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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 55 le Complot contre l'Amérique

Keep Watching the Skies! nº 55, novembre 2006

Philip Roth : le Complot contre l'Amérique

(the Plot against America)

roman de Science-Fiction

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chronique par Éric Vial

KWS n'est sans doute pas le lieu idéal pour parler du phrasé de Philip Roth tel que le restitue la traductrice, ni même de sa capacité à accrocher l'attention du lecteur en parlant de choses apparemment quotidiennes (ici une enfance à Newark, des voisins, une collection de timbres, un frère aîné remarquablement doué pour le dessin, un père représentant en assurances, un cousin revenant mutilé et terriblement amer d'une guerre pour laquelle il a été volontaire, des angoisses et des chapardages de gamin qui comprend le monde extérieur sans tout à fait le comprendre, une visite guidée à Washington, une tante passant avec un enthousiasme égal du militantisme syndical radical au conservatisme, des concurrences entre rabbins, etc.). Ni le lieu idéal pour dire si ce dernier roman est littérairement supérieur, égal ou inférieur aux précédents, et auxquels. Et que KWS ne soit pas le lieu idéal pour cela me satisfait pleinement, tant je ne suis pas non plus le commentateur idéal.

Reste qu'il s'agit aussi d'une uchronie. Ce qui a surpris certains critiques, dans la grande presse. Ils se sont même demandés s'il était bien licite de raconter quelque chose qui n'a pas eu lieu, pour ce qui est non de cette vie quotidienne, bien entendu, sinon plus aucune fiction romanesque ne serait envisageable, mais de l'histoire générale de l'Amérique, une Amérique où Franklin Delano Roosevelt n'a pas été élu une troisième fois en 1940, ayant été battu par l'aviateur Charles Lindbergh, représentant l'isolationnisme et l'antisémitisme de la droite américaine. Ce qui a bien entendu des répercussions sur la famille du narrateur. Quelques-uns se sont offusqués. Au nom d'un jdanovisme inconscient, et d'une vieille hostilité aux imaginaires sans doute, peut-être aussi à cause du message politique qu'ils ont perçu ou dont ils ont cru percevoir certains éléments, car il est en réalité passablement complexe, comme est le plus souvent complexe la réalité. Mais si le critique de littérature générale peut être déboussolé, d'autant qu'il ne lui en faut parfois que peu pour cela, celui de Science-Fiction pourrait d'une certaine façon lui aussi s'inquiéter, ou ne pas se sentir tout à fait à l'aise, du fait du point de vue adopté. Celui-ci n'est en effet pas surplombant. Ce n'est pas non plus a priori le point de vue d'un protagoniste, ou de l'entourage d'un protagoniste — même si un bémol s'impose, on est en fait dans l'entourage de l'entourage, avec la tante déjà citée. C'est, on l'a dit, le point de vue d'un enfant, tout à la fois directement concerné et forcément éloigné du cœur des événements. Et c'est sans doute ce qui fait la relative originalité de cette uchronie. Autant le dire, le talent de Roth fait fort bien passer les choses. Et sa conception de l'Histoire, même si elle n'est pas celle des présentateurs de jeux télévisés, est tout à fait justifiée est intéressante : « L'Histoire, c'est ce qui arrive partout. Ici même à Newark ; dans Summit Avenue, dans cette maison, à un homme ordinaire — ça aussi ce sera de l'histoire, un jour » (p. 218). Cette conception en fait plus proche de celle des historiens de métier que d'un certain public ne pose aucun problème théorique. Elle ouvre plutôt des perspectives. Même s'il se peut qu'elle ait posé de légers problèmes pratiques. Vers la fin. Quand tout s'accélère. Que la violence s'installe. Que des pogroms commencent et prennent le relais de mesures pas tout à fait discriminatoires mais quelque peu tout de même… Qu'il y a des morts. Et puis que Lindbergh disparaît. Que le vice-président tente un coup d'état. Que Roosevelt, la Guardia et d'autres sont arrêtés. Manifestement, à ce moment-là, le point de vue de l'enfant (ou sans doute du narrateur adulte racontant son enfance, pour être plus exact) ne suffit plus. On passe à une vision surplombante, en théorie celle des actualités cinématographiques (« extraits des archives du Newsreel », p. 360 sqq.) et en fait à des résumés pour manuel d'histoire (il ne s'agit manifestement pas du point de vue d'un spectateur). Plus la version des faits donnés par la tante du narrateur, épouse d'un rabbin servant de caution à l'administration Lindbergh. Et c'est peut-être le résultat de l'impossibilité de tenir le point de vue initial, sauf à écrire encore quelques milliers de pages. Et les capacités de Roth ne sont manifestement pas en cause ici. Même si s'y ajoute à ce moment-là une tendance à tourner un peu en rond, à évoquer la conclusion des événements avant de les raconter, mais on a tout lieu de supposer qu'il s'agit moins d'un dérapage incontrôlé que d'un expédient pour faciliter la lecture au public normal, celui qui est visé et dont l'estomac a de toute évidence besoin de davantage de certitudes et de balisages que celui de l'amateur de S.-F. On touche du doigt des difficultés objectives, et des spécificités, de l'uchronie.

D'un point de vue intellectuel plus que purement littéraire, parce que cela ne nuit pas au plaisir du texte à proprement parler, on peut également reprocher à Roth de ne pas parfaitement se sortir de son affaire, de ne pas très bien tirer les conclusions des modifications qu'il fait subir à l'histoire. Peut-être par une timidité d'écrivain de mainstream, jouant avec l'idée de modifier l'histoire mais n'osant pas aller trop loin sur cette voie, ou par peur de tomber dans le grand-guignol — que l'on peut avoir le sentiment de frôler avec les événements finaux —, ou pour ne pas présenter une Amérique trop répugnante et trop loin des réalités, il fait se rejoindre son histoire et la nôtre, tourner court le coup d'État sus-évoqué, réélire Roosevelt en octobre 1942. Bref, il renoue la chaîne des temps. Sans trop se demander, par exemple, et alors que certaines indications antérieures semblaient devoir amener à ce genre de problème, ce qu'il serait advenu de l'URSS avec une aide matérielle américaine retardée, donc quel aurait été l'effet d'un accès plus rapide et plus large de l'Allemagne nazie à des ressources supplémentaires et d'un accroissement plus rapide de l'empire japonais, etc. Bref, on simplifie drastiquement : retour à la case départ, et effacement du mauvais rêve. Dans la tradition du roman fantastique. Ou de Jules Verne, d'une certaine façon. Bref, de ce qui est acceptable par la culture dominante, contrairement à la S.-F. Même si encore une fois, cela n'enlève rien à l'intérêt du roman.

Dernier point ici, le message politique. Qui a sans doute gêné aux entournures quelques critiques. Un glissement de l'Amérique vers le fascisme. Il se peut que certains aient immédiatement pensé à un brûlot anti-Bush. On n'ira pas jusqu'à dire que cela ne juge que leur propre vision de ce dernier, mais ce serait une hypothèse à creuser. Que cela les satisfasse pleinement en serait d'ailleurs une autre. Disons que, pour le moins, les choses ont changé en une soixantaine d'années, ce que l'on a parfois du mal à percevoir et que le roman tend à rappeler : il est possible de reprocher bien des choses aux actuels néo-conservateurs, au pouvoir depuis bien trop longtemps, mais sans doute pas un isolationnisme forcené. Leurs ennemis ont plutôt lieu d'avoir l'impression inverse, même si l'interventionnisme est à géométrie variable, évitant soigneusement de s'en prendre à de trop gros morceaux. Ou à des bourbiers déjà expérimentés. Et vu du dehors tout au moins, on a, et c'est fort heureux, quelque difficulté à parler d'antisémitisme. On peut au moins se dire que les manifestations extérieures de la connerie sous ses formes les plus dangereuses varient avec le temps. Reste l'idée que les États-Unis pouvaient se laisser glisser dans ce genre de dérive. De façon insidieuse. Progressive. Quitte à ce que des crises déclenchent des accélérations : le mécanisme logique est fort bien décrit. Idée désagréable. Comme l'est celle de victimes désignées collaborant avec leurs bourreaux potentiels en refusant de voir leur dangerosité, ce qui renvoie à des situations historiques réelles.

Le message, si message il y a, est d'ailleurs bien plus ambigu, ou emberlificoté, que ça, puisque la tentative de coup d'État est enrayée grâce à l'épouse du président Lindbergh, et qu'on peut se demander si, après tout, le fait qu'un rabbin déjà évoqué et sa secrétaire, puis maîtresse, puis fiancée, puis épouse, et par ailleurs tante du narrateur, fréquentent la Maison Blanche, même s'il ne s'agissait que de donner une illusion de normalité, n'a pas eu pour effet d'éloigner la First Lady des délires antisémites de son mari et surtout de ses acolytes : les choses sont moins simples qu'il n'y paraît. Cet élément du dénouement est par ailleurs, peut-être, une autre faiblesse du livre — elles se concentrent vers la fin, on le voit — et pour plusieurs raisons. D'abord on est dans un schéma extrêmement traditionnel outre-Atlantique, celui décalqué du procès où la parole emporte la décision. Ensuite parce que le récit pourrait déboucher sur l'idée d'une issue certes heureuse, mais n'advenant que de justesse, grâce à une seule personne, poids finalement infime mais faisant pencher la balance du bon côté : voilà qui pourrait renforcer le suspense, si encore une fois l'issue n'était pas indiquée avant le récit des événements qui y aboutissent et si d'autre part le fait de revenir à l'Histoire telle qu'elle a eu lieu ne risquait pas de lester le mécanisme d'une apparente inéluctabilité. Ce qui nuit au suspense, on en conviendra. Enfin, parce que cela renvoie à une sorte de confiance dans le destin camouflant un pessimisme quant aux individus et aux structures : ce ne sont pas les traditions démocratiques et libérales qui empêchent les choses d'aller trop loin, mais le revirement individuel inattendu d'une personne proche du pouvoir…

Il serait sans doute possible de gloser à l'infini. Parce qu'au-delà de son intérêt littéraire, ce dernier roman de Philip Roth illustre les difficultés mêmes de l'uchronie, difficultés formelles sauf à accepter la formule du résumé historique ou journalistique, difficultés pour beaucoup à imaginer que les événements auraient pu être autres qu'elles ont été, difficultés à affronter l'idée d'une évolution radicalement autre et difficultés à approfondir les mécanismes mis en œuvre, etc. Ce qui n'empêche pas qu'il s'agisse d'un livre très intéressant, quels que soient les critères retenus. Ni que ce soit un de ces livres exportant la thématique de l'uchronie dans la littérature générale, ou la réinventant, tout en développant pour l'essentiel son récit d'un point de vue original pour le genre. Que ce soit probablement un exemple de ce que Francis Berthelot qualifie de transfictions, c'est-à-dire d'ouvrage répondant de manière assez satisfaisante, sinon toujours parfaite, à des exigences non pas antinomiques mais fort différentes. Ce qui n'est pas rien.