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Keep Watching the Skies! nº 58, novembre 2007

David Mitchell : Cartographie des nuages

(Cloud atlas)

roman de Science-Fiction et de littérature générale par nouvelles

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chronique par Pascal J. Thomas

David Mitchell, né en 1969, est une star qui monte de la littérature britannique, et ce troisième roman a été une fois de plus été finaliste du prestigieux Man Booker Prize — et sa traduction française lui a valu un long et élogieux article dans Le Monde des livres du 22 juin dernier. Son domaine de prédilection est l'exotisme bien documenté — il a vécu des années au Japon —, mais Cartographie des nuages devrait intéresser le lecteur de S.-F.

Plus qu'un roman, il s'agit de l'habile juxtaposition de six courts romans1. Dans l'ordre historique, nous découvrons, le plus souvent narrés à la première personne, les récits d'Adam Ewing, notaire américain rentrant d'Australie à San Francisco vers 1850 ; Robert Frobisher, rejeton dissolu de l'aristocratie anglaise, décidé à utiliser ses talents musicaux (et autres) pour se faire entretenir par un vénérable compositeur ravagé par la maladie (années 1920) ; Luisa Rey, journaliste d'investigation dont l'enquête sur une centrale nucléaire de la Californie des années 1970 la fera passer près de la mort plus d'une fois ; Timothy Cavendish, éditeur à compte d'auteur de notre époque qui, pour échapper à un client mécontent et pourvu d'arguments contondants, se retrouve piégé dans une maison de retraite ; Sonmi~451, clone employée comme esclave d'un restaurant fast food dans une Corée du futur et qui écrit un manifeste appelant à la révolte contre le système ; et Zachry, adolescent vivant à Hawaï dans un monde qui, à la suite d'une guerre généralisée, a oublié la civilisation.

Chaque récit, étant postérieur au précédent, en est aussi conscient — de façon plus ou moins forte, et pas toujours comme d'un élément de son passé réel. Robert Frobisher trouve par hasard une édition du récit d'Ewing ; Luisa Rey recherche un enregistrement de l'unique œuvre symphonique de Frobisher (elle aussi titrée Cartographie des nuages, et divisée en six mouvements selon une structure qui, bien entendu, est celle du livre) ; Cavendish reçoit le manuscrit de l'enquête de Luisa Rey, et se demande s'il va le publier ; Sonmi~451 visionne un film décrivant les mésaventures de Cavendish ; l'enregistrement de l'interrogatoire de Sonmi~451 a été conservé dans le futur sauvage et est découvert avec étonnement par Zachry. On voit que tous les récits ne sont pas sur le même plan de réalité ; "Demies-vies, la première enquête de Luisa Rey" est clairement présenté comme un roman, situé dans une métropole californienne fictive, Buenas Yerbas ; le récit d'Ewing a été édité par son fils à partir du journal de son père, mais l'homme est tellement naïf — et confit en religion — qu'on se rend bien compte qu'il s'écarte de la réalité ; Frobisher, lui, se raconte via une série de lettres adressées à son amant Rufus Sixsmith, un camarade de Cambridge — que Luisa Rey rencontrera, cinquante ans plus tard, en qualité d'expert scientifique au terme d'une longue carrière —, et Frobisher est tellement vantard et, par nécessité, trompeur, que l'on peut se demander ce qu'il y a de vrai dans sa prose ; Sonmi~451, sur le point d'être exécutée, n'a guère de raison de mentir, mais finira par découvrir la mise en scène dont elle est victime ; seul Zachry, qui n'est ni futé ni cultivé, semble livrer son expérience à l'état brut.

Si tant est que cela ait un sens. Mitchell joue avec le récit, et ne cesse de parsemer son livre d'indices d'artificialité — tout en soignant tellement sa prose, en jouant en tel virtuose des effets de style, saturant chaque phrase de son temps et de son lieu, qu'on ne peut s'empêcher d'être pris par chacun des segments du livre. La fiction est une réalité supérieure : on le sait, mais on ne se lasse pas de se le faire redire. Alors, rappelons un peu plus au lecteur que le récit est fiction — au jeu de réel des tics linguistiques ou de la documentation méticuleuse sur la Polynésie répond le jeu d'irréel du pastiche, que Mitchell joue tout aussi brillamment : "l'Oraison de Sonmi~451" est placé sous le double parrainage d'Orwell et de Huxley — dont les noms sont cités au cours du texte. Et pas seulement parce que c'est une dystopie : on pense au Meilleur des mondes quand on voit les clones, promis à un seul rôle social, numérotés, drogués ; mais à 1984 quand Sonmi~451 découvre le luxe de la vie des dirigeants, et surtout la manipulation de l'opposition par le pouvoir lui-même. Le récit d'Adam Ewing fait référence à Melville — et plus généralement aux romans de navigation qui étaient si populaires au xixe siècle. "la Traversée d'Sloosha pis tout c'qu'a suivi", la narration de Zachry, me rappelle fortement Ursula K. Le Guin. Et pas seulement parce que le futur y est bucolique (mais pas heureux pour autant : une guerre fait rage entre les tribus reconstituées de la Grande Île) ; l'histoire tourne autour de la relation difficile entre Zachry et Meronym, une visiteuse d'au-delà des mers qui vient d'une culture technologiquement beaucoup plus avancée, et mène une étude ethnologique sur le peuple de Zachry. Luisa Rey, bien entendu, évolue dans un univers calqué sur celui du roman noir américain des années 50. Je ne reconnais pas de modèle précis aux "Lettres de Zedelghem" écrites par Frobisher, mais cela ne veut rien dire… et seul peut-être Cavendish, qui vit à notre époque, et dans un univers de livres, représente-t-il la vraie voix de Mitchell. Avec une frayeur vraiment contemporaine : la déchéance mentale de fin de vie, et la perte d'indépendance, surlignée ici par une maison de retraite qui prend des allures de bagne.

Peut-on, interjecterez-vous, supporter ainsi six cents pages de pur jeu littéraire, de romans qui n'essaient pas vraiment de vous faire croire à l'histoire qu'ils vous racontent, d'allusions plus ou moins voilées à une artificielle unité du tout, par le biais de manuscrits retrouvés et de taches de rousseur en forme de comète évoquant une possible métempsychose ? Au-delà de la virtuosité déjà évoquée de Mitchell, un choix de structure surprenant accroche à mort le lecteur. Une multitude de romans fantastiques du xixe siècle nous ont habitués à la technique du récit-cadre : quelques pages expliquent la découverte d'un manuscrit opportunément découvert, que l'on va lire — et qui constituera le vrai cœur du livre, suivi éventuellement d'un bref passage de conclusion servant à valider la véracité du récit, ou au contraire à semer le doute. Avec le temps, la formule s'est développée et complexifiée. Mitchell l'a retournée, et élevée à la puissance six : le récit situé dans le temps le plus ancien, celui d'Adam Ewing, s'arrête en plein milieu, pour céder la place au second (celui de Robert Frobisher), qui lui-même s'interrompt pour le début du troisième (le polar mettant en scène Luisa Rey)… et ainsi de suite jusqu'au sixième, le récit de Zachry qui, le plus avancé dans le futur, occupe la place d'honneur : il tranche en plein milieu celui de Sonmi~451, et sera livré d'un coup. Puis reprend le récit laissé en plan de Sonmi~451, puis celui de Cavendish, et ainsi de suite jusqu'à la fin du premier récit, celui d'Ewing. Une symétrie artificielle, mais aussi une façon de mettre en exergue le futur, plutôt que le passé, et un fantastique hommage au procédé ô combien populaire du cliffhanger.

Car naturellement, les protagonistes ont été laissés dans une situation délicate, et lorsque nous les retrouvons, avides de connaître la suite — quelle proportion des lecteurs de l'ouvrage, je me demande, trichent et sautent sans vergogne deux ou trois cents pages pour restaurer la continuité de la narration ? —, ils doivent d'abord s'en sortir, puis triompher d'une série d'autres obstacles. Tous n'ont pas, bien entendu, le même caractère, ou les mêmes problèmes. Sur les six protagonistes, seules les deux femmes (Sonmi~451 et Luisa) font preuve d'héroïsme, avec une étonnante accumulation de rebondissements et de situations sauvées à la dernière minute pour la deuxième. Les hommes sont moins reluisants, plus ou moins idiots ou perdus dans leur vanité, mais tous passeront par un moment de rédemption, de révélation, et parfois d'action résolue et héroïque — Cavendish et Zachry, en particulier. Je peux vous garantir que j'ai tourné les pages avec autant de fébrilité que dans, disons, Hypérion de Dan Simmons (lui aussi composé d'une suite de récits relevant plus ou moins du pastiche, tissés ensemble par la suite ; l'exercice était différent).

La structure du livre nous invite à considérer le segment le plus tardif, et donc le futur, comme le niveau de base de la réalité fictionnelle : il est, potentiellement — oublions la perte massive de mémoire qui caractérise le monde de Ha-Why —, conscient de tous les autres, et capable de les juger comme reflet d'une réalité passée, comme élucubration due à la folie ou à la vanité, ou comme pure œuvre de fiction. S'il faut lire ce livre comme de la S.-F., il ne brille pas par son originalité de propos ; le monde de Sonmi~451 est le plus intéressant, avec le restaurant McDonald comme élément de base d'un totalitarisme futur — et on peut deviner l'estime en laquelle Mitchell doit tenir notre économie de mondialisation et d'emplois de services ; le rôle de la religion dans le colonialisme est lui aussi l'objet d'un portrait au vitriol. La morale plusieurs fois répétée du livre, et de façon certainement sincère, est elle aussi bien connue : l'appât du gain, la soif de pouvoir, mènent à la destruction de l'Humanité. Mais autant la dystopie économico-biologique que le monde néoprimitif d'après la guerre nucléaire sont des modèles rebattus, que le livre ne transcende pas.

Ce n'est pas son intention. Comme en proteste le plus explicitement littéraire des narrateurs, Cavendish, “As if Art is the What, not the How!”. Mitchell se situe du côté de l'art, et travaille donc le Comment — on a vu avec quelle virtuosité. Il vous faudra souvent revenir en arrière pour relire avec attention le paragraphe au détour duquel se cache une information essentielle pour la suite, au milieu d'un apparent bavardage du narrateur. La composition même du livre constitue l'expression d'une opinion sur la nature de la littérature : en pastichant une variété de roman policier, une variété de roman d'aventures, et deux variétés de S.-F., en les mêlant aux opinions méprisantes sur le Polar qu'exprime Cavendish — lui-même un personnage tour à tour haïssable et ridicule, avant la rédemption partielle qu'il connaîtra —, Mitchell semble nous dire que la littérature n'est rien d'autre, ou plutôt qu'elle est tout : l'addition d'une foule de stratégies différentes pour retenir l'attention du lecteur, dont on ne peut guère dire que l'une soit supérieure aux autres. De la même manière que l'homme, pour civilisé qu'il se pense, est au fond le même qu'il était — et qu'il sera — dans les sociétés technologiquement peu avancées qui sont mises en scène aux deux extrémités chronologiques du livre : les Maoris et Morioris des Îles Chatham (où Adam — notez le nom — Ewing commence son voyage), et les habitants des Vallées de Ha-Why. À la première occasion, le vernis se craquelle, et découvre le mauvais sauvage. Et parfois, pourtant, la capacité de s'améliorer. On ferme le livre apaisé, la tête plein d'images. Vaut le voyage.

Notes

  1. Michael Swanwick parlerait volontiers de mosaic novel — voir son passionnant article sur l'éloge et la malédiction de la notion de fix-up, "a Nettlesome term that has long outlived its welcome", the New York Review of Science Fiction 227, juillet 2007.