Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 44 Légendes urbaines

Keep Watching the Skies! nº 44, août 2002

Véronique Campion-Vincent & Jean-Bruno Renard : Légendes urbaines : rumeurs d'aujourd'hui

essai ~ chroniqué par Éric Vial

 Chercher ce livre sur amazon.fr

Évidemment, il ne s'agit pas de Science-Fiction, ni de Fantasy, mais de sciences humaines, tendance journalisme. C'est un panorama essentiellement thématique des légendes urbaines, appellation discutable (les rumeurs de lâchers de vipères par hélicoptère relèvent de la ruralité profonde, saint-jossienne et verdophobe) mais désormais canonique. L'intérêt ici peut être immédiat : certains thèmes relèvent clairement du Fantastique, ou de l'épouvante standard : fantômes auto-stoppeurs, cannibalisme involontaire, image déclenchant des incendies et elle-même ignifugée, cadavre baladeur, maniaques sadiques, vols d'organes sur des individus vivants, malédiction portant sur une automobile ou symboles supposés sataniques sur un monument public (la Pyramide du Louvre), dans des logos. Ceci à côté de rumeurs sinon rationnelles du moins aux allures plus rationalistes, histoires de chats dans un four à micro-ondes ou de décalcomanies au LSD, encore que l'archétype du genre, la rumeur d'Orléans, où le fantastique à proprement parler n'intervient pas, relève pourtant au moins en partie de l'attirail du roman feuilleton du xixe siècle, avec trappes, passages secrets, et magasins où on entre mais dont on ne sort pas.

À côté du catalogue de motifs réutilisables, possible clavier de thèmes “modernes” pour auteurs à la chaîne, ce livre comporte d'autres éléments éventuellement utiles sur la rhétorique de la persuasion, les structures du on-dit, les effets de vérité, les hyperboles, métaphores et métonymies, l'usage des normes, l'ambiguïté des morales et leur double lecture potentielle. Et aussi sur les fonctionnements plus cachés, les usages polémiques, les raisons inavouées et parfois inavouables pour lesquelles tel ou tel groupe est porté à croire tel ou tel message, stigmatisant en général ce qui lui est étranger même si son hostilité n'est que latente, où s'il ne serait pas jugé convenable qu'elle s'exprime ouvertement — souvent parce qu'elle est stupide, ou honteuse ; j'ai cité plus haut la “rumeur d'Orléans”.

Ajoutons que les auteurs s'intéressent au recyclage des rumeurs dans la littérature, et principalement dans la littérature dite populaire, et au cinéma. Sont évoqués Thomas Pynchon (en montrant la modernité de son roman V — 1963 — par rapport aux légendes traditionnelles à base de chasse aux dragons), le film l'Incroyable alligator ou Victor Hugo à propos des égouts mais aussi de l'Homme qui rit, Rabelais, Octave Mirbeau (pour le Jardin des supplices), Maupassant ("la Bête à Maît'Belhomme"), the Invasion of the body snatchers, Frissons de David Cronenberg, Alien, Hansel et Gretel, les abattoirs de Chicago vus par Hergé, la Jungle d'Upton Sinclair et un morceau du Pickwick de Dickens, l'Auberge rouge avec Fernandel, Paul Féval, Rahan, "Comment servir l'homme" de Damon Knight, Soleil vert, Frankenstein (roman et films), Gilbert Cesbron (à propos de vérins hydrauliques supposés soutenir la Tour Eiffel), une Deuxième Babel (bande dessinée de Joost Swarte), les Vendredi 13, Stephen King à plusieurs reprises, Gremlins à plusieurs reprises également, Hoffman pour l'Homme au sable, M le Maudit, Batman, Tardi, Duel, les Mains d'Orlac, Nerval, Le Fanu, Jean Ray, Maurice Renard, Grimm, Matheson. J'ai bien dû vous en épargner. Et on pourrait ajouter Roger Peyrefitte, Albert Camus, Georges Bataille ou Edgar Morin. Ou Bertrand Méheust et des soucoupes volantes, ainsi que l'article "Météorologie" de l'Encyclopédie de Pierre Versins. Ouf. Le tout plus ou moins développé, utilisé comme reflet, comme source ou comme point de comparaison. On pourrait d'ailleurs jouer à en rajouter, par exemple, à propos de voitures à sentiments humains, "Juliette" de Claude Cheinisse et "Mark" de Christine Renard, dans À la croisée des parallèles. On trouvera d'ailleurs que cela fait un peu trop. Que c'est une parade bibliographique parfois apparentée à la poudre aux yeux. Ce qui peut être vrai, tout n'étant sans doute pas traité avec l'homogénéité et la rigueur qui aurait pu être souhaitée, mais icelles qualités eussent sans doute aussi donné quelque chose mélangeant somnifère et laxatif, ce que n'est en aucun cas le livre, peut-être justement parce qu'il croise catalogue de mythes et somme d'allusions et de références qui peuvent inviter le lecteur à se laisser aller au rêve, ou à creuser la réflexion comme l'y invitent d'ailleurs les bibliographies de chaque paragraphe. Bref, ce n'est pas toujours aussi sérieux que cela le prétend — veille habitude des sciences humaines —, mais c'est bien intéressant.