KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Claude Ecken : Au réveil il était midi

nouvelles de Science-Fiction, 2012

chronique par Pascal J. Thomas, 2012

par ailleurs :

Claude Ecken est un homme qui travaille beaucoup plus qu'il ne le laisse à voir. Pour l'avoir souvent croisé, je peux témoigner de la quantité quasi suicidaire de documentation et d'attention qu'il apporte à chacun des projets dont il accepte de relever le défi — que ce soient des textes pour une exposition ou un article d'encyclopédie, sans parler des chroniques de livres ou des textes littéraires que vous connaissez sans doute mieux.

Voici donc un livre qu'on ne sait classer, mais qu'il ne faudrait pas négliger. C'est un recueil de nouvelles, mais toutes ont été écrites expressément pour le livre et doivent se lire dans l'ordre donné. C'est de la SF, mais vous noterez que l'Atalante ne le fait pas figurer dans sa collection de SF, "la Dentelle du Cygne", et ne mentionne pas une fois en quatrième de couverture qu'il pourrait être question du futur. C'est pourtant situé explicitement dans le futur, même si ce futur se raccorde directement au présent de l'écriture — les derniers mois du mandat présidentiel de Nicolas Sarkozy, pour être précis, et l'auteur a accéléré son rythme de production, d'ordinaire posé, pour permettre une sortie de l'ouvrage avant les élections présidentielles : pari tenu.(1)

En ouverture du livre, Ecken le dédie à sa compagne Françoise, et (entre autres) à « son engagement ». Cet engagement, sous des formes diverses, l'a toujours mise en contact (et Claude aussi, souvent) avec les gens qui, d'une façon ou d'une autre, sont rejetés par notre société ou n'y trouvent pas leur place. Échec éducatif, misère, petite délinquance, nous savons ces malheurs souvent liés. Au réveil il était midi part du détail de la réalité concrète de l'exclusion (et des remèdes insuffisants qu'on tente de lui apporter) pour extrapoler, à peine, vers une société chaque année plus pervertie par une réponse sécuritaire à ses propres maux.

Un livre militant, écrit vite : on croit tenir la recette d'un volume imbuvable. Et non. Le recueil se lit fébrilement, avec une certaine horreur bien entendu, mais aussi avec le plaisir que procure l'écriture bien faite, qui pratique à l'occasion un peu de recherche formelle (les clins d'œil à Ballard dans "la Ville de cristal", l'usage de la deuxième personne du singulier dans "la Petite fille entre deux mondes", l'introduction rythmée par des phrases d'un mot dans "la Foire aux palabres"…).

"Sparadrap et bouts de ficelle" est un texte central dans le recueil, par sa position, par sa longueur (avec une soixantaine de pages, il doit arriver en premier, même s'il est suivi de près par "la Morale de l'Histoire"),(2) et par sa structure : le personnage central est une mère de famille jetée à la rue par la coïncidence des malchances (licenciement par un patron véreux, séparation d'avec un mari vindicatif), mais qui n'est vue que par l'œil des différents employés de services sociaux, agents de sécurité, ou bénévoles associatifs à qui elle s'adresse au cours d'une journée désespérante (avec quelques scènes en coulisses où l'on apprend, entre autres, comment les services de l'État peuvent briser les reins à une association d'utilité publique en semblant la soutenir : on sent ici le poids de l'expérience vécue). Pourtant, le personnage central ne cède pas au désespoir, et le texte, à serrer la gorge, se conclut sur une note curieusement optimiste.

Ce rayon d'optimisme dans la galère, parfois apporté par l'humour, se retrouve çà et là dans le livre ; si la professeur de "la Morale de l'Histoire" se trouve injustement sanctionnée par sa hiérarchie (moins compétente qu'elle) à cause des manigances d'un parent d'élève malhonnête mais influent, elle arrive à une sorte de réconciliation avec son propre passé ; si le retraité tranquille de "Je vous apprendrai la haine" se retrouve arrêté et maltraité par la police pour un pur délit d'opinion, il se retrouve en cellule avec un de ces rappeurs de son immeuble qu'il n'apprécie guère et entame avec lui une fructueuse collaboration artistique ; même le petit Amadou, dont le foyer, un immeuble squatté, vient d'être détruit, retrouve la joie sans besoin de la cellule de "Soutien psychologique" qui donne son titre au texte.

Il y a dans ce livre des textes tirés directement de l'actualité immédiate, comme "la Foire aux palabres", qui imagine la réaction, digne et cultivée, du Sénégalais insulté en public et en direct sur un marché par Nadine Morano (non nommément citée, mais copiée de près). D'autres extrapolent des mesures bien connues, comme "Pierre Martino, un cas", situé dans un futur un peu plus lointain où le repérage de la pré-délinquance conduit — et le spécialiste de la chose en est fier — à pré-destiner un individu au crime. Au fur et à mesure qu'on avance dans le livre, on avance dans le temps, et "la Ville de cristal" (sur les dérives et les impasses nécessaires de la vidéosurveillance) et "2021" (description fantasmée d'une utopie patronale) sont plus clairement de la SF, en ce sens qu'ils font appel à des technologies qui ont une enjambée d'avance sur l'état actuel des choses (on espère). De façon générale, j'ai moins aimé les textes déclamés d'un jet, sans personnages, que sont "Schizonoïa" ou "Asphyxie" — mais ils ne pourraient sans doute pas être omis du recueil sans en perturber l'économie générale.

On peut s'interroger sur le statut d'un tel livre. S'il s'agit d'une charge destinée à changer un résultat électoral, elle arrive trop tard, ou portée par un éditeur trop peu puissant, pour avoir un effet mesurable — il n'y a qu'un Indignez-vous !, de même qu'il n'y a qu'un Code De Vinci, et ça n'a rien à voir avec la morale ou la qualité littéraire… Il aurait fallu, pour donner de l'importance au livre, qu'il échoue dans un premier temps, et que le président sortant emporte la réélection. Soyons sérieux. Les changements électoraux sont des rides à la surface du lac de la société. Ils ont leur importance, ils auront des effets cumulatifs, mais les tendances lourdes sont longues à changer (par définition même). Et ce livre accomplit la tâche de la bonne SF : nous tendre un miroir déformant, nous soumettre une anamorphose rigoureuse et émouvante de notre société. Pour cela, on le lira encore longtemps, ou du moins il faut le souhaiter.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 71, octobre 2012


  1. Bien entendu, nous le chroniquons trop tard en un sens : mais vous avez l'habitude de KWS, maintenant…
  2. Voir les longueurs respectives dans la fiche exliibris.

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