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Keep Watching the Skies! nº 59, janvier 2008

Robert Charles Wilson : Spin

(Spin)

roman de Science-Fiction

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chronique par Jean-Jacques Régnier

Je ne sais pas combien il paraît en France de romans de Science-Fiction, en année moyenne… En tout cas, il est clair qu'on ne peut pas tout lire. On est donc bien obligé de se fier à divers critères extérieurs, par exemple les récompenses obtenues : or, il s'agit ici du Hugo 2006, ce qui n'est pas rien. Mais il y a aussi un critère plus personnel, sans doute plus efficace — on a eu des surprises ! —, c'est l'auteur : or j'avais gardé un très bon souvenir d'autres ouvrages de Robert Charles Wilson, Darwinia, Blind Lake, Mysterium et surtout les Chronolithes. Voici donc quelques mots à propos de Spin, du même.

Mais d'abord, un extrait de la traditionnelle quatrième de couverture, qui me permet de donner une idée de la chose sans trop engager ma responsabilité :

Une nuit d'octobre, Tyler Dupree, douze ans, et ses deux meilleurs amis, Jason et Diane Lawton, quatorze ans, assistent à la disparition soudaine des étoiles. […]

Qui a emprisonné la terre derrière le Bouclier d'Octobre ? Et s'il s'agit d'extraterrestres, pourquoi ont-ils agi ainsi ?

Spin est le roman le plus ambitieux de Robert Charles Wilson à ce jour. Une ambition récompensée en septembre 2006 par le prix Hugo, la plus haute distinction de la Science-Fiction.

Pour une fois, le “prière d'insérer” est à peu près fidèle au roman, sans pourtant trop déflorer l'intrigue… Alors, j'en rajouterai un peu dans la défloration en disant qu'il y a aussi une terraformation de Mars, une transformation biologique artificielle des humains, la présence d'un émissaire de la Planète Rouge, le rôle énigmatique joué par d'Hypothétiques (c'est le nom qu'on leur donne) extraterrestres, etc. Cette foisonnante richesse thématique s'ajoute au thème de l'événement dévastateur ou cataclysmique inattendu, lequel est presque la marque de fabrique de Wilson : la disparition complète en 1912 de l'Europe occidentale telle que nous l'avons connue (Darwinia), l'irruption d'artefacts gigantesques venus de l'avenir (les Chronolithes), l'isolement soudain d'une bourgade du Middle West (Mysterium), etc.

Ici donc, c'est la Terre qui est isolée, à la fois dans l'espace et dans le temps, avec comme perspective la fin du monde dans quelques décennies. Si la Science-Fiction est une littérature du réel, une expérience de pensée pratiquée sur la société dans laquelle nous vivons, alors Wilson est un partisan de la manière forte : les grandes tendances de l'évolution historique chères par exemple à K. S. Robinson l'intéressent moins que le traitement de choc.

Mais ce traitement de choc a des conséquences narratives multiples : l'idée, très intéressante, selon laquelle l'accélération du temps sur la Terre (et sur elle seule) permet d'avoir un délai largement suffisant pour “semer” la vie sur Mars et y envoyer des êtres humains, dans l'espoir que ceux-ci évolueront et reviendront sauver la Terre de la menace qui pèse sur elle, structure parfaitement une construction en aller-retour. Je suis moins convaincu par l'invention martienne d'un traitement de longévité, qui me semble un peu plaqué sur la trame principale, sans lien très fort avec elle. Mais tous ces éléments sont présentés avec beaucoup de vraisemblance et en même temps d'habileté, donc sans trop de didactisme technique, comme quoi on peut utiliser des éléments scientifiques et techniques sans ouvrir trop de “tunnels” encyclopédiques. L'ensemble laisse une forte impression de cohérence et on peut, sans arrière-pensée, se laisser aller à une tranquille suspension d'incrédulité.

Les critiques ont insisté à juste titre sur le côté psychologiquement “humain” du roman, qui met en place des personnages construits et complexes. Oserai-je dire que c'est la moindre des choses, et que si on peut s'en féliciter, on peut aussi regretter qu'il soit encore nécessaire de souligner cette qualité. J'ajoute d'ailleurs que je suis personnellement moins enthousiaste sur ce point, les personnages n'étant quand même pas si éloignés que ça de stéréotypes un peu convenus, un de leurs défauts majeurs étant que, du début (parents ou adolescents) à la fin (l'âge mûr venu) eux-mêmes et les rapports qu'ils entretiennent ne changent pas beaucoup. Peut-être est-ce parce que les personnages principaux appartiennent tous à la même famille, ou plutôt à deux familles très proches. Mais peut-être est-ce aussi cet aspect qui fait sentir le côté “humain” : on a parfois l'impression d'un drame bourgeois au sein d'une épopée ! Mais pourquoi pas ?

Peut-être enfin est-ce dû à la construction du roman, entièrement axé sur le point de vue du narrateur, autour d'une série de retours en arrière, au moment où il va quitter notre monde (je n'en dirai pas plus). Cette construction très bien organisée n'est pas un des moindres attraits du roman, entretenant un suspense croissant par succession d'une part de scènes d'exposition et de développement, d'autre part de l'amorce du dénouement final, peu à peu dévoilé…

Un des lieux communs de la critique S.-F. contemporaine est que le terme "science" dans Science-Fiction peut parfaitement représenter des sciences dites “humaines”. Outre que, dans ce cas, il faudrait considérer le roman psychologique ou historique traditionnel comme relevant de la S.-F., on devrait pouvoir attendre d'un auteur de S.-F. autant de vraisemblance dans ce domaine que pour les sciences “dures”. Certes, ces dernières ont un caractère prédictif nettement plus affirmé que les premières, mais j'avoue n'avoir pas été très convaincu par ce que Wilson nous présente des conséquences de l'événement sur les populations mondiales. Ou alors, il aurait fallu argumenter un peu plus sur cette apparente passivité…

Il y a en effet une sorte de contraste entre l'énormité de ce qui arrive à la Terre et la relative modération des réactions générales qui en sont la conséquence… Car il y a au fond peu de bouleversements majeurs, sinon, comme on pouvait s'y attendre, quelques mouvements de foule çà et là et quelques vagues de fondamentalisme religieux, sur lesquels Wilson insiste un peu plus, mais rien qui paraisse être vraiment à l'échelle de l'événement.

Alors, à l'heure (fin 2007, sans le moindre Spin à l'horizon) où un candidat sérieux à l'investiture républicaine, Mitt Romney, à qui le Times de Londres demande : « Croyez-vous que Jésus Christ soit déjà venu aux États-Unis et reviendra dans le Missouri ? » (ce qui est une des croyances de sa religion : il est Mormon), répond tranquillement : « Je ne vais pas me séparer de ma foi. J'accepte les doctrines de mon Église et fais de mon mieux pour les respecter », on se dit que si Wilson est particulièrement audacieux sur le plan scientifique, il est bien décevant et timide sur le plan de la réalité sociale… On se laisserait parfois aller à dire : « Tout ça pour ça ? ». Les conséquences du “traitement de choc” évoqué plus haut semblent plus intéresser l'auteur en ce qu'elles touchent ses personnages qu'au sujet de l'ensemble des habitants de leur planète.

Et puis il y a un côté américano-centré un peu agaçant : les trois héros sont États-uniens, les réactions religieuses dont je viens de parler ne semblent concerner essentiellement que la religion chrétienne, et en son sein principalement ses courants pas trop éloignés de la Bible belt, toutes les opérations spatiales sont décrites à Cap Canaveral (Baïkonour, Kourou, Tanegashima ou Taiyuan, pourtant tout aussi actives en ce début de xxie siècle, où commence le roman, ne sont citées que par politesse), les décisions capitales concernant l'ensemencement de Mars ou d'autres choix stratégiques fondamentaux que je ne citerai pas ici pour ne pas trop dévoiler l'intrigue ne semblent quasiment concerner que le gouvernement US et son entourage de lobbyistes et ne relever que de lui (sauf une seule exception chinoise). Et non seulement le narrateur ne semble pas trouver cela anormal, mais apparemment l'auteur non plus, ni d'ailleurs les différents États de la planète ou l'ONU, qui n'en disent mot, et apparaissent, quand il en est, rarement, question, comme des figurants presque absents. Et où croyez-vous qu'atterrit le Martien ? Eh bien, en plein milieu du Manitoba, c'est-à-dire sinon aux États-Unis, du moins vraiment pas bien loin ! Heureusement que la fin de l'histoire se déroule autour de l'océan indien, ce qui nous dépayse enfin un peu…

Ces remarques ne sont que de légères réticences : qui aime bien châtie bien, et elles ne m'ont pas empêché d'aller d'une traite jusqu'au bout de cette histoire intelligente et passionnante. Et j'attends la suite (Axis) avec impatience.

Je voudrais pour finir saluer la qualité de la traduction de Gilles Goullet, excellente et fluide (même si blood pressure en français courant c'est "tension" plutôt que "pression sanguine" et s'il a cette habitude récurrente de toujours traduire just par "juste" alors que très souvent il s'agit plutôt de "seulement").

En revanche, la couverture (signée Manchu) n'illustre qu'une des multiples péripéties du roman, et risque de tromper sur son contenu réel. Celle de l'édition originale était plus fidèle à la trame générale du livre…

Bref, le Hugo reçu par ce roman est quand même largement mérité, et d'ailleurs le jury du Grand Prix de l'Imaginaire, volant au secours de la victoire, vient également de le couronner aux Utopiales de Nantes, dans la catégorie Roman étranger. Que demande le peuple ? Rien d'autre semble-t-il, puisqu'il paraît que le livre est en train de battre des records de vente en France… Tant mieux !

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