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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 61 les Langages de Pao

Keep Watching the Skies! nº 61, décembre 2008

Jack Vance : les Langages de Pao

(the Languages of Pao)

roman de Science-Fiction

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chronique par Éric Vial

"Folio SF" continue d'alterner avec bonheur classiques quasi-archéologiques faisant l'histoire du genre (à des titres divers Farmer, Brown, Williamson, Lewis, Wul ou Heinlein) et productions récentes aidant les éditeurs “grand format” à prendre quelques risques (Berthelot, Heliot, Bellagamba & Day ou Wilson). On ne peut que s'en féliciter. Surtout quand le schéma se brouille, et qu'on peine à dater un ouvrage datant d'un demi-siècle.

Certes, tout n'est pas de pointe dans cette histoire. L'autocratie à l'échelle d'une planète relève de l'imagerie d'Épinal, et Vance s'est manifestement contenté de dilater à l'échelle de système stellaire une histoire qu'il aurait largement pu situer sur une série d'archipels. Mais ce genre de faiblesse bénigne ne semble pas particulier au milieu du siècle dernier ; on lit même sensiblement pire, en plus récent et plus périssable : c'est sans doute la marque des limites de notre fonctionnement mental ordinaire, la conséquence de notre difficulté à nous penser comme une moisissure sur un grain de sable dans l'immensité (Lehoucq a encore bien du travail devant lui) et le résultat de notre fréquente incapacité à penser le politique (avec les conséquences électorales nationales déplorables que l'on sait, mais ce n'est probablement pas le lieu d'y insister). Sur le dernier point, les commentaires de Vance il y a quelques années, lors d'un voyage en France qu'il imaginait en démocratie populaire ou peu s'en faut, nous rappelaient qu'il y a des domaines où mieux vaut ne pas espérer de miracle. Ce n'est pas pour cela que l'on aime cet immense auteur.

Mais c'est peut-être d'abord parce qu'il a réconcilié préventivement Fantasy et Science-Fiction, bien avant que le public français ait eu conscience de l'existence de la première et a fortiori bien avant que d'aucuns théorisent sur une esthétique de la “fusion”. Toute l'histoire en effet pourrait être dupliquée dans un monde de Fantasy : armes et greffes d'un côté, sorts et philtres de l'autre pourraient être parfaitement interchangeables. Mais on est bien du côté de la S.-F. Moins parce qu'il est question des premières et non des seconds que parce que la trame du récit est du côté de la rationalité. Et de quelques sciences, fussent-elles réputées molles : linguistique, sémantique, sociologie, ethnologie. Qui sont sans doute le deuxième élément éminemment appréciable, ici comme dans d'autres textes. On est bien au-delà d'un régent félon, d'un héritier évincé, de castes ou de guildes, de masses stéréotypées.

Vance imagine les effets des structures de la langue sur les mentalités, et les donne à voir, comme il sied en S.-F., où ce qui est inexpérimentable peut être déployé sinon devant les yeux du lecteur, du moins devant son imagination. Et si la politique technique, les structures du pouvoir, sont simplifiées à un point désolant, les forces utilisées sont, elles, hautement intéressantes. Jusque dans le détail d'une langue paralysante, parfois rendue dans les dialogues ou dans des notes infrapaginales, et dans son remplacement par d'autres, remodelant une société pour la rendre plus forte, parce que d'ailleurs plus diverse, multiple, avant que sa diversité doive être réinvestie dans une fusion générale. Ce qui pourrait pousser à imaginer de multiples spin offs et autres dérivés, parce que les difficultés et les conséquences de l'imposition autoritaire d'un idiome, étranger ou artificiel, sont à peine esquissées (et devraient interpeller de façon très directe notre rédacteurenchef), et parce que la fin ouverte, qui semble tout mettre sur des rails, pourrait fort bien déboucher sur un nouvel ensablement par uniformisation…

Tout ça sans oublier l'essentiel, le fait qu'au-delà de l'hypothèse socio-linguistique, on a une histoire, mêlant le destin d'un monde et celui d'un individu (l'héritier dépossédé, archétype s'il en est, mais toujours efficace), une histoire qui se lit fort bien au premier degré, et qui fonctionne. L'idée centrale est bien là, mais portée par cette histoire. La première a peu été exploitée depuis, la seconde n'a guère pris de rides (peut-être parce qu'elle était déjà aussi intemporelle qu'un conte) : que demander de mieux ?