KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Sylvie Miller & Philippe Ward : le Chant de Montségur

roman fantastique, 2001

chronique par Pascal J. Thomas, 2001

par ailleurs :

Le Fantastique est littérature de l'intrusion du surnaturel dans le quotidien : sur ce point, je tombe bien d'accord avec la quatrième de couverture du présent ouvrage. Cette intrusion peut cependant être mise à profit pour servir des objectifs bien différents : la terreur, vécue par le lecteur qui s'identifie à d'infortunés protagonistes — et nous tenons là, presque, une définition de la subdivision du Fantastique étiquetée “Horreur” —, mais aussi l'exploration de traditions plus ou moins oubliées, d'embranchements plus ou moins apocryphes de l'histoire culturelle de l'Humanité. On pense, pour citer deux exemples bien différents, à Tim Powers ou à José Luis Borges. Ariégeois, se documentant depuis des années sur les Cathares et leur baroud d'honneur de 1243-44 à Montségur, Philippe Ward semblait s'engager sur cette dernière voie.

De ce point de vue, ma déception est à la hauteur d'espoirs peut-être exagérément optimistes. Sans nul doute, le profane en matière d'hérésies dualistes et de croisade “des Albigeois” apprendra une foule de choses en lisant ce livre. Il lui faudra cependant les démêler des spéculations douteuses qui y sont insérées — à dessein : c'est le jeu, pour pimenter l'intrigue ! — et des détails entièrement du cru des auteurs. Il lui faudra aussi se méfier d'un certain nombre d'invraisemblances de détail qui affaiblissent la cohérence de l'ensemble. Comme cette évocation d'une “croix cathare”, alors que les hérétiques dualistes languedociens, qui se disaient chrétiens, refusaient la croix, vue comme instrument de la torture du Christ — et non comme symbole de rédemption. Comme l'insistance sur l'occitan comme une “langue hérétique”.(1) Comme ce personnage croate, Anto Sakic, évêque et catholique fanatique, qui a appris l'occitan mais semble ignorer le sens du mot drac (qui désigne, selon les régions d'Occitanie et les contes, un dragon, un ogre, le Diable, et toutes sortes de croque-mitaines), ou l'existence des Patarins de Dalmatie et Bosnie au xve siècle (et de leurs voisins dualistes d'Italie du Nord). Comme de décrire le prénom du héros, Peire, comme « le prénom d'un troubadour célèbre », alors que Pèire est simplement la forme occitane de Pierre, un prénom dont la vogue en pays chrétien ne s'est pas démentie depuis des siècles… — les pinailleurs relèveront même très rapidement au moins deux troubadours parmi les plus célèbres prénommés Pèire (Vidal et Cardenal).

Sur un mode bien plus mineur, je regretterai que les éditions CyLibris, qui ont la sympathique particularité d'être lancées sur la Toile, n'arrivent pas encore au niveau technique de maisons plus établies : on relève encore dans le texte, qui n'a pas dû être relu avec assez d'attention par l'éditeur, de petites incohérences (qui était le chef de la garnison de Montségur, Arnaud-Roger de Mirepoix, ou son frère ? p. 176-177) ou impropriétés (un simple moine promu “prélat”, p. 203) et même une poignée de fautes d'orthographe. La maquette, par contre, est en progression. Et l'existence de petites maisons d'édition qui occupent tous les créneaux laissés dégarnis par les grandes est toujours une joie pour le lecteur. On leur souhaite sinon de grandir, du moins de prospérer, et de toujours s'améliorer.

Ni roman d'érudition ni roman d'introspection, le Chant de Montségur se présente plutôt comme un roman d'action où les personnages rebondissent de complot en surprise. Se disputent la moindre bribe d'information sur le trésor caché par les Cathares : un groupe d'érudits amoureux des troubadours, la Société del Gai Saber ; le cardinal Anto Sakic et ses séides Dominicains de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, autrement dit l'héritière contemporaine ; Elke, responsable d'une maison de disques qui emploie des séides pour le moins patibulaires ; et les survivants d'un groupe de résistants témoins en mars 1944 (sept centième anniversaire du bûcher du Prat dels Cremats) d'événements étranges au-dessus du Pog [promontoire, colline] de Montségur. On se croirait dans un Doc Savage !(2)

Peire, chanteur en vue dans la grande vogue de la chanson occitane, reconverti sans grande conviction dans la variété en français ou en anglais, ayant récemment perdu sa femme dans un accident de spéléo, peine à trouver l'inspiration pour un prochain disque. À la fois pion et enjeu, il participe à moitié passivement à toute l'agitation qui enfle autour de lui. Ce personnage, prisonnier d'un destin trop grand pour lui et d'un passé trop prestigieux pour son présent, est sans doute plus intéressant que l'intrigue un peu mécanique dans laquelle le roman l'empêtre. Malheureusement, Peire est le seul personnage — avec, peut-être, sa voisine et amie Jordanne — à bénéficier d'un tel traitement ; les autres, s'ils sont décrits physiquement avec un luxe de détail qui me fait penser aux romans du xixe siècle, sont aussi décrits psychologiquement en quelques phrases, sans qu'on ait trop le temps de s'appesantir sur leurs états d'âme, ou sur les actes qui permettraient de donner une substance à leurs traits de caractère. Cela peut conduire à des défauts de construction, comme le retournement d'Elke, si surprenant que je peine encore à y croire.

Ce qui ne veut pas dire que le roman n'ait pas ses points forts : le personnage de Peire et le triangle amoureux dans lequel il se trouve pris ; la nature surprenante de la révélation finale ; l'emploi à bon escient de lieux connus, mais originaux (l'hôtel d'Assezat à Toulouse, à peine dissimulé ; Montségur(3) même) ; l'usage détourné des élucubrations d'Otto Rahn. Autant de choses dont on se dit qu'elles auraient pu être mieux développées dans un roman qui aurait choisi plus sévèrement entre les diverses pistes qu'il amorce. Tel quel, le Chant de Montségur fascine mais me laisse un goût d'inaccompli.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 40, septembre 2001

Lire aussi dans KWS une autre chronique de : le Chant de Montségur par Jean-Louis Trudel


  1. L'Église a pu s'allier au pouvoir français lors de son invasion des terres du Comte de Toulouse, qu'elle n'aimait guère, mais elle a continué pendant des siècles à utiliser l'occitan comme elle a toujours utilisé les langues qui lui permettaient de communiquer avec les fidèles, quelles qu'elles fussent ; on compte même bon nombre de prêtres parmi les lettrés occitanistes des xixe et xxe siècles, en dépit du fait que bien des occitanistes aient transformé les Cathares et leurs défenseurs nobles, a posteriori, en héros tragiques d'une problématique indépendance occitane.
  2. La formule des aventures du célèbre héros des pulps requérait en effet la présence d'une ou deux bandes rivales de malfrats pour entraver la progression des héros vers le mystère central de chaque épisode.
  3. En regrettant que Miller et Ward ne rappellent pas en passant au lecteur ce qu'ils savent fort bien, et dont ils tiennent compte, à savoir que la forteresse que l'on visite actuellement a été construite après le célèbre siège de 1244 par l'occupant français.

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