KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Vandana Singh : Infinités

(the Woman who thought she was a planet, 2008)

nouvelles fantastiques et de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 2015

par ailleurs :

Quand on lit le titre du premier recueil de Vandana Singh, reprenant sous la bannière d'une maison d'édition féministe indienne (Zubaan à New Delhi) des nouvelles publiées dans nombre d'anthologies parues chez de petits éditeurs, on ne peut s'empêcher de penser au célèbre texte de James Tiptree, Jr., "the Women men don't see".(1) Quand on découvre la nouvelle "Trois contes de la rivière du ciel", qui consiste en trois mythes de création provenant de trois planètes étrangères, on ne peut s'empêcher de penser à Ursula K. Le Guin. La postface de l'auteur revendique cette dernière comme influence assumée, et le féminisme court comme un fil rouge dans tout le recueil.

Vivant aux États-Unis, Singh n'oublie jamais la culture indienne, sa couleur, ses différences régionales, sa cuisine, et les particularités — souvent, les inconvénients — du mariage à l'indienne sont un sujet récurrent d'un texte à l'autre du volume : mariage arrangé, tranquille exploitation de l'épouse par l'époux, ou simplement fatigue d'un ménage qui a duré trop longtemps, prennent le devant de la scène dans "le Tétraèdre", "Faim", "Soif", et bien sûr "l'Épouse" et "la Femme qui se croyait planète". On notera que quand quelque chose va mal, c'est toujours de la faute de l'épouse, qui est cause du scandale et du déshonneur du mari et de sa famille. C'est tout ce à quoi semble penser le mari, quand son épouse âgée et replète lui déclare qu'elle est une planète, puis se débarrasse de ses saris avant de se couvrir de minuscules habitants… Rien d'aussi spectaculaire n'arrive aux épouses protagonistes de "Faim" et "l'Épouse" ; les textes où elles apparaissent ne relèvent ni de la SF ni du Fantastique, même si on sent à leur lecture la patte d'une écrivaine qui aime et pratique ces genres.

"Soif" et "la Chambre sur le toit" usent des ressorts d'un fantastique plus classique, à base de transformations (éventuellement suggérées) et de fusion avec la nature — animale dans le premier cas, minérale dans le second. Comme dans la majorité des nouvelles du recueil, on y côtoie un univers caché auquel le protagoniste arrive, difficilement, mystérieusement, par coup de chance, à avoir accès.

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On pourrait subodorer que cet univers second dans lequel on se laisse noyer avec délice figure l'abandon dans les bras de la mort. Mais les personnages de Singh sont trop des combattants pour que l'hypothèse résiste à l'examen. Dans "Delhi", Aseem est réduit par son obsession à l'état d'habitant des rues : il a constamment des visions d'autres époques de l'histoire de la ville, et aussi de son futur. L'univers second est là en filigrane, mais Aseem s'est donné pour mission explicite d'empêcher les désespérés de mettre fin à leurs jours. La combinaison de suspense dans un temps paradoxal et d'évocation des pages de l'histoire de la cité font de cette nouvelle une des plus prenantes du livre.

Trois textes au moins reflètent la profession de Singh, qui enseigne la physique dans une université du Massachusetts. "Les Lois de la conservation" se déroule au moment de l'exploration de Mars, avec la découverte, puis la perte, d'incroyables machineries extraterrestres ouvrant sur un autre univers — ne les aurait-on pas rêvées ? "Le Tétraèdre" décrit l'arrivée d'un gigantesque objet, étranger et inexplicable, au cœur de Delhi. L'héroïne du récit est déchirée entre sa fascination pour la topologie exotique de l'objet et les soucis que lui donne son fiancé, un jeune homme dont elle n'est guère amoureuse.

Finalement, "Infinités" a pour surprenant protagoniste un professeur de mathématiques retraité qui a manqué de peu une carrière de chercheur, et découvre la porte vers un univers second d'illumination mathématique, où la solution des grands problèmes ouverts du moment lui apparaît avec une lumineuse clarté. Hélas, dans l'univers matériel, il est veuf, et sa ville est ravagée par les violences entre les communautés hindoue et musulmane. Une nouvelle fois, la beauté et la transcendance viennent de la science ou d'un univers surnaturel, et surtout pas de la religion des hommes, qui n'a su que semer la haine et la mort.

Vandana Singh, déjà traduite trois fois en français,(2) est un auteur à découvrir sans tarder : vie intense des personnages, culture scientifique de l'auteur, position décalée par rapport à la SF occidentale, tout cela dote ses textes d'un inimitable attrait.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 76, octobre 2015


  1. "Vol 727 pour ailleurs"…
  2. Dans Angle mort et Fiction.

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