KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Jennifer Henshaw ; Allison Linn : Future visions

anthologie de Science-Fiction inspirée par Microsoft et inédite en français, 2015

chronique par Pascal J. Thomas, 2016

par ailleurs :
 

L'occasion fait le larron, dit-on. Me voici donc, toute honte bue, sur le point de chroniquer avec bienveillance une production du Grand Satan de notre époque, une compagnie monopoliste responsable de la diffusion d'un fatras de logiciels que je trouve aussi pervers qu'inutilisables — même s'il se niche sûrement foule de gens éminemment respectables parmi ses employés. Mais la bonne littérature n'a pas plus d'odeur que de bons sentiments. Après tout, on a même connu de bons auteurs révélés par le concours (et les anthologies) Writers of the future, organisés par l'Église de la Scientologie, autre Satan de taille respectable.

L'objectif est ici bien défini, et expliqué dans deux préfaces signées par de hauts responsables de la recherche de la firme, eux-mêmes s'affichant aficionados de Science-Fiction : des écrivains de SF ont été invités dans les laboratoires de Microsoft, pour s'y informer de leurs derniers travaux. Et laisser courir leur propre inspiration.

La liste des auteurs fournit un échantillon des plus réputés des écrivains américains du genre : Elizabeth Bear, Greg Bear, David Brin, Nancy Kress, Ann Leckie, Jack McDevitt, Seanan McGuire, Robert J. Sawyer. Il faut ajouter aux nouvelles une brève BD par Blue Delliquanti and Michele Rosenthal.

Les œuvres de commande courent le risque de la monotonie, et d'une motivation forcée. Faute de temps, à l'exception d'un très bon texte de Joëlle Wintrebert, je n'ai pas lu Rêver 2074, l'anthologie commandée par le Comité Colbert, représentant l'industrie française du luxe, mais je sais que des amis avaient des jugements mitigés sur le résultat — ce qui devrait pousser tout un chacun à vérifier par soi-même. Le risque existe avec Microsoft, à cela près que la nature de leur industrie les oriente plus clairement vers la matière même de la SF.

Effectivement, les intrigues tournent autour de l'intelligence artificielle, des limites et des extensions du domaine de l'humain, sans jouer sur la peur de la Singularité et du remplacement par les machines. Entendons-nous : le remplacement peut se produire ponctuellement, mais n'est pas source d'effroi. Par exemple, la bande dessinée "a Cop's eye" nous montre un policier tâchant, avec une infinie bonne volonté pour toutes les parties, de résoudre un cas de fugue adolescente. Il est aidé par une personnalité artificielle, son “œil”, avec qui il entretient le style de dialogues qui sont de rigueur dans la littérature policière entre un flic et son partenaire de ronde.

Greg Bear se distingue. On sait qu'il aime déchirer la trame de l'univers. Cette fois-ci, il met dans "the Machine starts" en scène un ordinateur quantique. Et quand on dit quantique, l'amateur de SF entend immédiatement “univers parallèles”… Ce cas mis à part, on lira ici de l'anticipation à court terme, autour de thèmes sociétaux. Elizabeth Bear envisage avec "Skin in the game" l'application de l'enregistrement des émotions à l'industrie du spectacle ; on ne sera pas trop surpris de savoir que son artiste de protagoniste se rebelle, ni trop ému, à vrai dire. Jack McDevitt exploite dans "Riding with the Duke" un thème pareillement léger, autour des applications de l'informatique à l'industrie de la distraction : comment l'avènement d'une sorte de karaoké cinématographique (une application permettant au spectateur de se substituer à certains des acteurs principaux d'un film) permet un réel changement psychologique chez les utilisateurs.

Si Nancy Kress travaille un registre plus tragique (la simulation informatique comme palliatif à la mort des êtres chers), elle n'est pas la première — on pense à Egan —, et malgré une astucieuse épissure avec le travail de son chercheur de protagoniste, je n'ai pas été saisi par "Machine learning".

Dans ce recueil, l'IA est souvent vue sous l'angle d'un travail sur le langage : traduction, génération de textes, reconstitution d'une personnalité à partir d'un ensemble de données textuelles… ce qui correspond à une part des recherches menées chez Microsoft, et sans doute aussi aux thématiques qui seront naturelles pour un écrivain, dont le langage est la matière première. Seanan McGuire, à partir de la situation de départ originale de "Hello, hello" (la vie d'une personne sourde qui utilise l'informatique pour la communication vocale avec des entendants), nous mène à une histoire de premier contact, en un certain sens ; le récit est compétent, agréable, mais on sent venir la chute de bien trop loin. Ann Leckie, me semble-t-il, dose avec beaucoup plus de maestria l'aventure à l'état pur (deux jeunes femmes doivent marcher pendant des centaines de kilomètres pour chercher du secours sur une planète hostile, en échappant aux agresseurs anonymes qui ont descendu leur vaisseau) et les questions que pose la traduction automatique — les deux protagonistes ne se comprennent que par le biais d'un appareil fragile, et à la programmation critiquable, et doivent décider ensemble de l'avenir d'un monde… "Another word for world" fonctionne comme une machine bien huilée.

David Brin a un angle décalé : "the Tell" traite de ces signes imperceptibles, mais peut-être repérables grâce à un bon logiciel, qui indiquent l'imminence de l'émergence d'une idée nouvelle et importante. Les révélations sont distillées au sein d'une intrigue de type espionnage, entre Las Vegas et Jérusalem, mais les coutures se voient un tantinet : Brin, désormais accoutumé aux conférences et aux ouvrages de vulgarisation, glisse dans des explications débridées. Mais fascinantes. On lui pardonnera beaucoup, pour son infini enthousiasme toujours juvénile. Un exemple ? Le titre de sa nouvelle repose sur un double sens qui vaut calembour fanique, entre tell (élément des toponymes proche-orientaux désignant un monticule) et tell, le verbe anglais qui veut dire raconter, mais aussi révéler, dévoiler (ce qu'on cherche parfois à cacher).

Je conclurai avec Robert J. Sawyer, écrivain parfois pesant, qui arrive ici à intégrer dans une forme chérie des Américains (le récit par le biais des débats d'un procès) une histoire de premier contact qui n'en est pas un : la trace des extraterrestres était présente depuis longtemps dans une masse de signaux déjà reçus, qu'on n'avait pas pensé à décoder, et qui fournissent un état si complet de la civilisation émettrice qu'on peut les utiliser pour bâtir une personnalité artificielle qui servira d'ambassadeur, prêt à dialoguer en temps réel à la place des expéditeurs, qui ne peuvent bien entendu pas franchir le gouffre des années-lumière. Sawyer met en scène un débat sur le paradoxe de Fermi, et y apporte des éléments nouveaux. "Looking for Gordo" est, à mon sens, un grand texte de SF.

Si lire sur un écran (fourni ou non par le Grand Satan) ne vous gêne pas, vous devriez jeter un coup d'œil à ce recueil, qui combine agréablement de la SF extrapolatrice proche du temps présent (un peu trop) et des histoires qui nous chatouillent l'adrénaline. Voir pour ce faire le site de Microsoft.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 78, août 2016

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