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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 52 la Ragazza che non era lei

Keep Watching the Skies! nº 52, novembre 2005

Tommaso Pincio : la Ragazza che non era lei

roman de Science-Fiction, ou presque, inédit en français

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chronique par Éric Vial

Ce quatrième roman de Tommaso Pincio ne dépaysera ni ceux qui ont aimé les deux précédents, traduits en français, ni ceux qui les ont détestés — tout en parlant d'autre chose. Comme eux, il mêle insolite, voire éléments relevant de la Science-Fiction ou d'une pop-culture incluant cette dernière, et nostalgie. Pour ce qui est de cette dernière, il ne s'agit plus cette fois des années 1950 entre Marilyn et Kérouac, comme dans le Silence de l'espace ; ni des années 1990 du grunge, mais des années 1960, de la Californie hippie et psychédélique, dans ce qu'elle a pu avoir de pathétique ou d'absurde, mais aussi dans tout ce que la suite a pu faire regretter. S'y ajoutent des excursions dans un autre passé, juste antérieur ou un peu plus lointain (jusqu'à la seconde guerre mondiale et à la recherche cryptographique qui a débouché sur les ordinateurs, ce qui pourra rappeler quelque chose aux lecteurs du Cryptonomicon de Neal Stephenson, et en deçà avec l'esquisse d'une aventure industrielle, elle aussi fondée sur la cryptographie, mais achoppant sur les grands principes politiques mêlés à la crise de 1929), le but apparent étant d'établir des généalogies, et de parler, précise la quatrième de couverture, de « ce que depuis toujours, en bien et en mal, les parents font à leurs enfants » . Ce qui justifie la structure du livre, l'emboîtement d'histoires.

Et si cet emboîtement ne dépaysera pas les lecteurs, c'est qu'il parle de l'absurdité de l'existence, de personnages vivant à côté de la vie, avec une généalogie partant d'un inventeur tué par un actionnaire mécontent, passant par son fils embauché pour participer au programme de décryptage des messages ennemis et se retrouvant marié parce que — sans que cela ait quoi que ce soit de plausible — père supposé d'une petite fille qui, des années plus tard quitte la maison, part sur les routes, vit de rapines, devient un temps bunny dans un club Playboy, rencontre des hippies, vit en communauté, a elle même un enfant, narrateur d'une bonne partie de l'histoire, d'abord petit bouddha mutique désapprouvant les spectacles qui s'offrent à lui de San Francisco à Amsterdam, puis oscillant entre débilité et génie mathématique, les deux étant sans doute vrais en même temps, s'exprimant sans voyelles et transformant l'existence en une suite de calculs, avant de mourir au moment où, en fait, le roman commence, lorsqu'il entre dans un fast food, y engage la conversation avec une fille fatiguée de tout, du monde et de la vie, et l'entraîne dans un monde absurde où elle perd tout souvenir de son identité, avant d'y être abandonnée, avant aussi que la mort de son étrange compagnon ne la ramène dans le fast food, mais peut-être pas dans notre réalité tant les dernières lignes ont de points communs avec le cauchemar antérieur.

S'y ajoute, adventice, l'histoire d'un autre génie des mathématiques refusant brutalement le monde tel qu'il est depuis la révolution industrielle, et construisant des boîtes piégées, sur lesquelles une inscription propose aux ordinateurs d'aller se faire foutre et qui sont destinées à mener de vie à trépas leurs destinataires, jusqu'à la très improbable publication d'un millier de pages de manifeste dans la presse, l'identification de l'auteur1 et son arrestation, encore qu'il reste une boîte en forme de noix de coco, qui permet de boucler la boucle à un moment donné — en prime, ledit génie des mathématiques aurait sans doute pu, dans un autre univers, être le père du petit bouddha destiné lui aussi à devenir un calculateur prodige, et la seule approche qu'il ait faite en ce sens envers la mère de ce dernier a eu lieu dans un cinéma après une interruption de séance motivée par l'annonce de l'envoi du premier être vivant dans l'espace — ce qui renvoie au nom attribué arbitrairement à la fuyarde amnésique : Laïka Orbit.

Côté S.-F. ou genre annexes et connexes, et en dehors même de ces jeux de miroir et de coïncidences ; on s'intéressera sans doute au monde absurde parcouru dans les premières pages, immensité déserte où des villes au nom commençant immanquablement par G se succèdent à un jour de route l'une de l'autre, où l'une d'elle ne vit que de machines à fabriquer de la merde artificielle, où les adultes dégoûtés de tout peuvent se faire joueurs de Runaway (fugueurs autorisés à transgresser toutes les lois tans qu'ils peuvent exhiber le “mandala” qui leur a été remis), mais où toute étrangeté autre doit être signalée aux boîtes vocales de la police, où une unique radio passe en boucle une unique chanson et des discours étranges, et où s'accumule une poussière omniprésente, dont l'absorption présente de sérieux risques, et dont on dit que les grains espionnent chacun et tout le monde pour le compte du gouvernement… Il y a là l'esquisse d'un univers kafkaïen, une métaphore de l'au-delà plutôt côté purgatoire, tout à fait intéressant, même si on l'abandonne assez vite pour les récits emboîtés des vies pathétiques déjà évoquées. On y ajoutera autre chose, marginal du point de vue des littératures de l'imaginaire, mais finalement fortement lié à elles, à savoir un folklore para-mathématique, ou lié à l'histoire de l'informatique : ici, en dehors même des génies du calcul, on voit en particulier apparaître Turing, dans le rôle d'un géniteur improbable et accidentel… Stephenson a déjà été évoqué, et c'est bien à lui que l'on pense. Resterait d'ailleurs à préciser la nature des liens (par ailleurs manifestes) que cela entretient avec la S.-F., mais ce n'est sans doute pas à un malheureux critique d'origine vaguement littéraire de se lancer dans cette aventure — peut-être le rédacteurenchef de KWS, plus compétent, voudra-t-il un jour se plonger dans le sujet. Enfin, il est peut-être possible d'identifier un troisième lien, ou un quatrième si l'on compte aussi les allusions aux soucoupes volantes, aux films comme Alien et à tout ce pan de la pop-culture déjà évoquée. Il s'agirait de la nostalgie même pour les années 1960. Pour l'avant-crise. Pour le moment où, sur la lancée de mutations techniques et sociales, tout a brièvement semblé possible, de la conquête de l'espace aux utopies juvéniles. Il se pourrait bien que toute une part de la S.-F. s'ancre là-dedans, ce qui pourrait d'ailleurs expliquer le caractère relativement générationnel du genre mais aussi une partie de ses fluctuations en fonction des périodes d'optimisme ou de moindre pessimisme traversées depuis la crise économique mondiale…

En tout état de cause, si l'on ne peut affirmer, même avec la meilleure mauvaise foi du monde, qu'il s'agit de Science-Fiction, on a bien affaire à un roman qui entretient des liens, un cousinage, avec le genre. Et qui n'est pas sans intérêt. Raisons valables pour en parler ici.

Notes

  1. On notera les ressemblances avec l'histoire réelle d'Unabomber, alias Ted Kaczinsky, titulaire d'un doctorat en mathématique de l'University of Michigan, Ann Arbor… — NdlR.