KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Lisa Goldstein : Weighing shadows

roman de Science-Fiction inédit en français, 2015

chronique par Pascal J. Thomas, 2017

par ailleurs :

Je pourrais, sur ce livre, vous NoéGaillarder : hum, la couverture représente en fond, obscurci et mal visible, mais reconnaissable néanmoins, la porte occidentale de la Cité de Carcassonne. Viollet-le-Duquisée, mais en tout état de cause, représentative des fortifications édifiées par l'armée royale française après la prise la ville. Or dans ce roman, nous la visitons justement un peu avant le siège fatidique par les Français… Une petite vérification montre que l'autrice est plus prudente que la couverture, et évoque un état des fortifications compatible avec la chronologie. Et si nous parlions plutôt du roman ?

Ann Decker n'a pas eu une vie facile, et quand une mystérieuse compagnie appelée Transformations Incorporated lui propose un job bien payé, pour suivre ce qui ressemble à des cours d'Histoire, à condition de respecter un secret total, elle n'hésite pas longtemps. Cher lecteur, tu auras compris encore plus vite qu'Ann (qui est pourtant dégourdie) que Goldstein nous refait, comme à plaisir, la Patrouille du Temps de Poul Anderson. On s'apercevra vite que, comme dans son célèbre modèle, certains employés de la compagnie ne sont pas d'accord avec la politique de normalisation de l'Histoire qui est menée. Ann est envoyée d'abord en Crète minoenne (une matriarchie heureuse), puis à Alexandrie à l'époque d'Hypatie,(1) puis dans le Languedoc au début de la Croisade des Albigeois (au contact des troubadours et des Parfaits — et Parfaites). Personnage indépendant et rebelle, elle s'indigne, sans surprise, contre le tour machiste que Transformations Inc. semble décidée à faire prendre aux événements historiques. L'auteur prend d'ailleurs sans ambages le parti de sa protagoniste, et si elle ne dit pas explicitement “Venc tot dreit la peira lai on era mestiers.”,(2) c'est tout comme.

Ce qui est plus surprenant est l'incompétence crasse dont font preuve les petits chefs auxquels Ann a affaire. On a l'impression qu'ils voyagent dans le passé en touristes, à la façon d'un des romans marquants de l'autrice.(3) Incompétence, et naïveté alors même qu'ils savent qu'une organisation dissidente s'est développée parmi les voyageurs du temps. Une explication viendra, un peu tard à mon goût, et nous ne saurons jamais trop quoi penser, en fin de compte, de Transformations Inc., obnubilée par les écrasants problèmes écologiques qui sont en train de tuer l'humanité à petit feu au xxive siècle (pensez à "Raid aérien" de John Varley). Peut-être faut-il favoriser au Moyen-Âge un paquet de soudards violeurs au rire gras pour nettoyer l'air un millénaire plus tard ; Goldstein effleure la question, et ne tente pas d'y répondre.

Son propos est ailleurs. Nous avons évidemment un point de vue féministe, clairement posé, sans originalité, et que nous pouvons tous partager. Nous avons surtout un personnage, Ann, qui a passé une enfance malheureuse ballottée de famille d'accueil en famille d'accueil, et qui cherche à percer le mystère de sa naissance et de sa filiation biologique. Bref, on bascule dans le conte, ou le Bildungsroman, plus que dans la SF ; les enjeux globaux s'estompent, et on comprend pourquoi les périodes historiques visitées sont décrites de façon documentée, mais plutôt rapide. Je constate par exemple que Goldstein n'est pas trop claire sur la distinction pourtant importante entre trobadors (auteurs de poésies et de musiques, éventuellement logés et entretenus par un mécène aristocratique) et joglars (ménestrels itinérants qui se présentent à la porte des châteaux). Ajoutez à cela une écriture simple, que je vois comme volontairement naïve : je conjecture que, malgré la violence d'un ou deux passages, Goldstein a voulu (comme dans son premier livre, the Red magician, qui lui avait valu un National Book Award au début des années 1980) écrire un roman pour adolescents. Ou adolescentes, surtout. Partir de la forme de l'aventure, du voyage dans le temps, pour dessiller leurs yeux sur un certain nombre de choses. Dans cette perspective, c'est une réussite.(4)

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 79, janvier 2017


  1. Une des rares femmes philosophes (et mathématiciennes, dirions-nous) de l'époque hellénistique dont l'Histoire ait conservé le nom.
  2. « Elle vint tout droit où il fallait. », la pierre lancée par la catapulte des femmes toulousaines qui fit éclater la cervelle de Simon de Montfort, chef de l'armée assiégeante en 1218.
  3. Tourists (1989), publié en français sous le titre de Touristes (Denoël › Présence du fantastique, nº 16, 1991).
  4. J'ai découvert l'existence de ce livre grâce à un compte rendu beaucoup plus complet écrit par Ellen Herzfeld, que je vous recommande.

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