KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Roland C. Wagner : Tekrock (les Futurs mystères de Paris – 5)

roman de Science-Fiction, 1999

chronique par Pascal J. Thomas, 1999

par ailleurs :

Par où commencer ? Nous en sommes au cinquième volume des Futurs mystères de Paris, titre générique des aventures de Tem, le détective privé végétarien non-violent.(1) Les lecteurs du deuxième volume de la série, les Ravisseurs quantiques, se souviendront sûrement de l'abominable Odon, chef de secte et décerveleur. L'intrigue du livre en question est de toute façon abondamment rappelée, en plusieurs endroits et de plusieurs points de vue — pas besoin d'être fort en Tem pour suivre le présent roman ! Odon, donc, passe en procès au moment où s'ouvre ce volume. Pendant ce temps, Tem est en train d'enquêter sur un employé d'une compagnie multinationale qui semble avoir des agissements louches ; et comme si ça n'était pas suffisant, Gloria, l'intelligence artificielle vagabonde et anarchiste qui veille amoureusement sur Tem, lui fournit un sujet d'enquête de plus : retrouver les souvenirs d'un vieux monsieur amnésique, qui a surgi, vierge semble-t-il de toute histoire personnelle, au lendemain de la Grande Terreur de 2013. Grande Terreur qui, rappelons-le pour l'hypothétique lecteur peu au fait de l'œuvre wagnérienne, marque la frontière entre le monde plutôt violent d'avant, décor de l'Histoire du futur proche, série de romans qui commence avec le Serpent d'angoisse et se poursuit jusqu'à l'œuvre inachevée Archétypes incarnés,(2) et le monde apaisé où se déroulent les aventures de Tem. C'est pendant la période de la Grande Terreur elle-même que se situe "Musique de l'énergie", longue nouvelle publiée dans l'anthologie Escales sur l'horizon, et qui entretient des rapports étroits avec le présent ouvrage.

Nos trois protagonistes(3) vont donc découvrir peu à peu les liens entre ces trois affaires apparemment sans rapport. Le procès d'Odon, d'ailleurs, n'aurait pas dû a priori entrer dans les préoccupations de l'Agence, mais on en parle tellement que… Que rien, en fait. On parle aussi beaucoup d'une foule de choses sans rapport avec l'intrigue principale, histoire de distraire, histoire de ne pas donner toutes les cartes au lecteur-enquêteur par-dessus l'épaule.

On pourrait qualifier l'écriture de ce roman de post-moderne, ou de feuilletonnesque, au choix. Le fait est que, selon le mot d'Eileen, narratrice du passage en question, « il était écrit que la progression de cette enquête serait ralentie par un nombre inhabituel de contretemps et digressions ». Le présent roman est, comme l'Odyssée de l'espèce, nettement plus long que les romans “ordinaires” de la série. Sans toutefois les dépasser beaucoup en complexité de l'intrigue ; on lira par exemple des comptes rendus du procès d'Odon dans une grande variété de styles journalistiques, amusements en eux-mêmes, clins d'œil sur le paysage médiatique (pas forcément très surprenant) du siècle prochain, et information sur les événements décrits dans les Ravisseurs quantiques, pour ceux qui les auraient oubliés.(4) Deux longs passages sont consacrés à Ramirez, l'impayable “impresario” junkie de Tem, dont la seule fonction semble être d'égayer le lecteur — et ça marche comme sur des roulettes : roulons avec Ramirez… Voilà, si l'on veut, pour l'aspect “post-moderne” des digressions.

L'aspect “feuilleton” se nourrit de l'incroyable réseau de références à… presque toutes les œuvres publiées de Wagner ! Il faut en exclure ses romans de space opera (les Red Deff [ 1 ] [ 2 ], Poupée aux yeux morts, le Chant du cosmos) et quelques nouvelles éparses, mais Tekrock revient, et parfois en détail, sur toute la série menant à la Grande Terreur, et bien entendu sur la Terreur elle-même ; et aussi sur tous les Futurs mystères de Paris précédents. Sans compter "Honoré a disparu", novella parue dans l'anthologie sur les cochons,(5) qui peut faire figure de chapitre égaré du roman. Plus encore que dans l'Odyssée de l'espèce, c'est la Grande Terreur qui est le sujet central du livre ; ici, toutefois, au lieu de révélations sur la nature profonde et les origines du Dragon Rouge, on s'attache à des personnages colorés mais finalement secondaires dans l'articulation (foisonnante) des fantasmes de la Terreur. À mon sens, des détails dans les coins du tableau.

Tout se passe comme si, une fois les “Mystères” imposés auprès du public, et solidement installés en grand format chez leur éditeur, Wagner donnait libre cours à son penchant pour l'exploration de son mythe préféré, au tissage et au re-tissage de son univers personnel. Tellement personnel que le grand-père de Tem, Richard Montaigu, devient désormais ouvertement un double de R.C.W. — on lui attribue en tout cas la paternité de romans qui, de notre temps, sont parus sous le nom de Wagner. Tout cet univers se nourrit d'une solide dose de rock 'n' roll. Les références au genre musical de prédilection de l'auteur prolifèrent à nouveau, surtout à partir de la moitié du livre environ. Ultime coquetterie, ses personnages, qui ne sont pas ici censés être spécialistes de la période 1954-1978, commettent des erreurs, comme d'attribuer "Roll over Johnny B. Goode" à un certain Richard Berry — les connaisseurs (même modestes) apprécieront. Je regrette presque que plus de temps n'ait pas été passé à expliquer ce qu'est le Tekrock qui donne son titre au livre, un genre musical dont on nous laisse seulement entendre qu'il procède d'un mélange de techno et de rock,(6) mais sans jamais préciser les ingrédients musicaux ou la portée sociale. Ce qui est curieux dans l'univers wagnérien, où Tribus et Archétypes procèdent si souvent d'une passion musicale.

Au total, si je n'oserai pas recommander ce livre à des lecteurs néophytes de l'univers wagnérien, bien des à-côtés en récompenseront largement la lecture. L'humour, bien sûr, sans cesse présent dans le regard ironique des personnages plus que dans les situations. Même si Wagner prend de la distance vis-à-vis de ses créations : un peintre nommé Bilbo la Haute Bite, qui crée ses œuvres à l'aide de son membre en érection barbouillé de peinture, voilà qui aura du mal à passer dans le corpus de la spéculation sérieuse sur l'art du futur.

On notera ensuite quelques bribes d'intrigue policière, souvent agrémentées de pastiche : Tem complète sa panoplie d'expériences modelées sur les exploits de Nestor Burma en prenant un coup de matraque sur la tête, dans les lieux mêmes d'un assassinat qu'il était venu investiguer. Comme je l'avais déjà fait remarquer, toute la série Tem est construite sur la transgression des règles qu'elle affirme se fixer : l'Humanité est devenue quasiment non-violente, pourtant Tem trébuche sur les cadavres à chaque livre ; Tem est un transparent, que gens et machines oublient aussitôt qu'ils l'ont perçu, pourtant il trouve une foule de gens qui se souviennent de lui — on va finir par croire que cela se produit pour arranger l'auteur, histoire de rendre possible un interrogatoire ou de pimenter l'action. Certes, le rôle d'Eileen, bombardée directrice de l'Agence de l'Aube radieuse, est à prendre en compte ; mais il faudrait qu'un jour une aventure de Tem s'attaque de front à ce problème central qu'est l'apparente usure du talent de mutant de notre détective préféré, et lui trouve une explication cohérente !

Enfin, marginale du point de vue du roman lui-même, mais centrale dans l'univers qui l'héberge, une évolution aura lieu dans les rapports entre ayas anarchistes et technotrans (les multinationales du Conseil des Huit, si présentes dans l'Aube incertaine). Autrement dit, au travers des enquêtes de Tem, qui pourraient se réduire à des prétextes, nous suivons au long de la série une intrigue (ralentie) dont les enjeux sont conformes au sujet plus habituel de la SF, le devenir de la société humaine dans son organisation ou dans son extension.

Beaucoup de choses donc, même si beaucoup de petites choses. Pour tirer de ce livre le maximum de plaisir, il vaut mieux toutefois avoir lu beaucoup des très nombreux épisodes précédents, et l'apprécier comme une plongée de plus dans l'univers désormais riche et confortable accumulé par son créateur.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 33, août 1999


  1. La Balle du néant, les Ravisseurs quantiques, l'Odyssée de l'espèce, l'Aube incertaine, le présent Tekrock, qui seront suivis de Tøøns, Babaluma, Kali Yuga & Mine de rien. — Note de Quarante-Deux.
  2. Tous, à part ce dernier bien entendu, publiés au Fleuve noir avant 1990.
  3. Eileen, la compagne de Tem, et Gloria sont depuis quelque temps promues au rang de narratrices occasionnelles, à côté du personnage-point de vue principal qu'est Tem.
  4. Oubli bien excusable, dois-je ajouter, vue la frénésie événementielle de ce volume-là de la série.
  5. Histoires de cochons et de science-fiction, 1998, composée par Sylvie Denis.
  6. Renseignement pris auprès de l'auteur, cela tiendrait plutôt de la descendance des groupes de musique industrielle.

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