KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Verviers, Marcinelle et moi

éditorial à KWS 78, août 2016

par Pascal J. Thomas

Dans les flots turbulents de la tourbe médiatique d'où nous surnageons désormais, le nom de Verviers évoque surtout une cellule, démantelée à grand renfort de fusillade, capable hélas de résurgences et de frappes retardées, aveugles et effroyables. Je ne suis qu'une fois allé à Verviers, pour une convention de SF organisée par l'ami Serge Delsemme vers 1980, sur les accueillants fauteuils du bar le Chapati.

Mais Verviers était un de mes lieux sacrés depuis longtemps, une Mecque à moi (convient-il d'employer cette image-là par les temps qui courent ?). À Verviers, m'informait la deuxième page de bien des livres, étaient sises les éditions Gérard & Co, mieux connues sur leur marque "Marabout". À la suite des pingouins britanniques, ce volatile fut un des pionniers du livre de poche en Europe, et avant même de rentrer en SF grâce aux jaquettes noires de la "Bibliothèque Marabout Science-Fiction", je trouvais à la maison de petits carrés de papier offrant des conseils pratiques sous la marque "Marabout Flash".

Car je sais quand je suis rentré en Science-Fiction. Quand au printemps 1973, scotché dans un fauteuil du salon parental, j'ai lu en une soirée Pour une autre Terre d'A.E. van Vogt, publié chez Marabout. Avant, je cherchais fusées et robots partout où je pouvais, BD et romans d'aventure, journaux même (le fameux « un de ses cœurs est arrêté, mais les deux autres battent encore » m'a aussi laissé un vif souvenir : je l'avais découvert quelques années avant dans le Provençal, quotidien marseillais), mais je ne savais pas les trouver en un seul lieu. Dès que j'ai mis le doigt dans la collection "Marabout SF", je suis vite passé, en suivant les auteurs, à "Présence du futur" chez Denoël et J'ai lu "Science-Fiction".

Et pourquoi Marabout ? À cause de l'assidue fréquentation que j'achevais alors de "Pocket Marabout" : Bob Morane, Doc Savage et consorts. Titres et illustrations de couleur vive sur fond de couverture blanche au papier glacé, il n'en fallait pas plus pour me lancer dans une nouvelle aventure.

En 1969, Bob Morane, je venais juste d'en entendre parler par un compagnon de colonie de vacances qui avait lu le Président ne mourra pas (fausse et impressionnante promesse d'uchronie). C'était pour les grands. La course à la Lune se concluait, le Journal de Spirou la mettait en couverture, et ce fut le premier périodique auquel je m'abonnai moi-même. Bien tard. Spirou, le héros, je connaissais un peu, j'avais été impressionné tout petit par des images de zorglumobile, et Spirou, le journal, était le premier à dévoiler l'envers de l'écrit. Sous le visage fantasmatique des bureaux hantés par Gaston Lagaffe ou des articles d'Yvan Delporte, Marcinelle se révélait, et la fabrique de l'imaginaire. Ou le prétendait. Plus tard, c'est la rubrique "fanzines" de Spirou qui m'a appris et le mot et l'existence même de la chose, et renforcé l'envie de m'y mettre.

Évidemment, j'avais lu des bandes dessinées avant Spirou. Guy l'Éclair (cf. supra), Astérix, Blek le Roc, je ne peux renier ma génération. Avant de savoir lire, même, mon frère et moi avions, par chantage à la grève de la faim, obtenu la lecture d'albums de Tintin pendant les repas. Et le premier souvenir que je conserve de la perception d'une belgitude est l'explication que m'avaient donnée mes parents de l'étrange forme du képi des gendarmes dans les Bijoux de la Castafiore.

Vous vous plaindrez à juste titre de cette expédition nostalgique et aussi autocentrée que belgophile. Je crois ne pas être le seul francophone à avoir été marqué à jamais par une grande infusion de culture populaire made in Belgium. Et produite par des éditeurs installés dans des villes modestes (même s'ils avaient des bureaux à Bruxelles, voire à Paris). Pourquoi un tel succès ? Sans doute parce que leur production a été véritablement populaire, qu'elle ne mêlait pas culture et pouvoir. Moins en tout cas que chez les Français. Et que, sachant qu'elle devait conquérir un public qui dépassait largement ses frontières, elle se gardait de toute marque d'origine géographique (ou jouait l'exotisme, de Lucky Luke à Buck Danny). J'ai du mal à m'identifier à un protagoniste parisien ; mais n'étant ni Congolais ni Flamand, je n'éprouve pas de ressentiment historique vis-à-vis d'un impérialisme belge. Quand j'ai appris les attentats de mars 2016 (et autres malheureux événements), j'étais belge beaucoup plus que je n'ai jamais été, disons, Charlie.

J'apprends ce mois-ci que le fandom a été touché au cœur par les événements ― les autorités d'un grand pays au sud de la Belgique ont décidé, à l'insu de nos amis fans nordistes, d'annuler la Bradocon (et quelques célébrations lilloises connexes, si j'ai bien compris). D'autres amis du fandom en ont disserté sur Facebook. Il ne me plaît pas de passer autant de temps dans mes éditoriaux sur une actualité qui n'est pas celle du livre (sans majuscule, s'il vous plaît), mais, au risque de me répéter, je donnerai mon opinion : tout le monde peut mourir, et bien des gens le font dans des accidents de la circulation, par exemple. Mais la plupart des gens continuent de vivre, et même de monter dans des voitures. Prévenir les gens des risques, soit, mais annuler, quelle pitoyable erreur. Si résister, cela peut être boire une bière en terrasse, cela doit être aussi aller chiner le long des rues, et lire et écrire n'importe quoi. Y compris les 90 % de bêtises que l'exercice comporte en corollaire (et parmi lesquelles vous rangerez, qui sait, cet éditorial).

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