KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Umberto Eco : Numéro zéro

(Numero zero, 2015)

histoire secrète

chronique par Éric Vial, 2016

par ailleurs :

Comme toute mythologie ou paramythologie, l'Histoire secrète est exactement l'inverse de ce qui nous intéresse ou est supposé nous intéresser ici : non pas un effort d'imagination pour partir du réel et en déduire explicitement autre chose, mais un effort tout aussi grand pour partir d'autre chose et arriver au réel, c'est-à-dire prétendre expliquer ce dernier. Au premier degré, cela mène aisément à des catastrophes. Mais l'inversion même peut susciter l'intérêt, et surtout Umberto Eco, dont Numéro zéro fut le dernier roman, jouait avec dextérité, et distanciation, de cette Histoire secrète. On l'a vu avec le Cimetière de Prague, on le revoit ici. Et cela justifie d'en parler. Même en dehors d'une allusion, vers la fin, à Kurt Vonnegut, Jr., dans un roman où les références littéraires explicites n'abondent pas.

Bien des choses peuvent échapper au lecteur de notre côté des Alpes, qui par exemple peut fort bien ne pas savoir à quoi renvoie un titre de journal comme "la Voix de l'égout" alors que bien des Italiens reconnaîtront dans "la Voce della fogna" une référence directe aux autoreprésentations et aux titres de leur extrême-extrême-droite d'alors, en particulier estudiantine. Bien des choses demandent aussi qu'on lui rafraîchisse la mémoire. À commencer par la date des événements : 1992, soit l'année du basculement complet de la vie politique transalpine, du passage de presque un demi-siècle de domination d'un parti de centre droit qui avait fourni tous les chefs de gouvernement de 1945 à 1981 — et par la suite, quand il n'a plus pu maintenir ce monopole, variant ses alliances en fonction des nécessités, au moins la moitié des ministres de façon permanente — à une alternance systématique de deux coalitions, constituées à partir de la reconversion des oppositions antérieures de gauche et de droite après explosion (et en général disparition) des partis de gouvernement, et passage par la case prison de nombre d'élus dont les mains avaient trop traîné dans des pots de confiture. On en voit d'ailleurs le début avec les enquêtes de magistrats, encouragés par le premier vote (un référendum) où les partis au pouvoir se sont retrouvés en minorité absolue, et le début des arrestations qui firent bien plus que décimer la classe politique. Le début aussi de l'ascension politique d'un certain Silvio Berlusconi, forcé de se mettre à son compte dans ce domaine après avoir perdu ses complices et obligés gouvernementaux, et dont il n'est pas interdit d'imaginer qu'il pourrait avoir quelques ressemblances avec un investisseur désireux d'être ainsi coopté dans l'élite des décideurs, et qui finance la réalisation a posteriori de numéros d'essai d'un quotidien de commentaire : l'intention (on spoile un peu ici…) n'est pas que le journal se fasse, même si on ne l'a pas dit à la toute petite équipe de bras variablement cassés qui a été réunie, mais seulement au narrateur, prié de suivre l'aventure en la racontant de la façon la plus rentable possible en termes d'image, sans grand souci de vérité. Intéressant jeu de faux-semblants dans le cadre d'un passé proche reconstitué, où par exemple l'on explique avec des arguments remarquablement raisonnables pourquoi les téléphones portables, d'ailleurs trop chers, n'ont strictement aucun avenir. Le décor permet par ailleurs quelques morceaux de bravoure, par exemple sur les formules toutes faites nécessaires au journalisme.

Et ce même décor permet une démonstration de logique complotiste, exécutée par un des membres de l'équipe, qui commence à expliquer que même s'il ne saurait se prononcer il n'est pas évident du tout que l'on soit réellement allé sur la Lune, et à partir de là rebrosse un demi-siècle d'Histoire italienne, depuis l'exécution de Mussolini au printemps 1945 (et à partir de là, on spoile beaucoup). En employant un thème déjà utilisé autrefois du point de vue romanesque pour Napoléon, celui du sosie. En supposant que c'en est un qui a été tué et dont le corps défiguré a été pendu par les pieds à une pompe à essence d'une place milanaise, que le vrai Duce est passé un peu plus tôt par les souterrains du Château Sforzesco de la même ville puis par des couvents complaisants avant d'arriver en Argentine. Suit un détour par Stay behind, ou pour l'Italie Gladio, réseau très secret (à l'existence fort bien attestée en Italie et en Belgique, alors qu'on en a étrangement peu parlé dans certain pays allant de l'une à l'autre) supposé assurer une Résistance intérieure en cas d'invasion soviétique mais peut-être aussi en cas de résultats électoraux déplaisant à la CIA, par la “loge P2”, structure maçonnique fortement autonomisée, regroupant des élites économiques, politiques, militaires, voire religieuses, avec un projet de “démocratie” que l'on qualifiera pudiquement d'autoritaire, et par la mystérieuse et en principe farcesque tentative de putsch du prince Junio Valerio Borghese, ancien chef de troupes d'élite mussolinienne, appuyé sur des gardes-forestiers (mais en Italie ceux-ci sont militarisés) occupant une nuit le ministère de l'Intérieur avant de s'évanouir au matin : c'était en 1970, un an après le début des attentats correspondant à la “stratégie de la tension” et dont il est fort bien attesté maintenant qu'il s'agissait de provocations destinées à enrayer une évolution de la société vers la gauche (en termes de libertés publiques et de répartition des revenus). Le mélange des deux éléments (Mussolini et Gladio, pour ceux qui ne suivent pas) amène à l'idée d'une tentative pour assurer un retour de l'ancien dictateur, enrayée par sa seule mort là-bas, en Argentine. On pourrait objecter à la vraisemblance de ce plan l'absence de réelle nostalgie pour la période fasciste, fiasco tant du point de vue de ses objectifs affichés que de celui de tout projet raisonnable, mais on peut imaginer une exploitation du mussolinisme diffus distinguant le personnage de son entourage, par un nouvel entourage tout aussi détestable mais se rendant provisoirement transparent aux naïfs. S'y ajoutent des considérations sur le tournant que prennent alors les événements, sur la naissance et la manipulation des Brigades rouges, sur la mort du pape Jean-Paul Ier, sur les changements d'orientation de son successeur Jean-Paul II après un attentat contre lui…

Tout se mélange comme dans les délires complotistes réels, les pièces de puzzle s'insèrent les unes dans les autres comme quand on tape dessus avec un marteau (ce qui n'a jamais été à conseiller pour le résultat final). On suit le récit, on marche un instant, on se reprend en se rappelant un instant du personnage qui élucubre ainsi, jusqu'à ce que le récit donne raison à ce dernier à ses extrêmes dépens, puisqu'il est assassiné. Et que commence la cavale esquissée au tout début du roman avant le grand flashback occupant l'essentiel de celui-ci, et que tout se termine par des considérations désabusées sur l'imperméabilisation des Italiens face aux complots et aux manipulations. Faits avérés et suppositions ébouriffées se sont assez concaténés pour se fondre et se rendre impossibles à distinguer, et le lecteur ne sait plus très bien où il en est, ni où en est la réalité. Avec la vérité, c'est-à-dire ailleurs, serait-il tentant de dire… L'auteur joueur de bonneteau s'est fait oublier et sa façon de présenter les choses rend impossible à saisir sa position réelle — et peut-être est-ce ce jeu même qui rend plausible le classement du roman à relative proximité de ce qui nous intéresse ici d'ordinaire. À moins qu'on puisse développer l'idée que cette Histoire secrète, qui nous laisse dans un monde exactement semblable à celui que nous connaissons, a quelque chose à voir avec le fantastique selon Todorov, où l'irruption du surmonde peut faire des dégâts mais ne laisse pas de traces permettant de la considérer comme réelle : ce n'est qu'un cousinage lointain, mais peut-être est-ce une piste.

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 78, août 2016

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