KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Christopher Priest : l'Adjacent

(the Adjacent, 2013)

roman de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 2016

par ailleurs :

Il est des livres que l'on doit, à un degré plus ou moins poussé, lire comme on reconstitue un puzzle : les éléments d'un récit, ou de la construction d'un monde, seront donnés ; au lecteur de trouver lesquels s'encastrent entre eux. En lisant l'Adjacent, j'ai pu éprouver l'inquiétante impression que les pièces de deux ou trois boîtes avaient été mélangées, provenant, infortune suprême, d'éditions différentes d'une même image, plutôt que de puzzles radicalement différents. Et le lecteur de se demander si le puzzle qu'il s'est mis en tête de rebâtir ne s'étend pas à toute l'œuvre de l'auteur.

Rassurez-vous. Christopher Priest, c'est entendu, revisite ses motifs favoris — les deux guerres mondiales (la Séparation), H.G. Wells (la Machine à voyager dans l'espace), l'illusionnisme (le Prestige), l'aviation (un coup de chapeau ballardien ?), et les doubles, et les doubles. On aurait le droit de parler d'obsessions. Il n'empêche que nous avons affaire à un livre déroutant mais construit. Une clé, une presque-réponse aux interrogations sur les ressemblances imparfaites qui parsèment le roman, peut se trouver dans la rencontre avec Thijs Rietveld relatée dans la brève quatrième partie du livre. Mais il serait abusif d'en solliciter une explication complète et détaillée de tous les aspects du roman.

Donnons une idée des principaux ingrédients du livre. Pendant la première guerre mondiale, un illusionniste, Tom Trent, est chargé de la mission semble-t-il impossible de camoufler les avions de combat britanniques. Pendant la seconde guerre mondiale, nous suivons un épisode de la vie de Mike Torrance, mécanicien des bombardiers britanniques : sa brève rencontre avec une aviatrice polonaise, Krystyna Roszca. Sur la fin du livre, nous suivrons plusieurs récits qui se déroulent sur Prachous, une grande île de l'Archipel du Rêve. Mais la colonne vertébrale du livre est Tibor Tarent, photographe professionnel, présent dans cinq des huit parties, même si nous ne sommes pas sûrs qu'il soit toujours le même (et lui non plus), ni que d'autres personnages ne soient pas lui.

La plupart des séquences impliquant Tibor Tarent se déroulent dans un futur aussi proche qu'effrayant, où le dérèglement climatique rend la vie impossible dans de nombreux pays. Par exemple, les transports par avion, train ou voiture particulière semblent avoir été supprimés, et on ne se déplace plus que dans des transports de troupes blindés surpuissants, les Mebshers. Des attaques terroristes mystérieuses achèvent d'anéantir la vie normale en Grande Bretagne — qui est devenue l'IRGB. Quoique ce ne soit jamais explicité, on comprend qu'“IR” signifie “Islamic Republic”, et les jeunes gens portent des prénoms comme Hamid et Ibrahim. Cet élément reste à l'arrière-plan ; les destructions infligées par le retour régulier des tempêtes tempérées — on ne peut plus les appeler tropicales… — sont beaucoup plus gênantes, et on peut supposer qu'elles ont mené à la prise de contrôle par les militaires et à la dictature bureaucratique et passablement absurde et désorganisée qui règne sur le pays.

La bureaucratie paraît d'autant plus absurde que Tarent — car l'auteur le désigne de préférence par son patronyme —, comme englué dans le monde, se laisse balloter au gré des événements, à la façon d'un personnage de Kafka. Il est fidèle à sa vocation de photographe : observer, ne pas agir, et a du mal à se révolter quand il se rend compte, par exemple, que la chambre qui lui a été attribuée par une organisation anonyme n'est pas en fait disponible. Sa passivité, et son goût pour l'image, en font pour les lecteurs une excellente (mais frustrante) vigie de l'univers dans lequel nous allons nous installer… plus à la façon Ballard que Kafka, à bien y réfléchir.

La passivité de Tarent se retrouve dans ses rapports avec les femmes. Son épouse Melanie a disparu peu avant le début du roman, mais il se retrouvera impliqué successivement avec deux femmes. Si Lou, la seconde, se révèle aussi perdue que lui (quoique plus capable d'initiative), la première, Flo, est redoutable autant par ses fonctions officielles que par son autorité personnelle. Et surtout, dans un contexte où tant de choses nous échappent, elle semble détenir un certain nombre de réponses, qu'elle ne souhaite pas communiquer (en harmonie avec le régime ambiant : les gouvernements autoritaires détestent la circulation transparente de l'information).

Quant à Mike Torrance, sans être aussi perdu que Tarent, il est subjugué par Krystyna Roszca, qui est, il est vrai, une jeune femme brillante et intense, sortie de circonstances historiques extrêmes (la conquête de la Pologne par les Nazis en septembre 1939).

Si les différents lieux de l'action de l'Adjacent semblent entièrement déconnectés, les relations entre personnages fournissent une première correspondance. Le couple éphémère formé par Tibor et Flo sera reproduit par Tomak Tallant et Firentsa (une autre Florence…) sur Prachous. Les noms suggèrent d'autres connexions : le surnom de Malina, attribué à Melanie par ses amis polonais, se retrouve pour Krystyna pendant la Seconde Guerre Mondiale, et pour Kirstenya sur Prachous — sous une variante, comme il se doit. Tom, Tomasz, Tomak et Thom ont des visages comparables et des destins parfois parallèles. Mais Mike Torrance aussi présente une ressemblance physique frappante avec Tomasz, sans qu'il ait de prédisposition pour jouer le même rôle. On laissera chaque lecteur réassembler les pièces de puzzle de son choix. Il aura peut-être l'impression que celles concernant Tom Trent (l'illusionniste pendant la première guerre mondiale) sont plus difficiles à apparier.

En fin de compte, tous les aspects du livre trouvent un reflet, sinon une maison, dans l'Archipel du Rêve. Plutôt que de l'archipel, je dois parler ici d'une île, Prachous, qui est décrite en grand détail — le fait que je n'ai pas lu le recueil l'Archipel du Rêve m'y force quelque peu. À la différence de bien des lieux de SF, elle présente des climats et des paysages très variés, montagnes, déserts et jungles, et des villes modernes où la vie est très comparable à la nôtre. Avec quelques notables différences sociales : le pouvoir est concentré entre les mains de cinq grandes familles, à la façon féodale ; et la plupart des infractions ne sont pas punies par la loi, mais par la vengeance populaire. Et les Prachoits ne sont pas seulement très méfiants envers tous les étrangers : ils sont redoutablement vindicatifs. Si je n'ai pas lu l'Archipel du Rêve, je dirai quand même que l'île mise ici en scène me rappelle les créations de Iain M. Banks, qui donnait à ses planètes étrangères une texture incomparable en y situant une foule de détails tirés de notre vie contemporaine — légèrement déformés.

J'ai dit que tous les éléments du livre se retrouvaient à Prachous. Pourtant rien ne trouve facilement sa place dans l'Adjacent. Lieux et personnages paraissent toujours déformés, et déplacés — comme les réfugiés se déplacent d'un pays à un autre, en quête de sécurité, et y retrouvent une vie nouvelle mais souvent bien différente. Le souffle brûlant de la guerre pèse sur tout le livre. Même sur Prachous, où il est comme suspendu, on ne l'oublie pas, à cause de la présence, dissimulée et oubliée mais massive, de personnes déplacées, venues on ne sait comment alors que l'île a mis en place des barrières de plus en plus rébarbatives contre l'immigration.

Au-delà des jeux brillants de Priest entre roman historique et anticipation à court terme, une autre obsession transparaît dans ce livre, qui nous ramène à une de ses premières œuvres, Notre île sombre : la question des migrations, inéluctables quand il y a un influx massif de réfugiés, et impossibles, semble-t-il, à gérer correctement. Prachous, qui peut faire penser, par son statut insulaire, par sa persistance du féodalisme dans une société technologique, aux îles anglo-normandes, ou plus prosaïquement au Royaume-Uni.(1) Mais Prachous est une sorte de version impulsive et sauvage (décomplexée, comme on dit de nos jours) du Royaume-Uni, où l'on descend sans sommation tout avion étranger non autorisé et dont, selon les chapitres, le nom est interprété comme signifiant “vengeur” ou “clôture”. Aucun message univoque ne figure dans le livre, mais de nombreux éléments pointent vers différents aspects des inquiétudes que connaissent nos sociétés à l'heure actuelle, ou en constituent une image fantasmée, comme cette idée des univers “adjacents” qui peuvent dans certains cas laisser fuir vers l'univers d'à côté.

Aucun message univoque ne sera donné dans la présente chronique. On peut arguer que l'Adjacent ne présente pas la même maestria dans les jeux de miroir que la Séparation ou le Prestige, ni la même intensité d'invention SF que le Monde inverti. Mais on peut y trouver une matière plus diverse et plus riche. Et de nombreuses raisons de relire le livre. Ce qui pourrait vous encourager à le lire une première fois.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 77, février 2016


  1. “For centuries, Prachous has maintained a navy of its own to protect its borders.”

Commentaires

Ajouter un commentaire

Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.