KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Robert Charles Wilson : À travers temps

(a Bridge of years, 1991)

roman de Science-Fiction

chronique par Éric Vial, 2010

par ailleurs :

La nostalgie est toujours ce qu'elle était. Celle des années 1960 dans la Science-Fiction américaine, par exemple. Celle des grands anciens, Simak en l'occurrence. Pas celle d'il y a vingt ans, bien que ce soit l'âge de ce roman de Robert Charles Wilson (paru à l'origine en 1991). Et celle, peut-être, du tiroir-caisse ou de la bouée de sauvetage pour l'éditeur, auquel on ne saurait cependant reprocher, puisque l'auteur semble se vendre de manière convenable, de le publier le plus possible, parce que ce n'est pas un risque, parce que ça peut même permettre de prendre des risques en publiant d'autres sans savoir si eux se vendront, et tout simplement parce que si ça se vend c'est que des gens achètent et qu'on peut donc supposer qu'ils lisent et sont satisfaits, chose qui à son tour laisse supposer qu'ils n'ont pas si mauvais goût que ça ; tant pis donc si cela crée des raccourcis temporels un peu préjudiciables à la lecture : j'entends par là que quand le dernier roman d'un auteur a été raclé en eaux profondes et remonté à la surface après vingt ans, il est probablement moins abouti, moins peaufiné, moins maîtrisé, moins toutcequevousvoudré, que des textes déjà parus, mais plus récents, ce qui est le degré zéro du paradoxe temporel mais en est un tout de même, et me permet de façon tout à fait annexe de vérifier quelles sont les marges de tolérance du rédacteurenchef de KWS puis éventuellement de son lecteur en matière de phrases scandaleusement longues.(1)

Après ces considérations oiseuses, passons aux vraies nostalgies promises. Et à des phrases plus décentes. Les grands anciens, d'abord. Vous vous souvenez peut-être d'un roman intitulé Au carrefour des étoiles, en v.o. Here gather the stars / Way station, datant de 1963, prix Hugo l'année suivante, publié en français chez Albin Michel puis J'ai lu. Une maison isolée, gardée par un vieil homme, servait de relais à des systèmes de téléportation, de gare ou d'étape sur Terre. Et des extraterrestres plus ou moins étranges y transitaient. Jusqu'à, crois-je me souvenir, qu'un échappé de quelque bagne, vaguement en forme de rat si je ne me fabrique pas trop de faux souvenirs, emprunte le système, d'où quelques complications. Si Wikipédia ne me fait pas de farce, Clifford D. Simak est mort au printemps 1988. A Bridge of years est paru en 1991 mais est supposé se dérouler, pour sa plus grande partie, en 1989. Et a manifestement été rédigé alors. Ce qui laisse penser à un hommage, sans qu'il ne s'agisse ni d'un pastiche, ni d'une démarque, ni d'un plagiat. C'est bien plutôt un salut d'un jeune auteur, futur grand, à un des plus grands parmi les maîtres. Comme le même jeune auteur, juste un peu plus tard, a salué les Enfants d'Icare dans le Vaisseau des voyageurs. Dans le cas présent, les éléments récupérés sont une maison isolée, un gardien bénéficiant sinon de l'immortalité du moins de la promesse d'un rajeunissement massif, des canaux allant d'un point à un autre, une irruption imprévue et indésirée. Mais (et à partir de là, ceux qui veulent se ménager un des plaisirs de la lecture sont priés de passer leur chemin, tant il faut bien révéler en peu de lignes des éléments qui, dans le livre, n'apparaissent qu'assez lentement, à l'exception du premier, présent dès les premiers mots) il ne s'agit pas de voyages dans l'espace par une sorte de téléportation. On circule dans le temps. Et la gare n'est pas l'équivalent d'un nœud ferroviaire, tout juste une petite station sur une ligne, et même un peu moins que ça, en fait le bout du tunnel menant de ce point à un autre, situé en un autre endroit et non pas à une date fixe mais à une “distance” donnée du bout du “présent”, et avançant avec lui de jour en jour. Sachant qu'une autre maison, pas très loin, avec une explication de cette coïncidence un peu bâclée mais pas scandaleuse, abrite un autre bout de tunnel. D'un côté on peut partir vers le passé, de l'autre vers l'avenir. Reste pour des personnes-pas-au-courant à découvrir tout cela. Et au lecteur à faire de même. Avec plaisir, du reste, et avec une demi-longueur d'avance. Après la description d'un massacre à grands coups d'armes futuristes, et comme l'on sait qu'il est question de voyages dans le temps, on se doute bien entendu très vite de quelque chose quand la maison abandonnée apparaît comme hantée, ou en tout cas comme trop propre, trop entretenue malgré les années, lorsqu'elle est achetée par une des personnes-pas-au-courant évoquées ci-dessus. Mais on avance. Parce qu'on est pris par les personnages. Et qu'on a des surprises, qui ne concernent pas seulement des détails.

L'autre nostalgie annoncée, celle des années 1960, est à l'autre bout d'un des deux tunnels. Qui débouche sur Greenwich Village en 1962. Juste un peu avant la publication du roman de Simak déjà évoqué, mais surtout, me semble-t-il, au moment où la guerre froide va être suspendue pour plus d'une dizaine d'années, jusqu'aux effets de la crise économique traduite par les sénescences brejnevo-reagannesques. Moment où tout va sembler possible, pour ce qui est un instant dans l'histoire du monde mais aussi une éternité perdue pour ceux qui l'ont tout juste vécue (l'auteur avait neuf ans cette année-là), qui l'ont à peine effleurée (son personnage était quelque peu plus jeune), ou qui sont carrément nés après. Moment où ça bascule, où les années cinquante sont encore là, où la suite émerge. Moment aussi, et c'est rappelé, où il n'est pas encore question du sida, ce qui n'est pas négligeable. Tout cela étant à verser au dossier de cette nostalgie très présente, de Norman Spinrad à Stephen Baxter.

En revanche, même si le roman a vingt ans, il n'y aura sans doute guère de nostalgie pour le moment où il a été écrit. Non que d'un point de vue uchronique ce ne soit pas un nœud de possibles, un de ces moments où une infinité de choses semblent possibles avant une retombée fatale dans la grisaille du réel. Mais, hasard, habileté de l'auteur ou remodelage inconscient du traducteur (Gille Goullet, qui fait comme toujours du très bon travail), même s'il est dit et répété que l'année de base est cette année 1989, on ne sent pratiquement jamais la distance temporelle, sauf quand le personnage arrivé en 1962 regarde New York depuis l'Empire State Building et note que le World Trade Center n'est encore qu'un site d'enfouissement de déchets dans l'Hudson. Les références à Tchernobyl et à la place Tien'anmen apparaissent en revanche comme pratiquement intemporelles, renvoyant aux symboles des raisons d'avoir peur de l'avenir. Et ce présent inquiétant est tout à fait le nôtre, y compris dans les références au réchauffement climatique, angoisse présente et réalité future.

Ladite angoisse illustre par ailleurs une idée exposée naguère par Gérard Klein, et qu'il exprimait bien mieux que je ne puis le faire ici, et avec des perspectives plus brillantes. Mais en gros, il disait que les auteurs de Science-Fiction, jouant le rôle d'un porte-parole de leur groupe social, juxtaposent un fort pessimisme pour le court terme à un franc optimisme quant à l'avenir à long terme de l'Humanité. Ici, effectivement, l'avenir relativement proche n'a rien de rose, entre catastrophes climatiques, effondrement énergétique (un personnage venu du futur est étonné par le chauffage hivernal), guerres civiles avec rafles de futurs enfants-soldats (il ne s'agit pas tout à fait des “soldats de crèche” d'Ange mémoire, antérieur de quelques années, mais il y a là un clair cousinage), etc. Cela à l'horizon d'un siècle. La catastrophe écologique menaçant l'Humanité est un thème récurrent chez Wilson — il est vrai qu'on devrait plutôt s'étonner de ne pas la voir plus présente chez bien d'autres, tant elle bouche notre horizon réel. Cela dit, pour l'avenir plus lointain, les perspectives sont plus imprécises, mais effectivement, comme pour confirmer le schéma de Klein, l'Humanité a su manifestement se sortir de son impasse, et de façon paradoxale en récupérant dans un sens bénéfique les technologies utilisées dans un premier temps pour la guerre, à base de symbiose entre l'Homme et la machine, double asservissement au départ, coopération positive ensuite, même si elle est difficilement compréhensible, même si elle débouche sur des formes de vie qui nous sont en fait étrangères, et que l'auteur, avec une certaine prudence, ne fait qu'évoquer et non décrire ou analyser. Et l'avenir immédiat fort sombre n'est pas lui-même écrit d'avance, encore que les deux pages d'épilogue soient de ce point de vue fort ambiguës, car relevant de l'uchronie personnelle, ou plutôt de l'échappée métaphysique, et non pas de la construction d'un univers doté d'une histoire alternative à l'avenir imaginé antérieurement… Reste que les voyageurs temporels n'étant pas supposés interférer avec le réel, ni tenter de changer l'Histoire, il ne semble pas avoir été nécessaire de faire appel au deus ex machina d'autres romans, qu'il soit extraterrestre comme dans le Vaisseau des voyageurs à peine postérieur, ou qu'il relève lui aussi d'une lointaine descendance de l'Homme comme dans Spin [ 1 ] [ 2 ]. Le cumul dans un seul roman des deux perspectives est d'ailleurs sans doute assez typique du fonctionnement de Wilson. On remarquera aussi que son optimisme déjà fort relatif semble avoir mal résisté aux années, et que l'exhumer met en fait davantage en valeur l'inquiétude présente avec plus de violence par la suite, et nécessitant un improbable miracle pour que la catastrophe ne soit pas définitive.

Il serait sans nul doute possible de repérer d'autres liens entre cet À travers temps et les autres romans de Wilson. De ce point de vue, on est en terrain connu. Ce qui n'est pas un défaut, car dans le même temps, l'hommage implicite à Simak sert de point de départ à une histoire originale, où le jeu avec le temps ou les menaces réelles sur notre monde se combinent avec des sous-thèmes, des rebondissements ou des images fort différentes de celles rencontrées dans les précédents volumes du même auteur publiés de notre côté de la mare aux harengs. Bref, on a le plaisir de lire quelque chose d'effectivement nouveau, mais d'inscrit à la fois dans la filiation de la SF classique, et dans une œuvre personnelle, fortement structurée. Ce n'est pas mal.

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 65-66, juillet 2010


  1. Une fois n'est pas coutume, nous nous sommes fait un devoir de respecter scrupuleusement la ponctuation de l'auteur. —NdlR.

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