KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Éric Picholle : Solution non satisfaisante : Heinlein et l'arme atomique

dossier accompagnant une nouvelle de Science-Fiction, 2009

chronique par Pascal J. Thomas, 2010

par ailleurs :

Avec Ugo Bellagamba, Éric Picholle nous avait offert en 2007 aux Moutons électriques une biographie littéraire, Solutions non satisfaisantes : une anatomie de Robert A. Heinlein, qui mettait en parallèle la vie de l'auteur et les reflets qu'on peut en discerner autant dans ses œuvres de fiction que dans ses nombreux articles d'opinion. L'ouvrage était visiblement appuyé sur une abondante documentation, et je subodore que ce nouveau livre au Somnium, consacré à une approche beaucoup plus détaillée d'un sujet plus circonscrit, a servi en partie à recycler les sources accumulées pour le précédent.

Ce qui n'en diminue pas l'intérêt ! Solution non satisfaisante (au singulier) est un objet hybride : une nouvelle de l'écrivain ("Solution unsatisfactory", publiée à l'origine en 1941 sous le pseudonyme d'Anson MacDonald), accompagnée d'une série de textes la replaçant dans un contexte historique où Robert A. Heinlein n'avait pas perdu espoir d'influencer l'histoire du monde dans lequel il vivait. À vrai dire, on peut se dire que la tentation politique ne l'a jamais quitté, quand on le voit en 1980 encore prenant la tête du lobbying des auteurs de SF en faveur de l'Initiative de Défense Stratégique (alias “Guerre des étoiles”) qui fut adoptée par Ronald Reagan, au moins en tant que levier de pression sur l'URSS.

Mais revenons à 1940. Les faits de base sur la fission nucléaire, qui ne seront censurés qu'après le démarrage du Manhattan Project, sont connus et objet d'articles dans la presse grand public autant que de nouvelles de SF, en particulier dans les magazines dirigés par John W. Campbell, Jr. "Solution non satisfaisante" s'inscrit dans cette lignée. Elle se situe dans un futur proche en continuité avec le présent, et on dirait de nos jours que c'est de la politique-fiction : quand elle est écrite, ni le Japon, ni l'Union soviétique, ni les USA ne sont pas engagés dans la Seconde Guerre mondiale, et l'auteur suppose que ces derniers continuent à apporter un soutien discret à la Grande-Bretagne en lutte contre l'Allemagne nazie, maîtresse du continent européen à l'ouest de Brest-Litovsk. Et les Américains finissent par fournir à Churchill l'arme absolue, sous forme d'une bombe sale : la dispersion de poussières radioactives tue toute vie dans la région de Berlin. Là commence la vraie intrigue : en présence d'une arme contre laquelle n'existe aucune défense, comment repenser l'organisation du monde pour éviter l'extinction de l'espèce humaine ? La réponse de Heinlein n'est pas exempte de nationalisme américain et de brusquerie militariste ; en même temps, il met en garde contre les réactionnaires de son propre pays qui mettraient sa puissance militaire au service d'intérêts économiques, et s'avoue dans le titre même insatisfait de l'issue finale.

Le reste du livre est une mise en contexte. D'abord un article de H. Bruce Franklin sur la longue tradition des textes d'avant 1940 consacrés aux super-armes, particulièrement atomiques, et à la problématique qu'ils ont développée (bien avant que les hommes politiques ne se rendent compte de la nécessité de cette réflexion) ; une biographie de Robert Cornog, ami de Heinlein qui participa au Manhattan Project ; et un long et passionnant article d'Éric Picholle sur la participation de Heinlein aux débats qui eurent lieu en 1945-1946 (et un peu avant) sur la manière de contrôler l'arme nucléaire nouvellement acquise par les États-Unis.(1) Deux faits frappants : Heinlein, employé par la marine américaine dans un laboratoire de recherche à Philadelphie, adresse à sa hiérarchie dès le 14 août 1945 un mémorandum appelant à un programme spatial monté par son employeur ayant pour but la surveillance de tout pays susceptible de mettre au point des armes nucléaires (qui renverraient au musée tous les armements classiques) ; peu après, libéré de cet emploi, il rentre sur la Côte Ouest en s'arrêtant longuement à Los Alamos, où les atomistes veulent discuter avec lui des implications politiques de l'arme nouvelle (dont ils sont loin de se désintéresser !). Pendant quelques mois, Heinlein se voudra lobbyiste du contrôle international des armements nucléaires, une entreprise qui échouera tant pour lui personnellement (sans doute parce que son vrai talent était dans la SF !) que pour le monde dans son ensemble (sans doute parce que c'est tout simplement trop facile de fabriquer des bombes atomiques).

Si j'ai un reproche à faire au recueil, c'est que son architecture globale n'apparaît pas toujours clairement, faute peut-être d'une introduction un peu plus explicative que le simple sommaire, peut-être d'une maquette plus claire — sur ce dernier point, je ne peux juger, ne disposant que d'un exemplaire d'épreuves que l'imprimeur doit retravailler, me dit-on. Éric Picholle a aussi quelques progrès à faire comme traducteur,(2) mais vétilles que tout cela ! Le livre dans son ensemble, avec ses chronologies et ses annexes, fait émerger une image fascinante d'une époque où la Science-Fiction entretenait un rapport dialectique étroit avec les développements politiques et techniques de son époque. La proposition de loi soumise par Jerry Voorhis, qui avant la guerre a milité avec Heinlein dans l'EPIC, un parti social-démocrate finalement phagocyté par le Parti démocrate, est un document surprenant ; nous avons un aperçu des batailles de 1945 pour la liberté scientifique et un contrôle international des armes de Leo Szilard, qui fut en 1939 co-signataire avec Albert Einstein (et sans doute auteur principal) de la lettre à Roosevelt demandant le démarrage d'un programme nucléaire militaire, et écrira aussi de la SF (la Voix des dauphins) ; et un rappel de l'anecdote la plus connue dans notre milieu, celle de la perquisition en 1944 des locaux d'Astounding par le FBI à la suite de la publication d'une nouvelle de Cleve Cartmill qui décrivait trop précisément la bombe atomique — Campbell finira par convaincre les agents trop zélés que s'il imposait à ses auteurs une censure sur ce point, cela ne pourrait que mettre la puce à l'oreille à d'éventuels espions, tellement il avait publié auparavant de textes sur le sujet !

Vous devriez vous plonger dans ce livre, au moins autant pour l'histoire du genre et de sa relation à la société que pour la nouvelle qui lui donne son titre.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 65-66, juillet 2010


  1. Qui recoupe en partie les chapitres 6 et 8 de Solutions non satisfaisantes (au pluriel).
  2. "Playing it by ear" et "cooling one's heels" sont des idiomatismes que l'on peut traduire respectivement par "y aller au jugé" et "poireauter", et non littéralement, comme c'est le cas p. 65 et p. 33.

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