KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Jean-François Thomas : Défricheurs d'imaginaire

anthologie historique de Science-Fiction suisse romande, 2009

chronique par Pascal J. Thomas, 2010

par ailleurs :

Dans l'océan de la production littéraire, le critique aime à penser qu'il immerge quelques bouées, qu'il suggère quelques itinéraires. En Science-Fiction, nous sommes bien souvent issus du fandom, partageant ou côtoyant la passion de la collection, qui peut nous faire privilégier le recensement à la recension ; et même si l'on s'affranchit de la soumission à des critères extrinsèques (comme l'appartenance d'un ensemble d'œuvres à une série définie par son éditeur), bien des brillantes analyses vont s'appuyer sur un échantillon d'œuvres bien choisies, où nous voudrons, dans nos moments d'hubris, discerner une tendance, voire un mouvement.

Rassembler un sous-ensemble d'œuvres ne suffit pas, néanmoins, à les constituer en école. Et de fait, la “Science-Fiction suisse romande”, objet de cette anthologie selon le sous-titre affiché en couverture, n'existe pas. Et Jean-François Thomas en convient dans sa préface : « En définitive, la Science-Fiction suisse romande, au contraire de ses homologues française et américaine, n'a jamais constitué un mouvement d'ensemble. Les œuvres qui la constituent ont été publiées isolément. » (p. 22).

Poussons plus loin l'analyse. « Peu me chaut » pourriez-vous me dire, « que l'auteur que je lis ait travaillé isolément ou dans un atelier ; seul le texte m'intéresse. » Il se trouve qu'en SF, et plus généralement dans la littérature dite de genre, un certain univers conceptuel est accepté par la majorité des auteurs, et chaque œuvre successive vient ajouter (ou effacer) une touche au tableau d'ensemble. Les œuvres publiées isolément — et cela est vrai aussi des récits relevant de la SF émanant d'auteurs intégrés à la littérature blanche française, ou de la Science-Fiction occitane, ou des débuts du genre dans chaque pays concerné — empruntent souvent un petit nombre d'éléments au genre, sans se placer dans une tradition globale, et sont immédiatement repérables pour le lecteur rompu aux codes du genre. Ce qu'est, je pense, le lecteur type de KWS.

À quatre exceptions près, toutes postérieures à 1985, les textes de ce recueil, donc, proviennent de ces écrivains de Science-Fiction suisses romands qui « ne sont pas étiquetés “écrivains de Science-Fiction” et ne se considèrent certainement pas comme tels » (préface, p. 20). Il sera peut-être plus surprenant de noter que beaucoup de ces auteurs, s'ils se sont probablement considérés comme suisses au niveau personnel — et j'ai le plus grand respect pour l'identité inimitable du peuple suisse, qui s'est rassemblé plus ou moins volontairement autour d'un mode de vie et d'un modèle politique, tout en respectant la diversité des langues et cultures présentes sur son territoire —, ne manifestent guère d'helvétude dans leur production, au demeurant souvent publiée en France à l'origine. Ni au niveau de la langue — mais la langue d'origine des Romands est morte depuis longtemps, en dehors de la vallée d'Évolène —, ni même de variations dans l'usage du français, ni à celui de la localisation de l'action. Peut-être demeure-t-il d'infimes variations dans la vision du monde. Et surtout, quelques remarquables exceptions, exemples de textes enracinés, souvent les plus savoureux du recueil.

Pour résumer : la Science-Fiction suisse romande n'est pas vraiment de la Science-Fiction, elle n'est pas vraiment suisse, ni romande — dans la mesure où cet adjectif, isolé, signifie encore quelque chose. Que reste-t-il du projet ? L'impression, tout d'abord, que Jean-François Thomas — qui appartient depuis plus de trente ans au fandom francophone européen(1) — a fait œuvre prescriptive plus que descriptive : il veut aider, ou accompagner, la naissance d'une SF suisse romande consciente d'elle-même — et pourquoi pas ? —, et conclut l'ouvrage par des nouvelles de ses contemporains, Panchard, Petoud, Rouiller, qui témoignent, non seulement du talent de leurs auteurs, mais de leur intégration consciente dans la SF. Et le meilleur manifeste est peut-être de se persuader que la chose qu'on veut créer existe déjà, sans le savoir.

Il reste, surtout, une bien agréable sélection de trouvailles et de divertissements. Venons-en enfin au contenu du livre !

Les textes de Panchard, Petoud, et Rouiller seront sans doute connus des lecteurs. "La Maison de l'araignée" de Wildy Petoud était paru dans Superfuturs et avait révélé l'auteure. On retrouve avec plaisir son inventivité un peu délirante et son langage dru. Un peu comme du Lafferty français. Les nouvelles de Rouiller et Panchard sont parues dans Galaxies en 2004 — je n'ai pas toujours le temps de lire tous les numéros ; je les avais ratées, et je le regrette. Si "Délocalisation", l'histoire de mutante télékinétique déchue de François Rouiller, se situe en Suisse, c'est dans l'intérêt du vécu du détail ; elle pourrait être située n'importe où, mais vaut surtout pour la peinture au vitriol que livre involontairement de lui-même son écœurant narrateur. "Comme une fumée", la nouvelle de Georges Panchard, est une mécanique superbement montée — qui triche un peu en s'arrêtant tout de suite après sa chute, filant à l'anglaise sans daigner fournir des explications qui seraient peut-être forcées, en tout cas moins élégantes que la montée progressive vers l'événement final. L'écriture soignée se double d'une attitude un peu méprisante du protagoniste vis-à-vis de tout ce qui l'entoure (lui compris). Ça lasserait sur la durée d'un roman. Comme le note fort justement l'anthologiste, l'univers est proche de celui de Forteresse, texte avec lequel celui-ci partage l'obsession pour l'assassinat des personnalités. À la différence de Rouiller, Panchard choisit pour son texte un cadre nettoyé de références précises, à savoir un pays anglophone non-précisé (dans un futur proche non-précisé) ; je trouve que cela aplatit le décor, au niveau notamment des choix onomastiques.

Rolf Kesselring est un autre nom bien connu des amateurs de SF, plus comme éditeur que comme auteur. "Martien vole", très inspiré de Fredric Brown, est tiré d'un recueil sorti en 1969 et réédité en 1988, ce qui lui vaut de figurer à cette dernière date dans le rangement chronologique du recueil.

Restent, pour ce qui est des années 1979 à 2003, sept textes “isolés”, d'intérêt divers, mais tous très lisibles. Ce sont souvent des dystopies plus ou moins explicites. Sylvie Neeman Romascano habille, dans "Mais aussi un cadenas, des menottes, une bille et un désir", sa vision ironique d'un futur analphabète d'un étonnant lyrisme. Odette Renaud-Vernet raconte la fin du monde avec "Ce jour-là" — et décrit au passage avec un sens mordant du détail la vie prosaïque d'un Suisse sans qualités. Mais la fin du monde elle-même est vue comme le Jugement dernier, ce qui rend douteux le classement de cette nouvelle comme SF (elle est d'ailleurs parue dans un recueil franchement intitulé Xannt : contes fantastiques). Le meilleur du lot à mon sens est aussi le plus délibérément suisse : "Château d'eau" de Bernard Comment. La Suisse décide de faire la guerre à tous ses voisins en gardant pour elle ses fleuves. Mais une fois les digues fermées, l'eau monte… C'est de l'humour plus que de la politique-fiction à proprement parler, mais réjouissant quand même, et très finement écrit. Il est intéressant de noter que cette nouvelle, qui du recueil est la plus focalisée sur la Suisse, vient de la plume d'un homme très intégré dans la vie culturelle française (hautes fonctions à France Culture, aux éditions du Seuil…). Il est tentant de conjecturer que son regard, posé sur la Confédération tant du dehors comme du dedans, lui permet d'autant mieux la brocarder.

Reste à dire un mot sur la partie “SF ancienne” du livre, celle pour laquelle il est inévitable que les textes soient écrits sans conscience d'être de la SF. Je saute à dessein les chansons de Jean Villard Gilles, justement parce que, comme ce sont des chansons, je pourrais les écouter, mais ne sais les lire comme il convient. La SF ancienne en France, c'est pour moi celle d'avant la Seconde Guerre mondiale ; dans ce recueil, elle se prolonge jusqu'en 1949 — c'est du moins l'impression qu'il m'en donne, car le texte de Noëlle Roger, "les Secrets de Monsieur Merlin", très explicitement placé dans la tradition du conte (Barbe Bleue plus que Table Ronde), me semble aborder le novum sous l'angle étroit de l'invention extraordinaire, sans la hardiesse qu'avait déjà à l'époque la SF américaine. Léon Bopp, avec "une Fable", pratique sans doute lui aussi plus la parabole politique que la SF à proprement parler, mais avec un tel allant et une telle originalité dans l'invention verbale qu'on aurait regretté de s'en dispenser.

Original, Roger Farney l'était certainement. "Les Anekphantes", malgré sa date de parution de 1931, pourrait trouver sa place dans une anthologie de hard SF radicale. À ceci près que ce très long récit de la vie de cellules intelligentes est quand même assez indigeste. En tout cas pour le lecteur, certes pressé, que je suis.

Michel Épuy dans "Anthéa ou l'Étrange planète" se montrait digne émule de Rosny aîné, avec une touche de Verne et d'Edgar Rice Burroughs — quel dommage quand même que son astronome parisien, sous sa plume, ne s'étonne pas de la façon dont cet astre errant bafoue allègrement les lois de la mécanique céleste. Le meilleur récit de cette période ancienne, toutefois, et peut-être le meilleur de l'anthologie, est celui qui l'entame : "l'Autopsie du docteur Z***", publié en 1884 par Édouard Rod. L'action est cette fois située à Bordeaux : une machine nouvelle permet de lire les dernières pensées et sensations, éprouvées après la mort, d'un riche négociant bordelais — il en existait encore à cette époque d'imparfaite centralisation. Les ressorts sont, bien entendu, ceux des défauts humains de toujours, et le texte est un petit chef-d'œuvre.

Si la SFSR n'a pas atteint — ou pas encore — la masse critique nécessaire au démarrage de sa réaction en chaîne, le combustible est là, et remercions Jean-François Thomas d'être allé le prospecter.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 65-66, juillet 2010

Lire aussi dans KWS la chronique de Dimension Suisse par Pascal J. Thomas, ainsi que l'éditorial du même au numéro 68 de KWS


  1. Il n'y pas de frontières pertinentes à établir entre France, Suisse romande et Belgique francophone en l'occurrence.

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