KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Johan Heliot : la Lune seule le sait

roman de Science-Fiction, 2000

chronique par Pascal J. Thomas, 2001

par ailleurs :

Sedan, 1870 : l'Empire français remporte sur les Prussiens une victoire inespérée, et le pouvoir absolu de Louis Napoléon, qui écrase facilement une Commune de Paris embryonnaire,(1) se prolonge pendant des décennies. Victor Hugo reste en exil à Guernesey. Et Jules Verne, intellectuel résistant aussi, est parti pour les Caraïbes sur son voilier. L'arrivée des Ishkiss en 1889 change la donne… dans un sens favorable à Napoléon le Petit !

Je n'avais lu de Johan Heliot que deux nouvelles dans les anthologies de la série Escales [ 1 ] [ 2 ], qui n'annonçaient en rien ce premier roman, lauréat — avec une marge confortable — du prix Rosny aîné 2001. Et il le mérite amplement. Très bien ficelé, le livre tient en haleine du début à la fin. Les recettes sont classiques, mais bien appliquées, avec un rien d'ironie : protagonistes attachants, méchants vraiment répugnants, tragédie et espoir, et des paysages extraordinaires.

Il faut aussi saluer la qualité de la documentation historique entreprise par Heliot, qui va chercher par exemple d'authentiques policiers d'époque, Jaume et Andrieux, comme personnages secondaires,(2) et connaît fort bien la vie de ses protagonistes écrivains. Un plaisir majeur de l'Uchronie est de retrouver des personnages déjà connus par l'Histoire, forcés par des circonstances inédites à réagir en fonction de ce que nous savons de leur caractère. Verne, par exemple, fait passer le voyage du fantasme à l'assouvissement, voire à l'écœurement de l'exil.

Chose importante, les situations, même tragiques, sont prises avec une certaine distance, un certain humour : les personnages de journalistes en fournissent un bon exemple — la rafale de clichés racistes sur les Marseillais est bien entendu à prendre au second degré, comme un reflet déformé des opinions bien réelles des Français (nordistes) de l'époque. Heliot s'amuse beaucoup à faire du “à la manière de”, avec pour modèle le roman populaire de la fin du xixe siècle. Fantômas ou Arsène Lupin autant que Verne au demeurant ! Et si le déguisement de l'inspecteur Jaume ne trompe pas le lecteur averti, c'est un aspect jubilatoire de la complicité entre auteur et connaisseurs — si peu que ce fût — des classiques du roman populaire. Le tout étant servi par une écriture pastichant très efficacement celle de l'époque ; c'est-à-dire qu'elle évoque les souvenirs que je peux avoir de mes lectures juvéniles de Verne, par exemple, sans sacrifier la dynamique du récit que nous en sommes venus à attendre aujourd'hui par des digressions aussi longues que celles de l'auteur vedette des éditions Hetzel.

On sera amené — comme d'autres commentateurs l'ont déjà été — à se poser la question du statut du roman. Les uchronies postulant une évolution divergente de, disons, l'Empire romain, ne sont pas écrites à la manière de Virgile ni de Jules César. La production d'artefacts littéraires délibérément anachroniques connaît dans la SF une certaine vogue depuis Tim Powers et K.W. Jeter — un livre avant-coureur ayant été la Machine à voyager dans l'espace de Christopher Priest. Au premier steamer, au moindre Zeppelin, le chœur des commentateurs, et même mon collègue Heurtel, entonne le fameux mot en “s”.(3) Et, c'est vrai, Heliot s'affranchit quelque peu des contraintes de la SF en construisant ses extrapolations scientifiques à partir des connaissances de l'époque du livre, et non de la nôtre. C'est frappant en matière médicale : Louis Napoléon, devenu cyborg, évoque le monstre de Frankenstein bien plus que la biologie moléculaire. Dommage, soit dit en passant, qu'on ne côtoie pas plus ce personnage monstrueux mais sorti du commun par la transformation de son corps.

Heliot va plus loin — mais là, je crois bien que c'est involontaire — en se fendant de quelques phrases confuses sur le rétablissement de la gravité normale à l'intérieur de la base lunaire via une surpression atmosphérique ; et semble confondre face cachée et face obscure de la Lune,(4) ce qui tend à faire penser qu'il vit dans un endroit où le ciel est perpétuellement nuageux, pour n'avoir jamais observé les phases de notre satellite naturel. Jules Verne, en tout cas, serait mort de honte plutôt que d'écrire des choses pareilles.

Peccadilles. L'aspect politique est celui qui domine le livre. Son Verne est bien celui qui publia Mathias Sandorf, un plaidoyer pour la libération des peuples soumis par les Empires centraux, ou Kéraban le Têtu, charge impitoyable contre toutes les bureaucraties.(5) Sur ce plan politique, l'extrapolation est cohérente, sinon vraisemblable — la possibilité d'un socialisme anarchiste, non-dictatorial, relève encore de l'acte de foi dans notre monde ; mais étant donnée la coopération d'extraterrestres composites et télépathes, je ne dis pas… En tout cas, la foi, même naïve, sauve le livre en lui donnant une ferveur à la fois historiquement fondée et contemporaine, l'avidité des patrons et l'ivresse du pouvoir n'ayant pas beaucoup changé en cent ans. Une réjouissante excursion dans l'uchronie, donc.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 40, septembre 2001

Lire aussi dans KWS une autre chronique de la Lune seule le sait par Philippe Heurtel, et deux chroniques de la suite, la Lune n'est pas pour nous [ 1 ] [ 2 ], par Michel Tondellier & Pascal J. Thomas


  1. Comment s'est-elle produite, dans une ville qui n'a été ni assiégée par les Prussiens, ni coupée du contrôle gouvernemental ? L'auteur se garde de nous le dire, comme il ne s'attarde pas sur les causes d'une divergence plutôt surprenante : la bataille de Sedan, comme toute la guerre de 1870, avait été notoirement mal engagée…
  2. Je dois ici remercier l'auteur, qui donne ces précisions dans une très intéressante postface.
  3. Voir mon éditorial. Les pages de publicité en fin du présent volume sacrent même le steampunk “genre littéraire”, à l'égal du roman ou de la tragédie, doit-on croire…
  4. « L'obscurité gagnait à mesure qu'il avançait en direction de la face cachée de la Lune. À l'horizon, une nuit perpétuelle noyait le paysage sous une coulée d'encre. », p. 192 de la première édition. On pourrait penser que “face cachée” est employé ici de façon métaphorique pour parler de celle qui ne voit pas le Soleil — le mot “perpétuel” serait cependant hors de propos —, mais l'auteur récidive en expliquant plus loin dans le roman la présence du gros des vaisseaux Ishkiss sur la face de la Lune qui est invisible aux télescopes terriens par la nécessité de les protéger des rayons du Soleil… qu'il semble confondre avec notre bonne vieille Terre !
  5. « Tous les États se valent, et ils ne valent pas une peau de pastèque » : je cite de mémoire. Bien entendu, on peut aussi voir Kéraban, riche marchand qui se refuse à acquitter un nouveau péage sur le Bosphore, en précurseur des libertariens anarcho-capitalistes.

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