KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Jérôme Dumoulin : Divagations sur la fin des temps

conjectures rationnelles non romanesques, 2010

chronique par Jean-Jacques Régnier, 2010

par ailleurs :

Voilà un ouvrage de “conjecture rationnelle”. Qui plus est, et bien que la chose n'apparaisse que progressivement, il s'agit de fiction. Et pourtant, il lui manque un élément pour correspondre à la définition classique donnée de la “science fiction” par Pierre Versins : le romanesque.

De quoi s'agit-il, en effet ? Eh bien, au premier abord, on ne sait vraiment. L'ouvrage est structuré en seize chapitres, regroupés en quatre parties. Chacun de ces chapitres, portant un titre en latin, présente ce qu'on pourrait appeler rapidement un phénomène naturel extraordinaire. Ces phénomènes touchent respectivement, pour chacune des parties, d'abord les quatre éléments, ensuite la faune et la flore, puis les astres, et enfin les sens de l'Homme.

Pour donner un exemple, le deuxième des cataclysmes de la partie Des quatre éléments est traité dans un chapitre titré : "Cavus absolutus", lequel décrit de nombreux exemples d'effondrements soudains de portions de sol dans des trous circulaires de taille variable, mais pouvant aller jusqu'à une dizaine de mètres de diamètre et une centaine de profondeur. Ces phénomènes sont connus, fréquents dans les reliefs karstiques, appelés en anglais sinkhole collapses, et ils sont à l'origine, par exemple, des dolines. Jusqu'à maintenant, si j'ose dire, tout va bien. Mais le chapitre se termine par une annonce inquiétante : la fréquence de ces incidents telluriques irait croissant, ainsi que leur importance, faisant craindre des engloutissements aussi soudains que catastrophiques. Les hypothèses les plus diverses fleurissent quant à l'origine de ces phénomènes : bouffées gravitationnelles paroxystiques, essaims de micro-trous noirs infinitésimaux — j'en passe. J'ajoute qu'un trou s'est ainsi formé brutalement au beau milieu de la bourgade de Schmalkalden, en Allemagne, et ce le premier novembre dernier, donc après la parution de ce livre.

Autre exemple, dans la partie De la faune et de la flore, le chapitre "Fera umbellifera", où l'on apprend qu'une ombellifère géante, découverte au xixe siècle dans le Caucase, a progressivement développé des propriétés urticantes gravissimes pouvant mener à la mort, et en tout cas à de graves lésions. Le phénomène devient rapidement planétaire avec la prolifération de cette plante. Ou bien, dans la partie Des sens de l'Homme, le chapitre "Muscæ volitantes", qui décrit des sortes de phosphènes, taches de la vision, symptômes de myodésopsie, qui se mettent à frapper de plus en plus gravement les habitants de Hollywood. Dans la partie Des astres, le chapitre "Tectus terræ motus" décrit les micro-séismes stridents, que les Japonais nomment piri-piri, qui ont porté un coup mortel à la vieille industrie du cristal en Europe et qui font pondre aux poules des œufs minuscules.

Tout le livre balance ainsi entre le réel, le vraisemblable et l'extrapolation. Ça ne vous rappelle pas quelque chose ? Il cite d'ailleurs explicitement des romans de SF, par exemple le Jour des Triffides de John Wyndham.

Ce qui ajoute au côté singulier de la chose, c'est que ces phénomènes semblent mutuellement exclusifs les uns des autres : ce dont il est question dans une rubrique n'a aucun lien ni retentissement avec ce qui peut de passer dans les quinze autres, et l'irruption d'acouphènes figuratifs est par exemple totalement indépendante de la croissance subite des lézards de Croatie.

Il n'y a pas d'intrigue, ou très ténue, mais en tout cas répétitive : la découverte progressive de l'irruption du cataclysme et la description de ses méfaits croissants, à grands coups de citations tirées des meilleures revues scientifiques. Le pire, c'est qu'on en reste là : la menace plane toujours à la fin de chacune des sections.

Ce qui est enfin très étonnant, c'est le statut de ces fictions : comme en Science-Fiction, leurs éléments constitutifs sont présentés comme vraisemblables ; mais la présentation exclut que l'on se trouve dans une fiction et tout se passe alors comme si tout cela se passait réellement, comme si les vagues géantes se multipliaient à travers les océans, comme si le ralentissement de la vitesse orbitale de Jupiter allait libérer les milliers d'astéroïdes jusqu'alors coincés aux points de Lagrange de la planète, comme si les émeus de la San Geronimo Valley allaient revenir à la Préhistoire, comme si des nuages déments pouvaient phagocyter des avions. Pourtant, l'auteur écrit (p. 77) que la commission de Bruxelles a été impressionnée par les vrais chiffres et, pour que nul ne l'ignore, le mot est en italiques !

On dit que certains chroniqueurs de cet ouvrage s'y sont laissé prendre et ont cru à la véracité de ces histoires… Mais qui sait ?

Jean-Jacques Régnier → Keep Watching the Skies!, nº 67, décembre 2010

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