogonie. Mes sens, un instant troublés par cette inhabituelle perception de l'univers, altèrent la régularité de mon vol. Je tourbillonne et me redresse rapidement. Sensation exquise de maîtriser une discipline inconnue. Seulement un peu fatigué, mais confiant. Demain, je partirai vers l'est afin d'explorer la sphère sous-marine que j'ai quittée il y a dix ans.

Étendre mes ailes sous le vent et planer sans aucun effort, modulant mon allure suivant les courants qui se créent : griserie. Bonheur. Je suis amphibie. Je suis celui qui peut vivre et se mouvoir dans trois des Éléments. Aurai-je un jour le courage de traverser le feu pour connaître si je suis l'être absolu qu'ont peut-être rêvé mes créateurs ?

Ciel bleu, ciel blanc, glissant, plongeant, sol vertical, oblique, horizontal, courbure du globe, là-bas, plus loin, à l'infini, autre infini, répondant au ciel, la forêt, flocons verts des cimes. Joie d'exister différemment et de l'exprimer, ivresse du corps et de la pensée en symbiose. Aimer vivre dans la lumière, splendeur des images sans cesse renouvelées à mesure que le soleil joue avec les ombres et les chatoyances. Là, ce sont quelques récifs mollement assaillis par les vagues, à partir de ce point, l'étendue, la mer, vieux crocodile de soie, la gamme infinie de ses rythmes, d'une glissade, je me retourne, la ville morte vibre dans la chaleur de midi, déformations subtiles de son architecture, prismes décalés dans un kaléidoscope. Délire, apaisement. Je passe de l'exaltation la plus grande à la paix intérieure la plus intense. Mouvements amples de mes ailes dans le mistral qui se lève avec l'ardeur du jour. Géométrie secrète de la nature en vue cavalière. Je glisse vers la terre, je descends vers le quai qui se précise. Une nuit de repos. Demain je m'envolerai pour réanimer les machines.

Depuis deux mois que je suis parti, j'ai utilisé toutes les formes de déplacement en alternance, franchissant les détroits à la nage, escaladant à pied les montagnes — car il est dangereux de se risquer au-delà d'une certaine altitude en raison des turbulences et de mon inexpérience. Je plane au-dessus des forêts et des plaines. Je choisis les moyens de locomotion suivant mon humeur ou suivant le climat, préférant nager quand il pleut, voler quand il fait beau, marcher quand le temps est gris et frais. Mon chargement est léger, une boussole et une carte du monde, quelques cassettes de trivision empruntées à une cinémathèque d'actualités que j'ai choisies d'après leur date, probablement l'ultime mois de la présence des humains sur Terre. Je compte y trouver des renseignements importants, si je parviens à de remettre en marche les installations de la sphère sous-marine. J'ai ceinturé ces objets sur mon ventre, enfermés dans un petit sac. Pas de nourriture, pillage et pêche pourvoient suffisamment à mon alimentation. Pour éviter la fatigue, je cède moins souvent à l'ivrognerie. En revanche, je me soumets fréquemment à l'amour des fleurs, et déroge ainsi à mon calendrier de tempérance. Plaisir permanent de la découverte, chaque corolle, chaque pétale, chaque pistil a une texture, une carnation, une chaleur différente. Je deviens l'expert butineur, sensible aux moindres attouchements. Certaines sont voraces et d'autres nonchalantes. Les plus grandes atteignent la moitié de ma taille et je peux m'y vautrer. Caresses. Nous inventons de savants jeux amoureux.

Au commencement de ce pèlerinage de retour, j'ai observé peu de modifications dans l'aspect des villes rencontrées. Puis, à mesure que je m'éloignais de ma position de départ, et que la période écoulée entre mes deux passages s'accroissait, je constatais à quel point celles-ci s'étaient dégradées sous l'assaut de la végétation. Remarqué aussi les mutations qui s'opéraient sur les plantes grimpantes ; la plupart développent des moyens d'attaque contre les insectes en devenant carnivores. À certaines heures favorables à la chasse, ce ne sont que clappements feutrés dans les sous-bois.

Le voyage m'incite aussi à la réflexion. Je crois avoir découvert la raison de la disparition de tous les vertébrés. Je la pressentais déjà, mais elle s'est précisée. Les mammifères, les reptiles et les oiseaux sont morts sous l'action d'un gaz nouveau introduit dans l'environnement terrestre à la suite d'un cataclysme inconnu. Les insectes y résistent et ce gaz, insoluble dans l'eau, a épargné les espèces marines, à l'exception des cétacés qui respirent l'air de surface. Les végétaux s'en nourrissent. Pour que je survive à ses retombées mortelles, mon métabolisme aura sans doute été modifié. Encore une hypothèse à vérifier.

À Istanbul, j'ai découvert une borne jaune similaire à celle de Nice. Elle ne semblait pas fonctionner. Le signal est-il transmis à la même date et à la même heure en tous les points du globe ?

Majesté des ruines rongées par la forêt. Toutes les civilisations s'y mêlent dans un fantastique chaos. Du pisé à la pierre, du béton au plastique, les matériaux spécifiques des constructions humaines à travers les âges sont indistinctement attaqués par les racines et les vrilles, rongés par les acides que sécrètent certaines plantes, recouverts par les feuilles et les fleurs en décomposition. Par endroits la couche d'humus atteint déjà les fenêtres du rez-de-chaussée, nivelant les décombres sous un compost noir et spongieux.

La nouvelle atmosphère terrestre se montre prodigieusement bénéfique à la flore. La végétation subit une déroutante évolution. Les mutations se multiplient sur ce nouveau terreau. Ce muflier de plusieurs mètres de haut ne serait-il pas une espèce inattendue de droséra ? Ces gueules-de-loup ont un aspect singulièrement animal. Déjà les plantes savent jouer de mon désir. Ne joueraient-elles avec les mots ? Dépourvus de système nerveux à l'origine, les végétaux acquerraient-ils une forme d'intelligence sous l'influence de cette nouvelle atmosphère ? Méphitiques, les parfums m'agressent. J'ai la certitude qu'aucun humain n'y résisterait, s'il n'avait été préparé pour survivre dans ces conditions. Jungle tumultueuse qui recouvre peu à peu la Terre ; sombre est la forêt. Des cimes les plus hautes aux herbes qui tapissent le sol, l'obscurité s'installe en un savant dégradé, de la pénombre aux ténèbres. Malgré la nuit artificielle, je me dirige habilement à travers les taillis, les branches, les fougères et les troncs, mes yeux saisissent l'essentiel du labyrinthe et mon sonar en précise les détails. Parfois j'ai envie de fuir hors du couvert, tant est puissante la panique que suscite le vert abyssal. Alors je grimpe à la hâte le long d'un tronc, pour respirer, pour respirer dans la lumière.

Plutôt que d'emprunter la voie terrestre, je pourrais souvent nager ou voler ; mais je ne veux pas laisser plusieurs jours s'écouler sans retourner dans la forêt. L'amour des fleurs est devenu une nécessité plus qu'un plaisir. Bien sûr l'acte sexuel est toujours aussi voluptueux, mais je ne le recherche plus pour cette seule raison. En glissant mon pénis dans les tièdes corolles, j'ai le sentiment de participer à la renaissance de la Terre. Dieu Pan ressuscité, j'accomplis des orgies élégiaques à la gloire de la nouvelle nature. Ultime représentant d'une espèce disparue, je sacrifie ma lubricité sur un autel végétal, où je dilapide ma descendance.

Depuis huit mois que dure mon voyage de retour, j'ai acquis une merveilleuse maîtrise de l'air. Mes muscles dorsaux supportent des vols de cinq ou six heures d'affilée et n'ont besoin que d'un peu de repos avant d'être réutilisés. Le problème le plus délicat à résoudre : celui de mon atterrissage en milieu forestier. Impossible de me poser sur les cimes aux branches trop flexibles, difficile de m'insinuer à travers des frondaisons touffues avec mes ailes déployées. Et, quand il n'y a pas de massif rocheux, de source, de lac, d'étang de rivière ou de fleuve, de route ou de village, je suis obligé de replier mes ailes, et, tombant à l'endroit précis que j'ai reconnu par sonar, dans une faille entre deux bosquets, de les rouvrir quelques dizaines de mètres plus bas, à envergure réduite, voletant entre les troncs, tournoyant jusqu'au sol, atténuant ma chute, pour débouler dans un taillis. Je me suis fréquemment blessé en atterrissant de cette façon, accueilli par des arbustes griffus, cornus, des petits conifères pourvus d'épines de plusieurs centimètres. Je me pose quelquefois sur les arbres à plateau, cèdres géants de quelques centaines de mètres de haut, mais les spécimens en sont rares. Alors, dans le silence insolite de ces altitudes que ne fréquente aucun insecte, il m'arrive de goûter des heures d'indolence exquises, bercé par un vent léger dans l'ombre impalpable de la canopée.

À mesure que le séjour à Nice s'éloigne dans le passé, je distingue de plus en plus difficilement mes souvenirs réels de ceux que j'invente. N'ai-je pas été un enfant d'homme comme les autres, vivant à Nice et allant jouer avec ses camarades dans les parcs, à la plage ? Souvent, je m'en persuade. La nostalgie de ce paradis perdu s'accroît avec le temps. Il faut que je lutte pour ne pas me réfugier définitivement au sein de cette enfance illusoire, avec le goût des galettes aux algues, les spectacles de robots animés et l'odeur des cabines d'enseignement.

La première année de mon retour va bientôt s'achever ; j'en ai inscrit les dates sur une des boîtes en plastique qui renferment mes trésors technologiques. Cela fait-il véritablement un an ? Disons une alternance de trois cent soixante-cinq jours et de trois cent soixante-cinq nuits de longueurs variables. Ce compte représente-t-il un vingtième du temps qui s'est écoulé depuis que je vis ? La comparaison s'avère impossible. La durée de cette année de voyage ne correspond pas aux dix ans durant lesquels j'ai marché et nagé pour accomplir mon pèlerinage à Nice, depuis la sphère marine. J'ai donc vécu une année de dix ans qui n'est absolument pas égale aux dix premières de mon enfance. Le temps s'étire.

Traversé le golfe du Bengale à la nage. Je m'y suis rafraîchi en pratiquant de longues chasses au poisson. Mes progrès sont considérables dans ce domaine ; je parviens maintenant à rattraper certaines espèces véloces à la course. Cette survitesse est acquise grâce à mes ailes. Mes membranes dorsales, qui se recroquevillent dans ce milieu, peuvent servir de propulseurs auxiliaires à toutes profondeurs. Mais cette pointe de vitesse s'accompagne d'un effort intense que je ne peux poursuivre longtemps.

En mangeant la chair crue de cette daurade, accroupi sur un petit récif de pierre ponce, j'ai l'impression d'accomplir un acte de cannibalisme. Pourtant, le poisson est mort, il suffit de le sortir hors de l'eau pour qu'il s'immobilise, après un bizarre tressaillement. Demain, j'atteindrai mon but. Une certaine tristesse m'étreint.

Difficulté de passer du milieu marin au milieu aérien. Il me faut cultiver l'art des transitions. Synchroniser l'érection soudaine de mes ailes avec l'instant où je fais émerger mon torse. En demi-plongée par dix ou quinze mètres de fond, je prends mon élan, battant de mes six membres, accélérant au maximum. Au moment où je jaillis, j'évite de toucher la surface de la mer avec l'extrémité de mes ailes, sinon je suis déséquilibré et retombe, empêtré. Ce matin, pour parcourir plus rapidement les derniers kilomètres et survoler l'emplacement présumé de la sphère, je me suis entraîné à ce décollage amphibie. Joies profondes que procure la maîtrise physique de son corps. Depuis le début de mon voyage de retour, je ressens enfin une harmonie parfaite entre mes muscles et mon cerveau. Je suis devenu une belle machine organique, fonctionnelle, fruit d'une technologie avancée, Adamève. Dérision. Pour quelle raison ai-je été construit ? Garder les cités mortes rongées par une lèpre verte ? Procréer des milliers d'enfants-fleurs ? Ou répondre à d'énigmatiques appels en provenance de l'inconnu ?

L'écho de mon sonar définit parfaitement la forme de la sphère. Je plonge. Quelques minutes plus tard, elle est là, translucide, lumineuse, inerte. Je tourne lentement autour du sas d'entrée. Fermé. Comment cela se peut-il si les machines se sont arrêtées après mon évacuation ? Un ultime mécanisme de sécurité indépendant ? Mais la lumière, la lumière ! La centrale fonctionne ! Je m'approche de l'endroit où j'ai l'habitude d'envoyer le signal sonar, trois longues, deux brèves, une longue. La paroi s'ouvre doucement. Une émotion intense. Je me défais, me désorganise, flottant, immobile. Impossible de reprendre le contrôle de mes actes. Au moment de pénétrer dans le sas, mon corps se paralyse et je remonte lentement vers la surface sans réagir. Je fais la planche afin de m'apaiser, puis je replonge. Soudain, j'aperçois une minuscule forme rose à l'intérieur de la bulle, floue malgré la transparence des parois. Cette vision déclenche une série de réflexes, je mobilise mes muscles, m'insère dans le sas, émets le second signal qui le vide, je m'introduis dans la sphère.

Doux ronronnement, atmosphère chaude, doucereuse, enfance. Mes mères, les machines. Je parcours les enfilades de couloirs. Je ne distingue rien d'autre que les fresques électroniques palpitant dans la trame du plastique, la circulation des fluides dans les tubes, les brillances des appareillages métalliques. Mon regard s'attarde sur les parois diaphanes dont la densité s'épaissit en couches successives jusqu'à devenir cet opaque indigo qui définit la limite opposée de la bulle. Là, dans la salle d'intervention médicale, je repère la tache rosée ! D'instinct, je retrouve le chemin qui y mène. Images de mon calvaire, ces pénibles auscultations hebdomadaires auxquelles j'étais soumis ; à cette époque, la croissance de mon métabolisme était sans cesse régulée par de longues cures de chimiothérapie, mon organisme corrigé par des greffes exogènes.

J'approche de la porte en retenant mon souffle. Une jeune fille allongée dort sur un lit de matière fine. Sa poitrine nue se soulève. Elle respire. Ses cheveux et la pilosité de son sexe, auburn, forment deux taches d'ombre sur sa peau d'un rose acidulé. La cloison, en s'ouvrant, la dévoile tout à fait. Son corps potelé palpite dans une aurore bleutée. Une dizaine d'années tout au plus. Elle mesure environ un mètre quarante. Ses pieds et ses mains ne sont pas palmés comme les miens. Ses bras, ses mollets, ses cuisses semblent harmonieusement développés par l'exercice physique, comme en témoignent des muscles longs, des hanches s'évasant agréablement jusqu'à la taille, irréellement svelte. La fourrure de son pubis me paraît trop fournie pour son âge. Son développement a été accéléré plus que le mien. À dix ans, j'étais adulte, grâce à quoi j'ai survécu à mon contact brutal avec l'univers extérieur. Mais je n'étais pas encore pubère. Elle est certainement nubile.

Plus haut, un buste étroit sur lequel s'épanouissent deux seins ronds et fermes, pommés malgré la position allongée de la jeune fille. Cou gracile, nez aquilin, des lèvres si fraîches que la rosée paraît s'y être déposée à l'instant. Sa chevelure retombe en boucles larges sur ses épaules, s'épand sur son corps en vagues fauves. Si longues qu'elles décrivent un point d'interrogation sur son ventre.

Parfois ses paupières tressaillent imperceptiblement. Des sondeurs lasers l'auscultent centimètre par centimètre.

Je tremble des pieds à la tête. M'asseoir pour ne pas défaillir. Accoté contre une cloison, j'attends. La sphère ne parle jamais. Sauf pour enseigner ou corriger une erreur d'interprétation. Les machines ne sont pas programmées pour la conversation ; je ne tirerais aucun renseignement de leurs haut-parleurs. Muette, la vie. Silence ronronnant. Mes mères électroniques me disaient par quels moyens les oiseaux volaient, comment Flemming découvrit la pénicilline, quand l'homme est apparu sur Terre, mais elles ne répondaient jamais quand je leur demandais si j'étais obligé de vivre, pourquoi les hommes vivaient, si dieu existait, si elles étaient dieu. Pourtant je retrouvais cette interrogation mille fois répétée, sous mille formules différentes dans les livres, les disques et les films trivisuels à ma disposition. Ma vie s'est déroulée autour d'une seule question. Quand je leur demandais la raison de ma présence dans ce monde clos, au fond de l'océan, elles répondaient :

« Ceci vous sera expliqué le jour de votre sortie.

— Et quand sortirai-je ?

— Lorsque vous serez prêt. »

Suis-je réellement sorti au moment voulu ? J'aurais alors confondu la programmation de la sphère avec une coupure d'énergie. Il est vraisemblable que les machines m'ont évacué pour que je sois confronté avec les conditions nouvelles de vie sur la planète. Ou bien la centrale a bel et bien subi une panne, mais un mécanisme retard l'a enclenchée de nouveau. Pour une raison évidente : il fallait qu'elle crée le deuxième élément du couple. Et si le premier mâle n'avait pas survécu, pouvait-elle ensuite en élaborer un second ? Maintenant que je dispose d'un matériel d'information que je pense renouveler aussi souvent que je le désire et le moyen de le visualiser, je n'aurai de cesse d'élucider l'énigme.

Adamève vient de se diviser. Désormais la seconde partie de mon moi s'est matérialisée. Je peux me perpétuer en elle. Je contemple longuement la jeune fille. Belle. Elle dort sous le flux neuronique que lui dispense la sphère. M'est-elle destinée ? Sommes-nous réellement les deux humains destinés à assurer la survie de l'espèce ? Avant d'être nés, nous portions déjà mutuellement notre marque. Il faut que je la touche. En me levant, je fais craquer mes articulations. La bulle ne semble pas s'apercevoir de ma présence. À moins qu'elle n'ait prévu mon retour au jour près, ce qui expliquerait son absence de réaction. Je pose la main sur le haut de la cuisse d'Ève. Pas un tressaillement, elle m'ignore aussi. Je remonte le long de sa hanche. Je ne ressens rien. Et pourtant je touche un être humain, une femelle, sans frémir d'exaltation. Soumis à des décharges hormonales extraordinaires, je devrais maîtriser les troubles de la passion, élévation de ma tension, tachycardie, dyspnée, sueur. Je n'éprouve aucun désir. Des lèvres, j'effleure son sein, élasticité de la peau sous le baiser, des mains, je palpe ses hanches, le haut de ses cuisses. Aucune émotion. Et si je la prenais, si je m'étendais sur ce corps offert ? Pourquoi ne ressens-je pas cette chaleur brutale au bas du ventre qui accompagne l'érection ? Je suis dans l'obligation d'exulter. Je l'embrasse encore, à baisers volatils, parcourant les abords de son nombril, son aine et la touffe flamboyante de son sexe. Elle dort encore, je n'éprouve aucun vertige, aucune perturbation. Je recule pour la contempler. Un sourire sur ses lèvres ? Imperceptible. Rêve-t-elle que je suis, que nous sommes ?

Accoté de nouveau contre la paroi transparente. Je suis incapable d'éveiller mes sens. L'instinct de la reproduction s'est-il éteint en moi, les machines ont-elles omis de m'en doter ? Paradoxal ! Depuis le jour où le premier trouble physique m'a surpris, je n'ai cessé de réinventer l'acte d'après les livres et les films que j'avais vus. Puis les fleurs ont su me séduire. Je me suis prouvé mille fois ma virilité.

Aujourd'hui, je ne subis aucune réaction ; j'éprouve seulement l'immense réconfort d'être soulagé de ma solitude. Le choc émotif puissant que provoque cette rencontre est certainement à l'origine de mon indifférence érotique. Je suis bourré de références, gavé d'informations sur la société, sur les rapports avec autrui, sur les passions, les espoirs, les pensées, les sentiments de l'homme, mais je n'ai jamais eu l'occasion d'utiliser mon savoir. Pour l'amour d'Ève, Adam doit réinventer les relations humaines.

Je me lève, jette un dernier regard sur celle qui devrait m'émouvoir, cédant à l'urgente envie de visionner le matériel que j'ai ramené. Je retrouve sans peine le chemin de la salle de trivision. Gestes appris et répétés inconsciemment, habitude. Voilà ce qui m'a manqué le plus depuis que ma mère, la sphère, m'a éjecté, les habitudes. Maintenant, je suis le maître absolu de mon destin. Avec patience et volonté, je me suis débarrassé, déconditionné de toutes les manies et des tics inculqués ; par la pratique, j'ai acquis mes propres automatismes.

Je suis libre.

C'est l'instant que je redoute. Vais-je savoir pourquoi je ne le suis pas ?

À peine ai-je introduit la première cassette dans le triviseur que je suis rassuré sur mes choix. Il s'agit bien des informations que je recherche. Message solennel du président. L'homme a les traits rudes, les joues creusées par l'ombre bleue de sa barbe non rasée. Je suis fasciné par le mouvement de ses lèvres qui préparent le discours. Ses dents apparaissent. Serais-je ainsi si je m'exprimais en public ? Des heures de contemplation devant un miroir, riant, parlant, criant, murmurant, n'ont jamais pu me renseigner. Il me semble que j'ouvrirais plus grand la bouche et que ma manière de prononcer les mots serait plus disgracieuse, moins contrôlée.

« Une première fois, il y a dix ans, l'astre gazeux a frôlé la Terre. Une première fois ce cataclysme a provoqué une dizaine de millions de morts. Dans quelques mois, son orbite croisera de nouveau la nôtre. A cette occasion, le monstrueux météore passera si près de nous, que sa masse sera définitivement captée par notre planète natale ; notre atmosphère en sera à jamais polluée. Il n'existe aucun moyen technique d'éviter cette rencontre. Nous n'avons découvert aucune méthode qui enrayerait l'action de ce gaz. Il nous est fatal. Ce diagnostic est radical. Pourtant, l'idée même de la fin de l'espèce humaine s'avère inacceptable. Nous avons décidé de tenter notre chance ailleurs. Le “plus grand exode” commence aujourd'hui. Je vous demande de conserver le plus extrême sang-froid, chacun d'entre vous a sa place sur un vaisseau spatial. Depuis dix ans, nous avons préparé notre départ sans rien laisser au hasard et nous avons construit assez d'engins pour nous emporter tous. Depuis dix ans, l'humanité y a consacré toutes ses forces. Notre potentiel énergétique est énorme. Nous utiliserons le carburant des centrales, en plus de celui que nous avons synthétisé. Après notre envol, la Terre agonisera. »

Son visage se figea en une grimace atroce.

« Chacun de vous connaît la direction qu'il doit prendre, le poste qu'il occupe, les fonctions qu'il assumera. Nous avons toutes les chances de rencontrer une planète habitable sur les différents itinéraires que nous avons choisis à travers la Galaxie. L'humanité va essaimer le cosmos. Nous allons conquérir pacifiquement l'univers. »

Croyait-il en son propre discours ? Si j'en saisissais le concept, j'étais incapable d'en concevoir les implications.

« Désormais, les atolls de notre civilisation vont être séparés par des millions d'années-lumière. Souvenez-vous, et transmettez ce souvenir à votre descendance. Tous les hommes sont issus d'une même planète, tous les hommes ont contribué, à travers les âges à constituer une patrie unique, la Terre. Dans cent ans, mille peut-être, lorsque nous nous rencontrerons de nouveau, après avoir vaincu les difficultés qui nous attendent, nous serons toujours frères, nous devrons nous aimer, comme aujourd'hui. »

Je visionne ensuite quelques autres bandes qui contiennent des renseignements complémentaires sur le “plus grand exode”, détails techniques, instructions d'une extrême précision qui ne m'apportent aucune information sur ma propre situation. Quelques témoignages aussi sur l' “ethnosuicide”, cette épidémie dépressive qui ravagea plusieurs nations. À l'idée de s'embarquer vers l'inconnu, des millions d'esprits faibles ne résistèrent pas ; le gouvernement mondial, devant l'urgence du départ, ne prit même pas la peine d'enrayer ce désastre, minuscule à l'échelle du cataclysme qui se préparait. Peut-être servait-il aussi son impréparation, si vigoureusement démentie.

Je ne découvre aucune information sur la sphère sous-marine et sur les bornes jaunes. Je glisse les deux dernières cassettes dans le projecteur. Avant de les visionner, je jette un coup d'œil à la salle d'examen. La jeune fille vient de s'éveiller. Elle me regarde attentivement, sans bouger, comme si j'étais un animal étrange surgi des profondeurs. Nous n'avons envie de parler ni l'un ni l'autre, tout à la stupéfaction de constater brusquement que nous ne sommes plus seuls, que nous allons devoir nous arracher à notre intimité pour affronter l'inconnu, l'autre. Comment traduire à cette entité si semblable, si différente, tous les sentiments qui m'agitent à l'instant ? Comment pourrions-nous nous comprendre alors que ma pensée va si rapidement qu'il m'arrive parfois d'en perdre le fil ? Il n'y a qu'une solution, temporiser jusqu'à ce que nos esprits fusionnent et vite, échanger une idée qui nous soit commune, ombre fugitive, reflet d'une réalité intérieure insaisissable. Quelle chance avons-nous de percevoir mutuellement l'écho de nos personnalités ? Nous ne connaissons rien de l'autre. Accrochés à des souvenirs, à des habitudes, comment pourrions-nous nous les imposer l'un à l'autre au point qu'ils nous deviennent assez intimes ? Projections de fantasmes ignorés, nous ne sommes tous deux que des fac-similés.

Pourtant, je suis troublé par un sentiment onirique, irrationnel, l'amour sans doute ? Il m'incite à abdiquer ma personnalité pour me fondre à la sienne, à me faire sortir du chaud cocon de mon cerveau. Je me sens remué jusqu'aux entrailles. Elle est là, Ève, devant moi, debout, qui me regarde. Et je voudrais l'étreindre, la serrer à en perdre le souffle. Parce que je la désire ou que je veux la tuer ? Ainsi levée, elle paraît encore plus gracieuse. Ses seins en pomme sont dressés, leurs boutons s'érigent au centre de l'aréole brun rosé, comme un pistil au cœur de sa corolle. Le doux lichen entre ses cuisses m'émeut. Je suis tout entier prêt à l'aimer, à la désirer. Mais je demeure impuissant. Certaines connexions se sont-elles atrophiées à l'intérieur de mon système nerveux ? Quelle autre raison avancer pour que le choc émotif suscité par cette créature superbe ne m'embrase pas ?

Elle fait quelques pas dans ma direction. J'avance.

« Ève. »

Elle sourit. Elle ne paraît pas étonnée de ma présence. Je pose ma main sur son épaule, douce, la délicieuse différence de nos épidermes. Je l'entraîne vers la salle de trivision. Elle me suit sans réticence. Se pourrait-il qu'elle soit déjà avertie de notre rencontre ? Que les machines aient manigancé mon départ, prévu mon retour au moment choisi et que tout à cet instant n'ait été programmé à l'avance, nos gestes, nos regards, nos attitudes ? Ne serais-je pas libre de décider de mon avenir ? Il est indispensable que je découvre le secret de la sphère et de l'expérience pour laquelle elle a été conçue.

Ève me caresse les ailes ; les siennes sont invisibles, pas le moindre embryon. Je devine un soupçon d'admiration dans son regard. Mes membranes se gonflent légèrement. Bonheur. Nous n'avons échangé qu'un seul mot. Il faut que je lui dise pourquoi je suis ici, comment j'y suis parvenu, que je lui raconte le monde extérieur, la forêt, les villes dévastées. Après, je lui montrerai les films que j'ai ramenés. Les mots semblent bloqués dans ma gorge, mal dégrossis, raboteux, ils ne ressemblent plus à ceux que m'ont appris les machines. Ils sont restés trop longtemps au fond de moi, une chimie intérieure les a transformés. Pourtant, je dois m'appliquer à transcrire le plus exactement possible ma pensée. Elle me dévisage avec une attention grave, suivant l'effort de concentration que je fournis. Après ce pénible début, les mots s'imbriquent, les phrases s'organisent, bientôt je m'entends. Jouissance de jouer avec mon intelligence, de transposer la réalité. Parler, parler encore. Je parviens même à m'éloigner mentalement de mon discours, à le surveiller, à le rectifier, à l'orner sans y participer.

Tout à ma joie orale, mes yeux ont quitté le visage d'Ève. Je la revois soudain et perçois une infinie détresse au fond de son regard. Elle m'observe toujours. Sans me voir. Déconnectées, ses prunelles fixent un point situé loin derrière moi. M'entend-elle ? Je cesse de parler, tout en continuant à remuer les lèvres, puis je m'arrête, attends quelques minutes en silence, et je hurle soudain :

« Répondez, dites-moi quelque chose ! »

Une borne jaune ne s'exprimerait pas autrement.

Ève ne frémit pas, mon cri l'a laissé sans réaction. S'effrayerait-elle de mon attitude ? N'entend-elle pas ? Ou bien les machines ont-elles omis de lui apprendre le langage ? Je m'approche d'elle, me désigne et dis :

« Je suis Adam, Adam, répétez, Adam. »

J'ai l'impression d'accomplir une formalité que des milliers d'êtres ont dû faire avant moi lors d'un premier contact. Elle ne répond pas, je pose mon index sur ses lèvres, l'incite à s'exprimer. Elle prononce : « Adam », mais aucun son ne sort de sa gorge. Écho de mon nom simulé, mimé par Ève ; pour la première fois un autre être humain a pris conscience que j'existais. Les pétales roses de sa bouche.

Serait-elle soit muette ? Comment la surveillance constante des machines n'a-t-elle pu déceler cette infirmité de naissance ? Pourquoi n'a-t-elle voulu y remédier ? Je doute qu'un plan aussi élaboré pour donner une descendance à l'humanité puisse échouer sur un détail aussi important. Vivre sans communiquer. Atroce. Je crois de plus en plus que mon éjection de la sphère est due à une panne ; à ce moment déjà, Ève était en incubation. La centrale de secours s'est rapidement enclenchée, mais la jeune fille en a subi un dommage irréparable. Si, au lieu de m'enfuir, j'étais retourné vers ma bulle ! En une seconde, j'imagine des années d'intimité avec Ève enfant. J'aurais pu la façonner de la naissance à la puberté.

Je lui fais signe de s'asseoir afin de regarder la trivision, pousse le relief au maximum. L'image s'arrête à quelques centimètres de nous. Et le prologue à l'apocalypse se déroule une deuxième fois. Ève se tasse dans le fond de son siège ; son corps, saturé par les couleurs violentes qui émanent de l'écran, se recroqueville sur lui-même. Deux yeux pleins d'effroi dans la pénombre. Elle constate notre solitude. Je lui ai appris le désespoir. La serrer dans mes bras. Je m'approche, elle se pelotonne instinctivement contre moi. Je lui caresse les cheveux. Nous assistons, impuissants, à la fin du monde.

Nous visionnons ensuite la série de disques que j'ai découverts dans les soutes de la sphère. Ils sont consacrés pour la plupart à des études sur les points d'impact théoriques du “plus grand exode” et des informations sur l'écologie des différentes biosphères qu'il serait possible d'y découvrir. Il y a aussi des instructions en cas de rencontre avec des extraterrestres et une initiation aux matériels de survie dont les voyageurs disposeront. La dernière bande, enfin, fait allusion à l'expérience, à notre expérience.

La sphère sous-marine a été construite à la hâte, deux ans seulement avant l'arrivée de la planète gazeuse. Comme je le présumais, la nouvelle atmosphère détruit le système nerveux des vertébrés, en accélérant le processus de dégénérescence des cellules cérébrales. Les machines devaient opérer une série de modifications sur les gènes qu'elle possédait en réserve et effectuer plusieurs tentatives afin d'élaborer un être humain capable de survivre à la surface de la Terre. La première avait eu lieu plus de vingt ans auparavant, quelques mois après le départ des hommes, la seconde dix ans après. Le principe était d'alterner les sexes. L'unité expérimentale de taille réduite pouvait difficilement assurer l'entretien à long terme de deux spécimens. Ce système offrait aussi l'avantage d'économiser les “nouveaux humains” en les envoyant tester l'atmosphère terrestre les uns après les autres et en améliorant leurs capacités de survie lorsqu'ils reviendraient après une période probatoire de dix années. Ainsi conditionné, le premier humain transformé devait apporter aux machines de précieuses informations sur les conditions biologiques de la vie sur Terre, s'il survivait. Passé ce délai, il trouverait sa femelle, dont la croissance avait été artificiellement accélérée pour se reproduire. Leurs gènes seraient à nouveau modifiés si l'examen du premier sujet d'expérience indiquait qu'il fallait procéder à une amélioration. Selon un plan étalé sur une centaine d'années, la sphère devait produire plusieurs générations de couples capables de perpétuer l'espèce humaine.

Ève tend sa bouche vers moi et pose ses lèvres sur les miennes. Pour me faire comprendre par ce geste que nous sommes enchaînés à notre destin, que nous avons été programmés par nos ancêtres les hommes pour leur donner une descendance. Je réponds à son baiser. Je la caresse et accomplis les gestes initiatiques de l'amour, tels que je les ai appris des fleurs. Comme tout à l'heure, je ne la désire pas ; rien ne se déclenche en moi de comparable à ce que suscite en moi l'offrande des pétales. Ses attouchements se font plus précis, elle voudrait obtenir de moi que je la possède. Je cède à l'invite et entame une séquence sexuelle en espérant parvenir à son aboutissement logique. Je savoure intellectuellement l'épisode. Mais en vain, je ne peux accomplir la saillie qu'attend ma femelle. Mon système nerveux ne répond pas aux sollicitations d'Ève. Seules, mes ailes se sont déployées et nous recouvrent. Elles palpitent, je voudrais voler vers la forêt.

Ses lèvres gonflées m'appellent. Elle se tord, se trémousse, en proie à un désir exacerbé, son ventre s'agite, chaud, rebondi. Elle est appel. Féminité. Je plonge ma bouche dans la soie rouge de son sexe et la délivre.

Nous venons de passer une semaine dans la sphère en d'épuisants assauts qui me laissent à chaque fois plus seul et plus amer. Je suis capable de vivre en imagination tous les plaisirs de l'amour, mais il m'est toujours interdit de les assouvir. La tendresse d'Ève ne peut apaiser mon désarroi. Alors je songe aux fleurs, mes délices.

Ève ne supporte pas ces évocations, elle s'enfuit alors dans sa cellule. Car j'ai découvert qu'elle saisit toutes mes pensées, qu'elle est télépathe. En revanche, elle ne possède pas de double système respiratoire, pas de sonar et je n'ai pu découvrir aucun embryon d'ailes sur ses épaules. Nous différons profondément. À dire vrai, maintenant que je la vois et que je peux m'examiner à ses côtés, si Ève répond pleinement aux critères humains, mon aspect s'apparente peu au sien. Et ce ne sont pas des détails qui nous séparent ; nos visages, nos corps, nos membres sont dissemblables. Nez, yeux, bouches, oreilles, branchies, pas de branchies, bras et jambes, mains et pieds, oui, nous possédons ces caractéristiques en commun, mais quand j'étudie le profil cornu de mon appendice nasal, mes yeux largement bridés à trois paupières, mes lèvres épaisses et bleues, mes deux rangées de dents minuscules et acérées, mes biceps saillants et mes jambes grêles, les palmes qui se déploient sur mes pieds et mes mains, je parviens difficilement à croire que nous sommes de la même espèce.

En dépit de ces mystères, de ces contradictions, j'ai décidé de vivre avec Ève. Je ne supporterai plus la solitude. Avec le temps, je pense que nous découvrirons un moyen de communication plus simple que celui de l'écriture. Car elle en est réduite à me transmettre ses pensées par ce moyen, ne dispose que d'un clavier et d'un écran pour se faire comprendre. Pourquoi ne suis-je pas télépathe ? Si l'expérience devait réussir, il semblait indispensable que le premier spécimen lâché dans la nouvelle atmosphère de la Terre sache communiquer ses impressions et ses observations aux nouveaux humains qu'élaborait la sphère marine. Sinon, sur quoi se serait-elle basée pour configurer l'espèce afin de survivre au nouveau biotope de la planète ?

L'intelligence artificielle qui nous a créés, construite dans l'urgence, s'est montrée inapte à évoluer. Ève et moi constatons qu'elle régresse.

Nous avons décidé de gagner la terre. Ève veut voir cette planète qu'elle a apprise en images. Je crains son premier contact avec cet univers en ruine. Je lui ai raconté cent fois la surface de la planète. Hélas nos échanges intellectuels sont si restreints qu'ils ne peuvent lui donner qu'une image abstraite de la Terre, sans rapport avec le tumultueux assaut que porte la végétation sur les restes de la civilisation. Comment réagira-t-elle devant ce naufrage ? Un rêve millénaire, quelques épaves.

Depuis une date récente, Ève évite de me toucher, de me caresser, de m'embrasser. Elle se résigne à mon impuissance et, devinant combien ses provocations amoureuses m'attristent, s'efforce de tempérer ses désirs. Nos rapports en sont d'autant plus doux ; une tendresse exceptionnelle nous unit. Elle pense que nos profondes différences physiologiques sont dues aux modifications apportées par les machines sur nos caractéristiques génétiques ; pour multiplier les chances de succès, elles ont exagérément différencié les deux premiers prototypes destinés à relancer la survivance de l'homme. Je ne partage pas ses conclusions, mais je lui tais mes raisons.

Je ne crois pas être humain. Je ne suis pas né dans la sphère. Les machines m'ont enseigné la vie comme si j'avais été celui à qui cette éducation était destinée. J'ai appris à être humain, je porte en moi la mémoire de l'humanité, j'en suis intellectuellement l'héritier, mais j'ai capté indûment cet héritage, j'ai pris la place du fils légitime !

Il est là, au cœur de la sphère, mort. Je l'ai vu un jour où j'étais descendu visiter les locaux techniques, hiberné dans un cercueil transparent. C'est un bébé de quelques semaines ; il a vingt et un ans. Au début, lors de ma première surprise, j'ai pensé que la bulle avait enfanté un nouveau sujet pour l'expérience, après une troisième échéance de dix années. Au cours de vérifications ultérieures, j'ai découvert que le vrai nouveau-né, le petit cadavre, qui gît dans les parties inférieures de la sphère, a bien été assassiné par les étrangers qui m'ont déposé dans ce monde.

Je suis le ver dans le fruit.

Ève est morte ce matin. Quelques heures après notre débarquement sur le continent. Souffrances abominables. Son organisme s'est liquéfié sous l'effet du gaz qui empoisonne l'atmosphère.

Je la tiens entre mes bras, vibrant encore de son dernier soubresaut. Dans un instant la pluie va tomber, un ciel gris, monotone, s'étire à l'infini sur l'océan. La carnation de la jeune fille a pâli, un rictus déforme son visage, ses pieds veulent agripper le sol en une ultime contraction.

Je suis seul, plus seul que jamais.

Les machines ont échoué. J'ai décidé de faire reposer Ève dans le milieu confiné de la bulle sous-marine, afin qu'il témoigne à jamais d'une présence humaine.

Moi, je m'envole vers la prochaine ville où se trouve une borne d'appel. Le protocole de l'expérience dont je suis issu n'y faisait aucune allusion. Il était simplement annoncé que les hommes reviendraient visiter leur planète natale dès qu'ils auraient établi des marches dans l'univers. Ces balises ont été placées par les êtres qui m'ont introduit dans le milieu terrestre. Ils attendent de savoir si j'ai survécu. Feu vert pour venir peupler la planète forestière.

Singapour, je viens d'entendre le signal. Avec toute la violence dont je suis capable, je hurle :

« Je vous hais ! »

Quelle duplicité dans ce cri. En révélant ma présence, je vais provoquer l'invasion des autres. Qui suis-je ?

Ah ! mourir d'amour dans le parfum des fleurs !

Première publication

"Adamève"
››› Retour à la Terre (anthologie sous la responsabilité de : Jean-Pierre Andrevon ; France › Paris : Denoël • Présence du futur 189, premier trimestre 1975 (8 janvier 1975))
Cette nouvelle a été entièrement remaniée et révisée en 2002 et comporte une gravure numérique de l'auteur