KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Anthony Rowley & Fabrice d'Almeida : Et si on refaisait l'histoire ?

recueil d'articles en série, 2009

chronique par Éric Vial, 2010

par ailleurs :

Devant ce livre, on peut être à la fois déçu et enthousiaste. Déçu, d'abord, parce qu'il faut bien commencer par ce qui chiffonne. Déçu par la relative légèreté de l'ensemble. Par une certaine superficialité. Il faut dire que le volume est avant tout un recueil d'articles, ou de chroniques, qui ont été l'un des feuilletons de l'été de l'hebdomadaire Marianne, il y a quelque temps ; cela n'a absolument rien de déshonorant, bien au contraire, mais suppose une standardisation quantitative des chapitres, une rapidité aussi, qui posent parfois problème. On aurait pu imaginer un travail supplémentaire, des notes, des pistes, des compléments, que l'introduction et la conclusion n'apportent pas vraiment. Mais il faut bien reconnaître que pour le grand public ce travail n'aurait peut-être pas été appréciable, et que du strict point de vue universitaire les auteurs n'auraient pas gagné grand-chose, voire n'auraient rien gagné du tout. Cette dernière remarque devant être comprise comme condamnant leurs potentiels critiques institutionnels à œillères, infiniment plus qu'eux-mêmes.

De quoi s'agit-il, au fait ? De seize tournants, explorés par deux historiens brillants et appréciés de leur corporation (et des médias, ce n'est pas incompatible). Chaque tournant est traité en une dizaine de pages, ce qui n'est pas énorme. Défaite des Grecs face aux Perses, libération du Christ par Pilate, échec de Charles Martel à Poitiers, mort prématurée de Jeanne d'Arc, adoption des thèses de Luther par l'Église catholique, débarquement de l'Invincible Armada, mise à l'écart de Richelieu, réussite de la fuite de Louis XVI hors de France, déroute française à Austerlitz, pas de guerre en 1870, victoire allemande éclair en 1914, dictature religieuse raspoutinienne en Russie, guerre immédiate au lieu du sursis de Munich en 1938, échec de la bombe atomique en 1945, mort accidentelle de de Gaulle fin mai 1968, destruction d'Israël lors de la guerre du Kippour… Ouf, on a fait le tour.

Le panorama a ce qu'il faut de classique pour que le lecteur normalement constitué s'y retrouve. La faiblesse, on l'a dit, c'est la rapidité de traitement, à chaque fois. En compensation, les auteurs savent ne pas emprunter la ligne de plus grande pente, manier le paradoxe apparent, montrer que rien n'est jamais tout à fait simple. Ainsi, la victoire des Perses aurait bien pu ne pas changer grand-chose : malgré la liquidation des cités grecques et la perte de l'idée de République, les libertés germaniques en auraient tenu lieu, parlementarisme, laïcité, droits de l'Homme auraient même pu s'imposer plus tôt, dans un Occident qui « se serait passé de la culpabilisation chrétienne » et aurait été « plus libéral et moins fraternel », ce qui fait d'ailleurs conclure que « nous vivons aujourd'hui la revanche des Perses » (beau pied de nez). À l'épisode suivant, que Jésus ne soit pas crucifié pourrait ne pas changer grand-chose au christianisme, mais limiter sans doute sa diffusion, du moins en Méditerranée, en rendant inutile le césaropapisme romain, situation liquidée en trop peu de mots pour être vraiment justifiée, mais ouvrant de fort intéressantes perspectives. Et si Poitiers avait été une victoire de l'Islam, on aurait pu voir, loin d'une Andalousie prospère, un affrontement entre deux blocs européens, absorbant les énergies, détournant des chemins de l'Ouest, donc des Grandes découvertes, enfermant l'Occident dans le Moyen Âge. Dans ces deux derniers cas, d'ailleurs, on voit bien les limites de l'exercice, la nécessité de brasser et de bouleverser des tendances lourdes en deux lignes, donc sans justification ni description, et celle d'évacuer tout doute sur la validité du point de divergence, alors même que quelques lignes étayent tous les doutes que l'on peut avoir sur l'importance d'un simple accrochage — on rappellera pour mémoire que des troupes musulmanes tiennent des positions sur le territoire de la France actuelle bien après 732, sous Charlemagne et sauf erreur en particulier du côté de Carcassonne par exemple, et jusqu'aux alentours de 950, dernier carat cette fois, dans ce qui s'appelle encore le massif des Maures, en Provence littorale ; et on se demandera peut-être en revanche ce que Charles Martel faisait exactement là, histoire de promouvoir une autre vision de l'affaire, le début de la conquête du Sud-Ouest par des soudards du Nord, dont on ne fera peut-être pas les lointains ancêtres de Simon de Montfort, mais qui apportaient assez de régressions pour faire regretter un voisinage certes épineux, avec des voisins certes malcommodes, mais qui n'arrivèrent jamais vraiment aux Pyrénées, loin de pouvoir les franchir durablement, rien n'y changeant vraiment que la razzia poitevine se soit soldée ou non par une fessée.

Et on peut se poser ainsi des questions de bout en bout — la mort du général de Gaulle dans un crash d'hélicoptère alors qu'il partait en Allemagne chez Massu, par exemple, débouche paradoxalement sur un durcissement quasi-dictatorial sous la houlette du radical Gaston Monnerville, après que le suffrage universel ait écarté Pompidou, avant que l'Histoire reprenne à peu près son cours, mais la crise économique ne vient à aucun moment perturber le cours des choses, ni troubler la présidence d'un Jean-Jacques Servan-Schreiber cumulant les réformes politiquement libérales de Valéry Giscard d'Estaing et de François Mitterrand, de la majorité à 18 ans et de l'IVG à l'abolition de la peine de mort… On pourrait continuer longtemps ainsi. La critique n'en serait pas plus à double tranchant. Car les vertus, les raisons de s'enthousiasmer, sont de même nature que les défauts, les motifs à récrimination : cela va trop vite, les auteurs laissent au lecteur des blancs à remplir, des corrections à effectuer, des questions à (se) poser, preuve de leur superficialité ; mais ces mêmes manques sont autant de provocations à réfléchir, ce qui ne peut qu'être satisfaisant en des temps que l'on croirait volontiers marqués par les électro-encéphalogrammes plats de la téléréalité et par la diffusion psittacéesque des “éléments de langage” diffusés par un palais de l'Élysée que les ailes de Guéant ne sont pas seules à empêcher de marcher. C'est un peu du Ikea : on vous donne les éléments et débrouillez-vous, mais ce n'est pas si mal. Et la conclusion fournit quelques autres idées, efficaces mais stimulantes, à commencer par celle d'Indiens d'Amérique pour une raison ou pour une autre plus résistants aux maladies européennes à commencer par la variole.

Enthousiasme et déception s'alimentent bien aux mêmes sources. Et le premier prévaut. Pour les récits s'entend. Pour l'encadrement un tant soit peu théorique, introduction, conclusion, considérations sur l'Histoire et sur sa plasticité, références bibliographiques et réflexion épistémologique, rapports entre uchronie romanesque et counterfactual history, et tout ça, on est en droit d'être déçu, comme dit plus haut et même si on n'est vraiment pas le membre le plus porté sur la théorie de la corporation des historiens. Tant pis. On peut même s'irriter d'approximations, non pas quant à l'Histoire, mais quant à l'uchronie. Ainsi, certes Emmanuel Carrère est romancier, mais laisser entendre que le Détroit de Behring est un roman pose un léger problème et laisse supposer que soit on n'a pas lu cet essai, tiré d'un mémoire dirigé par Raoul Girardet à l'IEP, où enseigne un des co-auteurs, soit l'on écrit vraiment trop vite et sans se demander ce que le lecteur peut comprendre. Tant pis, de nouveau. Parce que là encore la rapidité de stylo ou de clavier est à double tranchant, vitesse et décontraction engendrant ce type de flou mais assurant aussi quelques bonheurs de plume, ou quelques clins d'œil. Comme en direction de Georges Perec, auquel Fabrice d'Almeida, neveu de Roland Topor, est apparenté, qui parlait de l'Histoire avec sa grande hache, et auquel les auteurs opposent une Histoire avec des scies.

Au total, c'est un peu rapide, ça se lit agréablement, ça pourrait intéresser un public non spécialisé, ça donne envie de se décrasser les synapses pour poursuivre la réflexion. On a tout de même vu nombre de bilans plus globalement négatifs…

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 67, décembre 2010

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