Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 45 a Song of stone

Keep Watching the Skies! nº 45, octobre 2002

Iain Banks : a Song of stone

roman de littérature générale inédit en français en relation avec la Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

 Chercher ce livre sur amazon.fr

Quand Banks publie sans faire suivre son prénom de l'initiale "M.", quand les couvertures de ses éditions britanniques évitent la couleur, il nous propose de la littérature… blanche, et pas de la S.-F. Et pourtant. Ce roman s'ouvre sur une colonne de réfugiés jetés sur les routes d'un futur proche ravagé par la guerre civile — tout à fait dans la tradition du roman-cataclysme dans laquelle s'était illustrée la S.-F. britannique des années 60. Dissimulé — ils le croient — dans la masse, un couple de châtelains est dénoncé à une bande de soldats errants, dont le chef, le Lieutenant (une femme) les ramène à leurs pénates, pour mieux en assurer la maîtrise à sa bande d'irréguliers. On s'en doute, la violence ambiante n'épargnera pas la demeure ancestrale, encore moins à partir du moment où elle a acquis de nouveaux occupants.

Les scènes d'action ne manqueront pas — la pénurie générale d'essence semblant admettre des exceptions au profit de tout ce qui peut rouler vite, pilonner les villages environnants, et brûler ou exploser de façon spectaculaire. Mais ici, aucune machine divine ne sauvera les protagonistes : on n'est pas dans l'univers de la Culture !

On pourrait trouver de nombreuses raisons d'exclure ce roman du champ de la S.-F. à laquelle sa trame événementielle le rattache pourtant irrévocablement. Sa diction tout d'abord ; Banks adopte ici un style qui se proclame littéraire, qui frise le précieux, avec ses rafales d'allitérations et son usage surabondant du cas possessif appliqué à un substantif précédé d'une épithète : l'auteur arrive même à en caser deux dans une même phrase, au début du chapitre 11 : “The land is warm beneath the sun's high hand, the light falls prone and further shades the season's pastel scatter”. Notez, Benford raffole lui aussi de cette afféterie, et personne n'aurait l'idée de contester l'appartenance à la S.-F. des œuvres de l'astrophysicien d'Irvine, CA. L'absence à peu près totale de noms propres, de lieux ou de personnes, est un autre effet stylistique attentatoire. Le protagoniste et narrateur (le châtelain) est toujours bien entendu “I”, sa compagne, plus originalement, “you”, et la Lieutenante — qui va occuper le troisième sommet d'un inhabituel triangle amoureux — s'en tiendra à son grade, même si elle admet un surnom qui n'est guère qu'une abréviation, “Loot” [1] . Ses hommes de troupe ne répondent qu'à des surnoms — petite tricherie : en un sens, cela réintroduit des noms pour ces personnages secondaires, qui n'acquièrent jamais vraiment un visage. Seul le majordome, comme dans toute bonne maison, se voit doté d'un prénom qui résonne comme une fonction — ou une ironique allusion mythique ? —, Arthur [2] . Là où la littérature blanche se targue d'universel, la S.-F. se complaît dans le détail, technique ou autre, qui ancre son propos dans le prosaïque le plus rugueux. Ce qui se justifie par le fait que l'universel n'existe que par l'humain, dont la vie se tisse de cas particuliers. Abandonner les noms propres, donc, relève plus des tactiques de la Blanche que des gens qui mettent des astronefs en couverture. Mais n'a pas empêché des œuvres isolées d'expérimenter autour de la disparition des noms comme métaphore de déshumanisation.

Non, ce qui marque définitivement a Song of stone comme une infiltration de littérature générale en terre science-fictive est sa préoccupation pour l'univers intérieur de son narrateur. Profondément pervers, ce dernier avait dès son plus jeune âge — alors qu'il vivait dans le luxe auquel ses origines le destinaient — découvert son plaisir dans la saleté, physique et morale. La destruction du monde qui l'entoure — dont causes et déroulement ne sont jamais convenablement expliqués, autre agression contre les canons de la S.-F. — reflète la destruction que lui et sa compagne ont opérée sur les codes moraux de leur société. On ne découvre que très progressivement, c'est une des ruses du roman, la nature du couple qu'ils forment ; mais les lecteurs de Walking on glass ne seront qu'à moitié surpris.

Ce pourrait n'être qu'un livre de plus sur la dépravation des aristocrates, et la punition des pécheurs. Mais un livre porté par la plume de Banks, également à l'aise dans les descriptions lyriques et les scènes d'action les plus cruelles, est bien rarement “un livre de plus”. Il atteint en particulier des profondeurs dans la déchéance auxquelles nous ne sommes pas accoutumés. Et l'auteur gauchit et recycle pour son propos les codes de la S.-F. — ou à tout le moins du roman-cataclysme — qu'il maîtrise aussi à merveille. Si vous êtes intéressés par le voyage, le véhicule est en parfait état de marche.

Notes

[1]  C'est naturellement un de ces jeux de mots retors dont Banks est prodigue : lieutenant peut se prononcer [loutenante] en anglais, et loot [loute] signifie “piller” — nouvelle fonction de la Lieutenante.

[2]  Je dois admettre qu'un prénom d'une idoine distinction, Rudolph, est suggéré de façon ambiguë pour le narrateur.