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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 60 Someone comes to town, someone leaves town

Keep Watching the Skies! nº 60, juillet 2008

Cory Doctorow : Someone comes to town, someone leaves town

roman de Science-Fiction inédit en français

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chronique par Pascal J. Thomas

Toronto, en un de ces futurs si proches qu'en quelques années ils finissent par ressembler au passé. Alan vient d'acheter une maison, qu'il rénove entièrement pour y installer l'ensemble de ses collections — il vient de décider d'effectuer un de ses changements périodiques de métier, et après avoir dirigé avec succès des friperies puis des libraires d'occasion, il va se consacrer à une carrière d'écrivain. Mais les distractions ne manquent pas avant qu'il puisse seulement se mettre à écrire sa première nouvelle : découvrir ses nouveaux voisins, se promener dans son quartier du Marché, et surtout se mêler aux projets techno-utopiques de Kurt, qui a décidé d'offrir à tous une couverture wi-fi à l'aide de matériel récupéré dans les poubelles et bricolé par ses soins, et ceux d'une étonnante coterie de punks recyclés…

Ici le plus extraordinaire ne réside pas dans ses péripéties, mais dans la personnalité même du protagoniste. Quand il nous dit, très tôt dans le livre, que son père est une montagne et sa mère une machine à laver, nous pensons (parce que le roman ressemble encore à de la S.-F. presque réalisable) qu'il s'agit d'une façon très imagée de s'exprimer, jouant sur le stéréotype du chef de famille protecteur et de la ménagère assurant le bon fonctionnement du foyer.

Non.

Doctorow ne recule devant rien, et joue à fond le jeu S.-F. de la littéralisation. Le père d'Alan est bel est un bien une montagne, un de ses frères une île, un autre un mort ressuscité, trois autres frères s'emboîtent les uns dans les autres comme des poupées russes (et ne peuvent vivre séparés les uns des autres). Autant dire que cela dépasse quelque peu les frontières de l'acceptable dans le contexte de la S.-F. — à moins qu'on n'invoque les mânes de R.A. Lafferty, lui aussi plutôt fantasque dans ses inventions à ses heures. Ou alors Gene Wolfe, qui a tant produit de Fantasy atypique.

Faudrait-il ranger ce livre dans la Fantasy ? Les auteurs de Fantasy, il faut le dire, passent rarement autant de temps à détailler le fonctionnement des réseaux informatiques sans fil. Doctorow reste donc sui generis. Et n'arrange pas son cas en refusant implicitement de nommer ses principaux personnages : dans la fratrie d'Alan, chaque frère est désigné indifféremment par tout prénom commençant par la même lettre. Ainsi Alan est-il à l'occasion Arnold, Andrew, Adam, Art, Archie… (tous ces prénoms sont relevés page 136), et ses frères ont des prénoms commençant respectivement par B, C, D, et E-F-G (pour le frère triple). Corollaire : les autres personnages masculins (comme Kurt) doivent se servir dans le reste de l'alphabet !

Si Alan va se donner à fond pour le projet de réseau de Kurt, et risquer sa vie en se mêlant des problèmes de ses voisins, chez qui une sympathique jeune femme est menacée par les violences de son petit ami, la préoccupation centrale du livre demeure le conflit qui déchire la famille atypique d'Alan. On découvre peu à peu les événements macabres qui ont justifié le meurtre de Davey par ses frères. Et la vengeance lentement réalisée de Davey (qui est ressuscité ; vous vous doutez qu'on ne tue pas aussi facilement le fils d'une montagne) plane sur tout le reste du livre. La vie apparemment futile d'Alan prend peu à peu une coloration bien plus sombre. Mais ses émotions exacerbées ne débouchent sur une violence que fantasmée. Il veut désespérément s'intégrer dans la société des humains, et vivre normalement avec eux, autant que faire se peut, quand on doit faire face à des racistes mus par une haine meurtrière.

Ne vous attendez pas à du cyberpunk estampillé, débordant d'enthousiasme technologique. Cory Doctorow voue au high tech une admiration sincère qui n'exclut pas le regard critique, et montre comment les technologies de pointe se démodent vite (dans le regard des usagers, sinon dans les performances physiques). L'essentiel est ailleurs. L'imagination de Doctorow est perverse et émotionnelle. On peut ne pas aimer, mais ce livre laisse une impression à nulle autre pareille.