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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 58 éditorial

Keep Watching the Skies! nº 58, novembre 2007

Éditorial

par Pascal J. Thomas

Patrouilleurs des frontières

Dans la spécialité mathématique connue sous le nom de topologie, la frontière d'un ensemble est l'ensemble des points qui comptent, à l'intérieur de chacun de leurs voisinages, d'autres points de l'ensemble considéré, et aussi d'autres points qui soient en dehors de l'ensemble. Un pied de chaque côté, en quelque sorte. En bonne position pour manger à tous les râteliers, et jouir de tous les plaisirs.

Insensiblement, KWS qui, par intention de départ, par préférence personnelle de son rédacteur en chef actuel, était un fanzine avant tout consacré à la Science-Fiction, se trouve installé sur les frontières du genre. Négligeant le cœur du domaine — mais ledit cœur est-il encore aussi chaud que celui d'un réacteur nucléaire ? Aussi dur que celui d'un sequoïa ? Ou aussi mort, me direz-vous… —, la majorité de nos articles promènent leur microscope sur une foule de publications dont la filiation gernsbackienne est chaque année plus ténue. Pour ne pas dire inexistante.

On pourra trouver à cela foule de raisons contingentes. L'avalanche de livres qui peut nous arriver dessus par le biais des intérêts autres que la S.-F. que nous avons dû laisser croître en nous — bien obligés, parfois. Et qu'on essaie, tenacement, de rattacher à quelque chose. Ou qu'il nous amuse de mettre en regard de notre fidélité ancienne à la conjecture rationnelle. La demande des revues plus sérieuses (Galaxies, quand elle paraissait encore, Bifrost…) pour des articles sur les parutions clairement intéressantes pour le lecteur de S.-F. La relative pénurie de sorties enthousiasmantes (en S.-F. !) dues à des auteurs francophones (ceux dont on se sent toujours tenu de rendre compte, fréquentations obligent). Notre lassitude pour des histoires tellement repassées qu'elles ne font plus un pli. L'âge du capitaine, et surtout des enfants du capitaine (indication : il ne s'appelle pas Grant). L'évolution intrinsèque de la littérature dite “de l'imaginaire” ? Si c'était la raison principale, ce serait à notre honneur. Je me garderai, en ce qui me concerne, de revendiquer une aussi haute motivation.

Ami lecteur de KWS, que l'on va supposer lecteur de S.-F. — tant qu'à reparler du cœur, autant que ce soit celui de la cible —, ne désespère pas. En parlant aussi souvent de ce qui n'est pas vraiment de la S.-F. contemporaine, de la S.-F. qui croit un tant soit peu à ce qu'elle évoque, en recensant à longueur de page des ouvrages écrits dans des langues illisibles, des ouvrages qui relèvent d'une conception désuète du genre, qui donnent dans le pastiche, dans la distraction pour les jeunes, dans le Fantastique paré des oripeaux de la technologie, dans l'humour distancié à vague base dans le Merveilleux, dans l'utopie aux pures motivations politiques, dans la prospective (voir ci-dessous), bref, en détaillant sous tes yeux la bibliothèque idéale des livres dont nous ne devrions rien dire1, nous te rendons un grand service : les frontières du genre adéquatement explorées, tu pourras, sans perdre du temps à des lectures oiseuses, te concentrer sur ce cœur autour duquel nous ne faisons que tourner éperdument. Voire, dans le meilleur des cas, briller en société grâce aux bribes d'informations acquises sur tous ces livres que tu n'auras pas lus2 mais qui constituent les métastases, peut-être cruciales pour certaines d'entre elles, de la S.-F. que nous avons tant aimée. Pour un point de vue bien plus complet — et partial avec franchise —, reportez-vous aux très complètes rubriques de la revue Bifrost. Contrebandiers, dormez tranquilles : les frontières sont bien patrouillées.

Prospective

On connaît l'importance incomparable de Gérard Klein comme directeur de collection, révélateur pour les lecteurs français de tout un pan de la S.-F. de langue anglaise des années 60 et 70 sous les couvertures métallisées d'"Ailleurs et demain" chez Robert Laffont. À la fin des mêmes années 70, Klein, économiste de formation et toujours fasciné par les recherches sociologiques sérieuses, s'était mis en tête de lancer une collection de prospective. C'était alors le nom que l'on donnait aux spéculations documentées sur le futur qui voulaient se démarquer du sensationnalisme de la futurologie. La collection ne dura guère, et l'aurait-elle dû ? Même les ouvrages sérieux qui envisagent le futur perdent assez rapidement la capacité de dire sur celui-ci quelque chose de pertinent ; et les ouvrages qui paraissent sur le sujet — qui ne revendiquent plus jamais l'étiquette de “futurologie” — ne sont pas toujours sérieux. Éric Vial nous en décortique quelques hilarants exemples dans ce numéro.

Et finalement, si la S.-F. restait le meilleur prédicteur du futur ? Non, elle ne vous donnera pas les cours de la Bourse de l'an prochain. Et elle ne fournira pas une chronique historique univoque des cinquante prochaines années. Et, comme elle n'essaie pas, comme elle invente à partir du ressenti (informé, cultivé) des auteurs, elle a une meilleure chance de tomber juste… dans l'abondante moisson d'hypothèses qu'elle propose à ses lecteurs. Un essai paru cette année, Paranofictions : traité de savoir-vivre pour une époque de Science-Fiction par Ariel Kyrou, adopte ce point de vue. Réhabilite le rôle de prédicteur de la S.-F., alors que les critiques sérieux du genre (euh… les gens comme moi, en tout cas) passent leur temps à expliquer aux néophytes que la S.-F., justement, se moque bien de prophétiser. Kyrou, qui semble plus connu comme connaisseur de musique techno, n'est pas allé lire les auteurs qui prétendent se barder d'études pour rendre leurs inventions vraisemblables. Non, il a puisé dans la S.-F. à laquelle, justement, "Ailleurs et demain" nous initiait dans les années 70. Brunner, Dick, Spinrad, une goutte d'Orwell et de Huxley bien sûr, et encore Ballard, Rucker, Gibson. L'homme a du goût : il faudra que je lise son livre — pour le moment, je me suis contenté d'une entrevue publiée dans le Monde 2 nº 178, samedi 14 juillet 2007. Et j'ajouterai à sa liste les premiers bouquins de Vernor Vinge (pour le vote électronique — ou est-ce une idée qu'il aurait repassée à Joan D., pour les Proscrits de la Barrière Paradis) ou Terre, de David Brin (pour le côté fanique et potache des échanges sur l'internet — rappelez-vous, le livre date de 1990). Mais ces fichus Californiens du Sud sont sans doute disqualifiés, au motif de l'avance sociétale et technologique de leur environnement.

Bienvenue

Vous remarquerez l'arrivée dans ce numéro d'une nouvelle signature, celle de Jean-Jacques Régnier. J'en suis honoré, et je m'en réjouis : il élargira la palette des livres chroniqués ici, et on y parlera peut-être même plus souvent de S.-F. !

Notes

  1. „Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen” — Ludwig Wittgenstein, cité par les Monty Python.
  2. Cf. l'éditorial de KWS 57.