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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 54 Bifrost

Keep Watching the Skies! nº 54, juillet 2006

Olivier Girard : Bifrost : 42, mai 2006

revue de Science-Fiction et de Fantasy

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chronique par Pascal J. Thomas

Bifrost fête ses dix ans avec un numéro double. Et invite dix auteurs français à souffler les bougies, tout en jetant un coup d'œil sur l'évolution autant de la revue que de l'édition de S.-F. en France pendant la décennie.

Cette seule perspective suffit à me faire feuilleter l'objet. Bifrost est proche d'au moins un personnage important du milieu éditorial, Gilles Dumay (alias Thomas Day, alias Cid Vicious…), et ne craint pas d'exprimer des opinions… tranchées. Voire injustes. Mais toujours réjouissantes, et révélatrices. Le festival continue ici, en particulier dans la rubrique “livres”. Mais vous connaissez probablement la revue, et savez à quoi vous attendre. De façon plus personnelle, l'éditorial d'Olivier Girard revient en détail sur le lancement de Bifrost, et comment il ne l'aurait jamais osé s'il avait été mieux informé. Bravo pour le résultat, en tout cas.

Venons-en au plat principal : les nouvelles. Et, même si la thématique biomédicale n'a cessé de gagner du terrain dans la Science-Fiction depuis trente ans au moins, j'ai été surpris de l'homogénéité thématique des textes : presque tous expriment, d'une façon ou d'une autre, qu'ils se présentent comme du Fantastique ou de la S.-F., une inquiétude liée au corps. Le genre d'obsession que, il y a vingt ans, je pensai comme typique de Serge Brussolo, point isolé du paysage de la S.-F. francophone.

Dans "Toute la force de leur amour", de Johan Heliot, une invasion extraterrestre apporte aux humains à la fois la satisfaction (hallucinatoire) de leurs désirs et un cancer qui les tue de difformités. C'est traité comme un road movie. Avec exactement le même point de départ, Xavier Mauméjean donne une histoire bien plus bizarre et dérangeante, hantée par une imagerie sexuelle très crue (dès le début, le protagoniste avale un saucisson dans les toilettes). Un ovni pareil, ça ne s'oublie pas.

Chez Catherine Dufour, la réalité corporelle est dissimulée par le recours constant à la réalité virtuelle, mais cela n'empêche pas les trusts pharmaceutiques de jouer avec les corps bien biologiques des personnages. Cynique et retors, bien dans la manière (littéraire !) de l'auteur. Et très réussi comme toujours. Claude Ecken nous donne une nouvelle policière dans un futur terriblement proche, avec une invasion parasitaire pour adversaire réel. Le texte le plus long, et pourtant le plus palpitant, de ce numéro.

Thierry Di Rollo, avec son histoire de macchabée restant conscient après sa mort, tombe dans l'anecdotique, mais a le mérite de rester court, et mordant. Chez Thomas Day, le corps disparaît, puisque le protagoniste narrateur est un automate. Le mythe de Kaspar Hauser, autant qu'un certain nombre d'instantanés du xixe siècle, figurant au premier plan de son récit, on criera sans doute : « Steampunk ! ». Le cocktail est original, relevant du Fantastique plus que de la S.-F. Francis Berthelot, lui, se place délibérément sur le territoire du Merveilleux — comme il le faisait avec brio dans son recueil Forêts secrètes, paru chez le même éditeur. Mode tragique : un artiste donne sa propre substance pour créer ses œuvres les plus sublimes. Le corps, toujours le corps. Et une histoire entendue mille fois, direz-vous. Mais chez Berthelot, tout est dans le dire, et quelle maîtrise, encore, en corps et toujours…

À toute règle — et surtout à celles inventées par les critiques ! —, il faut des exceptions. Pierre-Paul Durastanti ne nous travaille pas au corps ; c'est plutôt l'adolescence et la famille qui sont au cœur de sa nouvelle (S.-F. sans en avoir l'air). Très agréable. Patrick Imbert, le nouveau de la bande, nous donne un texte protestataire ultra-violent dont je n'ai pas perçu l'intérêt. Et Serge Lehman nous livre, enfin, un fragment de son univers Metropolis, ce fameux livre uchronique/fantastique qui restera, sans doute, enfin on lui souhaite, son ratage le plus spectaculaire. Là encore, la nouvelle restera dans les esprits, peut-être pas tant à cause de son déroulement dramatique — il est plus difficile de se passionner pour les coulisses de conseil d'administration que pour les courses-poursuites dans les sables brûlants —, mais pour le monde décalé qu'elle évoque plus qu'elle ne le décrit, où le Verbe et l'Art se matérialisent dans une réalité seconde.

Bref, du bon dans l'ensemble, avec trois ou quatre pépites. Pourtant, le texte qui m'a le plus tenu en haleine dans ce numéro relève du paratexte : il s'agit de l'interview-autobiographie de Serge Lehman par Richard Comballot, qui prend plus de quarante pages — il fallait oser —, et qui braque le spotlight sur un auteur certainement imbu de lui-même, mais incroyablement attachant, et capable d'étonnantes étincelles1. Il y est bien sûr question du long silence/blocage/dépression de l'auteur, et de son retour amorcé. Mais aussi de la genèse tout autant de sa vocation d'écrivain que de ses textes majeurs. Le tout étant suivi d'une bibliographie exhaustive, classée par date de composition, et signée… Pascal Fréjean (le vrai nom de Lehman). Remarquable. Enfin, si on aime ça — c'est mon cas, je le confesse.

Si vous avez commis l'erreur de ne pas être déjà abonné à Bifrost, allez acheter ce numéro. C'est le moment ou jamais.

 lire par ailleurs dans KWS [1] [2] [3] [4]

Notes

  1. Pour un article à la fois analytique (à tous les sens du terme) et autobiographique de Lehman, voir Fiction nº 3.