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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 46 Panique à l'université !

Keep Watching the Skies! nº 46, janvier 2003

Neal Stephenson : Panique à l'université !

(the Big U)

roman de Science-Fiction et d'Humour ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Pourquoi il a ressuscité Jules Verne

Le succès de Cryptonomicon vaut permis de réédition pour tous les livres de Neal Stephenson. Voici donc, après le thriller écologique Zodiac, son premier roman, une féroce satire de la vie universitaire américaine, écrite alors que l'auteur avait à peine fini ses études. La S.-F. a adopté Stephenson après le Samouraï virtuel, et même Cryptonomicon ne l'a pas lavé de l'étiquette. Ses premières œuvres, pourtant, avaient été publiées loin du genre (Vintage Books, Atlantic Monthly Press), et reçus comme des romans satiriques, engagés, commentant le présent sous un angle oblique. Pourtant, Zodiac se mêle de génie génétique d'une façon qui déborde largement la science connue, et les événements décrits dans Panique à l'université !, meurtres variés et terrorisme nucléaire sur un campus du Midwest, auraient certainement eu un profond retentissement sur notre monde s'ils s'y étaient effectivement produits — puisque ces deux livres, bien que peu datés, montrent déjà quelques traces de leur époque d'origine, les années 1980 : le Mur de Berlin n'est pas tombé dans Panique à l'université !, et le “Pleshy” de Zodiac pourrait bien renvoyer à Michael Dukakis, dont on ne se souvient guère aujourd'hui.

D'une certaine manière, ce choix de situation temporelle, dans un présent qui n'existe pas sans être une extrapolation à court terme, dans un passé récent qui ne revendique absolument pas le statut uchronique, est le même que celui de la plupart des romans de Jules Verne. Alors que Nemo/Robur ou Mathias Sandorf prétendent bouleverser l'ordre du monde — et y parviennent, dans une certaine mesure —, sans bien entendu que le monde des lecteurs de Verne ait été bouleversé, ses livres ne se prévalent pas d'une quelconque situation dans le futur. En même temps, ils revendiquent une mission pédagogique, portant sur la géographie d'un monde supposé mal connu de la majorité des lecteurs, et de façon plus novatrice, sur la face cachée technologique de la civilisation industrielle, en plein développement dans le France du Second Empire et de la Troisième République.

Stephenson passe directement à la géographie des friches industrielles dans Zodiac, et à la face cachée — ou au moins honteuse — de l'entreprise éducative dans Panique à l'université !. Avec un point commun avec Verne : dans un monde vécu comme étant en bouleversement rapide au niveau technique — la première moitié du xxe siècle n'ayant pas manqué de bouleversements dramatiques, mais de nature plus politique —, l'écrivain soulève le capot de la machine, et entreprend de faire de la science son sujet. Nous considérons de longue date que tel est un des programmes privilégiés de la S.-F. Stephenson — à la suite de quelques autres — exporte ce programme dans la littérature populaire générale. Syllabus : mathématiques et informatique dans Cryptonomicon, informatique et linguistique dans le Samouraï virtuel, chimie dans Zodiac. Et pour Panique à l'université !, c'est la physique qui règne.

C'est pour faire de la physique que Casimir Radon — un élément rare ! —, immigré trentenaire, payant lui-même ses études, a quitté son obscur community college pour s'inscrire à l'American Megaversity, située au cœur d'une ville anonyme du Midwest. Casimir est un étudiant brillant, qui s'intéresse au sujet qu'il étudie, et qui s'indigne de devoir repasser tout une série d'examens élémentaires à cause de l'insondable inflexibilité de l'administration, et du besoin qu'auraient les étudiants d'absorber le “contexte socioculturel” de leur sujet. Oui, comme dans Cryptonomicon, Stephenson n'est pas tendre pour les modes “politically correct” des campus américains, en tout cas pas pour celle du relativisme culturelle. Sarah Jane Johnson est l'antithèse de Casimir Radon : une jeune femme de bonne société blanche, mignonne, étudiante en lettres, et populaire parmi ses camarades — elle est élue présidente du “Student Government”, sorte de bureau des élèves, ou de fédération des associations étudiantes. Pourtant, elle se bute aux mêmes obstacles quand le professeur Embers (caricature peu charitable du prof de lettres se voulant dans le vent) note une de ses rédactions plus sévèrement que des devoirs infiniment moins bien rédigés, puis justifie sa note comme “un “poème en une lettre” [1], et défend de façon incohérente son indulgence par “Well those illiterates, as you call them [2], happen to have very expressive prose voices” (p. 55).

Réac, Stephenson ? Oui, si on considère son attachement au bon sens des ingénieurs, et son admiration pour son personnage de président d'université, S. S. Krupp — tout un programme. Non, si on considère qu'il reproche à l'édifice verbal du “politically correct” d'avoir été échafaudé pour faire oublier aux catégories défavorisées les injustices bien réelles dont elles ont souffert — et peuvent encore souffrir —, et fournir un jouet sans aspérité intellectuelle aux enfants bien nourris des classes moyennes, qui ne veulent surtout rien apprendre pendant les années où ils boiront de la bière et feront hurler leurs chaînes stéréos dans leurs chambres d'étudiants. Pendant que l'université est libre de poursuivre une politique réelle — et discrète — qui plaît fort à ses bailleurs de fonds industriels. Signalons, pour qu'on ne croie pas Stephenson incapable d'ambiguïté, que le narrateur — très discret et raisonnable — de Panique à l'université ! est un jeune professeur noir en ingénierie, tandis que Sarah est menacée d'être victime d'un viol collectif — et le date rape est une autre des causes sur lesquelles la political correctness se focalise, pas toujours à tort.

Là où Stephenson verse dans l'invraisemblance, ou l'anachronisme, c'est quand le groupe gauchiste du campus — comme il n'en existait plus dans les années 80 — s'allie aux Wild and Crazy Guys, une fraternité de bizuteurs machos et crétins — les deux tendances étant aux antipodes du spectre politique des campus américains, à l'heure actuelle, et il y a quinze ans déjà. Mais on n'en est pas à une invraisemblance près, quand on découvre avec une incrédulité croissante les complots du syndicat des agents de maintenance Crotobaltislavoniens. Un groupe de plus parmi ceux qui prennent le devant de la scène dans ce roman : on croisera aussi les TUG (une secte réac, genre Mormons en plus cinglé), les Airheads (un groupe d'étudiantes qui incarnent l'esprit sorority : seuls sujets dignes d'intérêt, les vêtements et les mecs avec qui on va sortir), et les aficionados de jeux de rôles, obsédés par leurs reconstitutions historiques ou leurs aventures de Fantasy. Les individus eux-mêmes se réduisent souvent à des types, comme Virgil Gabrielsen, incarnation de l'obsédé — génial et névrosé — de l'informatique, Ephraim Klein, l'intello amateur de musique classique, ou Bert Nix, le clochard prophétique — qui est, plus que quiconque, proche de la vérité profonde de l'université.

Personnage plus important encore que l'humanité qui l'habite, le bâtiment même où tout se déroule. Loin des campus de l'Ivy League, la Megaversity s'est reconstruite dans les années 70 comme un gigantesque vaisseau de béton, le Plex, une immense dalle de six étages pour bureaux, amphithéâtres et laboratoires, et huit tours pour les chambres des étudiants. Invraisemblable, mais peut-être inspiré de l'exemple — relativement monstrueux aux USA — de l'University of Illinois à Chicago. Voilà de quoi instaurer un huis clos, comme dans un vaisseau spatial — et la comparaison est poussée jusqu'au bout, donnant lieu à un véritable scénario de S.-F. (p. 182-184), mais c'est le fruit du cerveau dérangé du chef des joueurs. De façon plus significative, les luttes pour le pouvoir qui paraissent initialement se dérouler au niveau rhétorique descendent à celui des souterrains et des égouts qui s'étendent sous le Plex, incarnant très littéralement ces soubassements techniques sans lesquels toutes les prétentions philosophiques de la société ne seraient que vain discours. Ou, pour utiliser une métaphore que Neal Stephenson — ou Virgil Gabrielsen — ne désavouerait sûrement pas, si l'université d'en haut représente un langage de programmation évolué, les catacombes sont au niveau du langage machine, avec lequel on peut toujours contrecarrer les instructions des programmes… Une vision très S.-F. du monde, que vient souligner l'irruption d'éléments sortant du cadre de notre réalité contemporaine au fur et à mesure que les événements deviennent plus graves (fermeture de l'université, émeutes, fusillades, rats géants, terrorisme nucléaire…)

Ce qui me force à reposer la question du statut du livre. S'il est œuvre satirique, relevant de l'humour, comme on ne peut en douter en considérant le verbiage de l'écrivain, on prendra tout cela pour exagération bariolée de notre réalité, sans y croire outre mesure. Si au contraire on insiste pour lire le roman littéralement — comme on a envie de le faire, si on adopte la vision ingénieuriste du monde si chère à Stephenson —, il nous fait basculer dans un univers parallèle, et il faut le prendre pour de la S.-F. Mais — comme je l'avais fait remarquer il y a longtemps [3] —, c'est un nouveau cas où humour et S.-F., en utilisant les mêmes motifs et les mêmes méthodes, se disputent en rivaux le même terrain, et s'excluent mutuellement. Même si le roman reste dans une sorte d'incertitude quantique entre les deux états.

Ceux qui ont découvert Stephenson avec ses romans plus tardifs, même s'ils n'ont pas une connaissance approfondie des campus américains, noteront que le roman introduit plusieurs des thèmes de prédilection de l'auteur, comme les théories sur l'esprit bicaméral ou la plongée dans les égouts à la recherche de polluants ; et que la verve estampillée Neal Stephenson, son amour pour la description minutieuse de systèmes bricolés au point d'en devenir monstrueux, et son art d'écrire des romans qui ne s'arrêtent jamais pour souffler, étaient déjà là en 1984.

Notes

[1] L'échelle de notation américaine va de A à D, plus F pour “failure” (rarement utilisé).

[2] Stephenson fabrique un échantillon désopilant de leur prose, qui justifierait des qualificatifs nettement plus sévères que “illiterate”…

[3] Dans un numéro de KBN.