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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 47 Mater terribilis

Keep Watching the Skies! nº 47, août 2003

Valerio Evangelisti : Mater terribilis

(Mater terribilis)

roman de Science-Fiction et de Fantasy ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

Les épisodes de la carrière romancée de l'Inquisiteur Eymerich sont toujours écartelés, grosso modo, entre deux ou trois périodes temporelles : une, forcément, dans le xive siècle où opéra le Nicolas Eymerich historique, le plus souvent entre Occitanie et Ibérie ; une située à un autre moment de l'Histoire, ou hors du temps (les limbes où se trouve confiné Wilhelm Reich dans le Mystère de l'inquisiteur Eymerich, la cité cauchemardesque de Cherudek) ; une enfin dans un futur déchiré par la guerre mondiale entre l'Euroforce (occidentale) et la RACHE (néo-communiste), qui font assaut de crimes contre l'humanité.

Si les chapitres consacrés à Eymerich lui-même ont toujours l'“accroche” imparable d'une enquête policière teintée de fantastique et de théologie — indissociable de la politique, à l'époque —, ce sont les variations de texture, d'imagination et de documentation dans les deux autres fils chronologiques, et l'étroitesse des liens qu'ils peuvent entretenir avec l'intrigue principale, qui signent à mon goût la réussite — ou l'échec relatif — des romans de la série.

Relatif seulement car — nous y reviendrons — il faut, à la façon de la littérature populaire, prendre l'ensemble des aventures de Nicolas Eymerich comme une œuvre unique, dont nous découvrons tour à tour les fragments, et la faiblesse d'un volume ou d'un chapitre peut être expliquée par son rôle, nécessaire à l'édifice entier.

Pas de ces problèmes passagers dans ce huitième roman de la série Eymerich : c'est le plus réussi des sept qu'il m'a été donné de lire. D'abord parce que l'écriture d'Evangelisti progresse en richesse et en complexité — je prends à témoin les pages rudement feuilletées de mon dictionnaire d'italien. Mais surtout parce que Nicolas Eymerich y partage la vedette avec une autre forte figure historique, celle de Jeanne d'Arc. La moitié du livre, grosso modo, se situe à l'époque d'Eymerich. À l'occasion d'une enquête sur un monastère dominicain décidément bien curieux installé aux environs de Cahors, sous suzeraineté anglaise, il s'oppose à Edward de Galles, duc d'Aquitaine (qui sera plus tard, à partir du xvie siècle, surnommé le “Prince noir”) ; et l'autre moitié quatre-vingts ans plus tard, à l'époque où la Pucelle vient donner un coup de main miraculeux — le confronte à cet ennemi redoutable entre tous : la Femme, sous tous ses aspects. La tentation de la chair, l'apparente vulnérabilité d'une jeune fille, et même les symboles disséminés dans le paysage, comme celui-ci, choisi presque au hasard, dans lequel Eymerich et ses compagnons entrent dans une forêt, visiblement ensorcelée, aux environs de Cahors : « Si aveva l'impressione di avanzare in un acquitrino, che da un instante all'altro avrebbe potuto spalancarsi sotto i detriti e le pietre brune, di apparenza molla, che coprivano il suolo. » (p. 238) [1]. Mais qu'a-t-il dû faire pour s'introduire dans ce domaine de corruption molle et tiède ? « Entrare nel triangolo scuro » (p. 237) [2], tout est dit ! Ce qui n'empêchera pas Eymerich de se retrouver, plus tard dans le livre, serré de plus près par des ennemies en chair et en os. Enfin, en chair, surtout. Oh, il y a bien une secte satanique, quelque part dans le paysage, et Nicolas leur fera rendre gorge, amusette que tout cela quand on le compare au péril d'Ève.

Et Jeanne d'Arc, dans tout ça ? N'oubliez pas qu'Eymerich se projette dans les coulisses du temps, et peut prendre la forme d'une apparition… oui, les Voix, de qui étaient-elles vraiment ? Et là n'est pas le seul lien ; les acolytes de Nicolas Eymerich participent eux aussi au lien entre début et fin de la Guerre de Cent Ans, le père Corona, en particulier, subissant une identification transtemporelle qui le trouble fort.

Il serait temps, justement, de se pencher sur les acolytes d'Eymerich. Solitaire au début de la série, il est désormais doté de deux compagnons rémanents, dans le plus pur style de la littérature populaire : le fidèle second, plus jeune ou plus calme, émettant le cas échéant une objection permettant au chef de faire montre de ses talents rhétoriques ; et le faire-valoir comique, rondouillard, proie toute désignée pour les ennemis du protagoniste. On ne peut plus imaginer Holmes sans Watson, ou San Antonio sans Bérurier… Pedro Bagueny et Jacinto Corona, sans être de serviles copies de ces archétypes, se coulent dans les rôles, et les assument d'autant plus que la série progresse — me semble-t-il. Le Père Corona, en particulier, que nous retrouvons dans la ville de Castres, toujours plus ou moins maudite, passe selon les moments du comique au pathétique. Ici encore, il n'est pas inutile d'avoir lu les autres volumes de la série, notamment le Corps et le sang d'Eymerich et Cherudek.

Mais ce sont surtout les — brefs — chapitres situés dans le futur, regroupés sous le titre général Incubo, qui ne vivent que par leurs liens avec l'ensemble du cycle. Dans le monde du futur livré aux forces du capitalisme manipulateur de l'information (une des obsessions d'Evangelisti — quand on vit au pays de Berlusconi, ça se comprend), on voit apparaître un être parasite dans les réseaux de “Telinteractive”, qui prend le nom de Kayser Sose. Nom tiré, bien évidemment, d'un film de la fin du xxe siècle, Usual suspects, où il désigne un redoutable gangster craint de tous, quoique son visage reste pratiquement inconnu — ce qui lui permet de se mêler incognito au groupe de ses adversaires.

Dans ce recyclage revendiqué des figures de la culture populaire, au service d'une conception ambitieuse de la littérature populaire, Evangelisti se fait cousin littéraire de Roland Wagner. Rien d'étonnant quand on sait que les deux écrivains entretiennent des liens d'estime mutuelle. Les liens — intentionnels ou non — se font plus étroits quand on découvre en fin de volume qu'une bonne partie des phénomènes effrayants rencontrés par Nicolas Eymerich et ses acolytes dans le Quercy s'expliquent par leur basculement temporaire dans l'archetypus mundus, qui peut désigner la quintessence des alchimistes, ou un “monde des archétypes” où la réalité apparente se plie aux formes inventées par les légendes mythiques de l'espèce humaine. Non, le cycle d'Eymerich n'est pas près de se fondre dans celui des Archétypes incarnés — mais il éprouve une même tendance à traiter l'ensemble de la culture populaire comme une vaste création collective (cet esprit de création collective était une caractéristique frappante de la S.-F. des débuts, qui écrivait une foisonnante mais quasi-cohérente histoire du futur).

Dans ce livre touffu, truffé de références et de jeux sur les mots et même les lettres, on pourra chercher des liens avec bien d'autres œuvres. Une peut-être s'impose, un incontournable du roman d'enquête médiéval dont Evangelisti jusqu'à présent avait évité l'ombre portée : le Nom de la rose d'Umberto Eco. Mais combien de temps aurait-il pu éviter de croiser les traces d'un aussi encombrant voisin ? Après tout, Bernard Gui — qui apparaît dans le roman d'Eco — fut historiquement un prédécesseur d'Eymerich, auteur lui aussi d'un manuel de l'inquisiteur, et sa bibliographie est beaucoup plus étudiée à l'heure actuelle par les spécialistes de l'histoire religieuse de l'époque. Dans Mater terribilis, donc, Evangelisti s'en donne à cœur joie. Nous avons un monastère maudit, aux murs ornés de prières à l'évident double sens érotique ; un livre apocryphe et maudit — attribué ici à Saint Thomas d'Aquin, et non à Aristote — redécouvert et in fine détruit ; un labyrinthe dont la clé réside dans l'écriture ; et même une remarque d'Eymerich au détour d'un dialogue, « il stesso riso è peccato » [3]. Tous ces clins d'œil ne signifiant pas qu'Evangelisti ait le moins du monde abandonné sa manière ou son rythme.

Ni son abondante documentation. Ce qui ne l'empêche pas de laisser des détails inexpliqués qui m'irritent un peu, comme de franciser tous les noms de lieux (Bordeaux, Toulouse, Cahors) et de référer curieusement à Mende comme étant dans le “Tarn septentrional” — que je sache, le nom de cette rivière n'était pas, avant 1790, celui d'une région ; même si les gorges du Tarn (la rivière) n'en sont pas loin, Mende a toujours été dans le Gévaudan, qui est plutôt à l'Est qu'au Nord de l'Albigeois, actuel département du Tarn. De façon cruciale dans une scène du livre, il prête à Edward de Galles — qui était probablement de langue française — une ignorance de l'occitan — ici désigné comme “provenzale” — qui est certainement discutable. Enfin, il n'hésite pas à tordre la chronologie : il fait ainsi d'Eymerich l'artisan du retour des reliques de Thomas d'Aquin à la maison principale des Dominicains, l'église dite des Jacobins à Toulouse ; or Mater terribilis se déroule en 1362, sous le pontificat d'Innocent VI — qui joue un rôle dans le livre —, alors que le transfert des reliques précédemment détenues par les Cisterciens — rocambolesque, comme bien des affaires de ce style impliquant des ordres monastiques rivaux — ne se fit qu'après 1366, sous le pontificat d'Urbain V — dont il est question aussi, en fin de roman.

Peccadilles, certes, que tout cela, prétextes à aller se cultiver plus qu'entraves dans la découverte du roman et des époques qu'il entrelace brillamment. Plus que jamais, la lecture d'Evangelisti est stimulante.

Notes

[1] « On avait l'impression d'avancer dans un marécage, qui d'un instant à l'autre aurait pu s'éventrer sous le poids des détritus et des pierres brunes, d'apparence flasque, qui couvraient le sol. »

[2] « Entrer dans le triangle obscur »

[3] « Le rire lui-même est un péché », tout l'argument théologique autour duquel tournait le Nom de la rose.