KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Paul Borrelli : Trajectoires terminales

roman policier et de Science-Fiction, 1999

chronique par Sébastien Cixous, 1999

par ailleurs :

Troisième et en principe dernière investigation de Serge Lançon, Trajectoires terminales constitue le point d'orgue d'une série de polars futuristes, sombres et désespérés. Rien de très neuf dans ce roman, qui s'inscrit dans la droite ligne des précédents, l'Ombre du chat et Désordres : on y retrouve le commissaire Griffier et son obsédante verrue, l'inspecteur Canavese et son bras artificiel… Lançon traque de nouveau un serial killer dont le modus operandi consiste, cette fois, à bombarder les voitures sur l'autoroute avec des blocs de bronze gravés de pictogrammes. Les insalubres excavations marseillaises du prochain siècle conservent une dimension labyrinthique et désordonnée qui participe au déphasage du lecteur :

« C'était un fouillis de bretelles raccordées en tous sens, des voies rapides, chaussées à double sens, toboggans en spirale, passages pour piétons, escaliers mécaniques, sas pneumatiques… Des milliers de panneaux lumineux annonçaient blocs d'habitations, centres commerciaux, cimetières, autoroutes, astroport, hôpitaux, voies express… Sans compter les publicités holographiques qui s'agitaient dans tous les espaces laissés libres, vantant aussi bien les mérites d'un shampooing que ceux de la dernière console Neurotechnics ou encore annonçant le prochain concert de Madonna II, le clone mis au point par les Japonais après des mois de procès contre les descendants de la chanteuse. » (p. 42)

Chez Borrelli, tout attire l'œil et tente de le noyer dans une profusion de détails confondants, où le familier flirte avec l'aberrant. Mais les dédales spatiaux ne sont rien à côté des méandres psychologiques auxquels nous confronte l'auteur. Ses personnages, ambivalents, tourmentés, se scrutent dans le miroir et n'aiment pas toujours ce qu'ils y voient : Canavese combat par la violence son homosexualité refoulée et Lançon voit sa misogynie pathologique compensée par une empathie avec les très jeunes filles, dénotant peut-être une pédophilie latente. Chacun essaie de combler tant bien que mal un vide intérieur. Sorte de double cathartique affranchi des conventions sociales, Lançon atteint parfois le tréfonds de l'ignominie, façon de rappeler que rien n'est jamais blanc ou noir, tout est grisaille. Et tout vient souligner l'inhumanité d'une existence dépourvue de sens :

« J'ai pas demandé à venir sur terre, d'accord ? On m'a balancé dans ce merdier sans me demander mon avis. On est tous là, les uns sur les autres, comme un panier de crabes, à se gêner, à se détester… T'as déjà pris les transports en commun quand il fait chaud ? […] T'as les autres entassés contre toi, tu te prends à les haïr et tu vois bien, dans leurs yeux, qu'ils te haïssent aussi. Chacun de nous est une gêne pour les autres. Quand tu es dans la merde, ils se précipitent pour t'enfoncer davantage […]. Tu n'as jamais ressenti ça quand tu te balades dans un endroit plein de monde, une galerie marchande, quelque chose de ce genre ? Ça grouille, il en sort de partout, c'est presque répugnant… » (p. 440)

C'est sans doute dans le surpeuplement que réside l'une des principales clefs de l'univers borrellien : en amenuisant les frontières de l'intimité, les cités modernes menacent notre identité. L'autre fait courir un grave risque — réel ou imaginaire — à notre intégrité, et explique, à défaut de justifier, une kyrielle de comportements asociaux. La réduction de la sphère intime va de pair avec l'abolition des distances entre le spectateur et l'œuvre d'art, voire entre l'artiste et sa création. Tout s'estompe, tout fusionne comme ce plasticien involué qui se confond avec son ultime réalisation : l'anéantissement de son individuation.

Toujours aussi référentiel, Borrelli enfonce le clou du nihilisme en ressuscitant quelques angoisses dickiennes et rend un hommage appuyé au Ballard de Crash! :

« Mais j'ai toujours été fasciné par les liens troubles qui conditionnent le rapport de l'homme à sa voiture. Je trouve qu'il n'existe pas d'allusion plus directe à l'acte sexuel qu'un accident comme ceux-ci. Ces chairs et cette tôle qui s'interpénètrent créent un érotisme profond, violent, qui m'exalte. Je pense qu'il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de fascination de la mort, elle nous attire tous. » (p. 223)

Rien de très neuf, disais-je, dans ces Trajectoires terminales, certes… mais quelle maîtrise ! À y regarder de près, on peut considérer le roman comme une parfaite synthèse des préoccupations borrelliennes : le jazz fusion influencé par Magma et bien entendu l'art contemporain. On relève d'ailleurs au fil des pages de nombreuses références à l'œuvre plastique de l'auteur (ses masques métalliques d'inspiration africaine ou son alphabet imaginaire baptisé “hexagonades”) qui confèrent à l'ouvrage une inquiétante spécularité.

Le puriste regrettera, une fois encore, que l'élément science-fictif apparaisse comme un simple vernis esthétique au service du roman noir, mais force est de constater que l'opposition des enquêtes menées en parallèle par Canavese et Lançon tient une nouvelle fois ses promesses. La trilogie s'achève sans que les zones d'ombres relatives au Grand Conflit aient reçu le moindre éclaircissement. Le lecteur continue de s'interroger en outre sur la situation politique du pays, sur le contexte international… Autant dire que Borrelli s'en moque. Éperdument. Il façonne Marseille en 2034 comme le reflet psychologique de ses protagonistes et ne nous épargne aucun détail sordide — pas même les soucis hémorroïdaires de l'inspecteur Canavese ! On peut faire la fine bouche, contester tel détail technologique, telle ficelle narrative, c'est certain. Mais on ne saurait négliger l'impact du microcosme borrellien, un univers dérangeant suspendu entre fantasme, délire et mort.

Sébastien Cixous → Keep Watching the Skies!, nº 33, août 1999

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