KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Olivier Eudes : Contes du Diable

anthologie de Fantastique, 1998

chronique par Sébastien Cixous, 1999

par ailleurs :

Voici deux volumes qui ne manqueront pas d'attirer l'attention des amateurs de Fantastique dans la mesure où ils véhiculent des images fort contrastées du Prince des ténèbres. La plus inattendue pour le néophyte est, sans l'ombre d'une hésitation, celle que nous présente Olivier Eudes dans sa charmante anthologie dont la matière est empruntée au fonds classique du folklore (Carnoy, Luzel, Pineau, Sébillot…). Le journaliste et essayiste, que l'on sait versé dans la tradition celtique, y collige des contes facétieux tournant le Diable en ridicule, daubant un Malin “pas très malin”.

Si le choix des textes apparaît satisfaisant dans l'ensemble, on est surpris par l'indigence des commentaires qui accompagnent cette substantielle livraison. Olivier Eudes manie la plume avec une dextérité rare, mais ne l'utilise que pour titiller l'intellect en de stériles circonvolutions. Au lieu des analyses attendues, il s'épanche en platitudes, assertions et bons mots que l'on associe habituellement à une faction peu exigeante de la critique. Il omet de signaler l'existence de telle ou telle variante célèbre (chez Grimm par exemple) et s'abstient de préciser que certains diables recensés ici n'en sont pas. Sous l'effet d'un amalgame bien connu des folkloristes, l'ogre est en effet couramment appelé “diable” en Auvergne et dans le Poitou. Olivier Eudes l'ignore-t-il ? On comprend mal les raisons qui l'incitent à passer sous silence une information de cette importance, d'autant que peu de lecteurs — c'est fatal — démasqueront ce cannibale glouton sous son déguisement chrétien.

L'anthologiste voit dans la Rédemption la justification de tous les tourments du Malin :

« Survint un peu plus tard le miracle de la Rédemption. Et cette puissance du Serpent qui nous poussait victorieusement au mal fut vaincue et asservie au bien. Si bien que Luther comprit que Dieu lui-même œuvre par l'intermédiaire de Satan (Deus et in Sathanas agit) et Méphistophélès n'avait plus qu'à se lamenter : “Je suis une partie de cette force qui veut toujours le mal et finit toujours par produire le bien… ”. Voilà le ridicule de Satan que les contes rassemblés ici mettent aussi en évidence. Si malin que soit notre aîné, les paysans matois, les commères rusées et même les idiots des villages en viennent plus vite à bout que les théologiens. »

Cette analyse, pour le moins simpliste, n'emporte guère la conviction.(1) Elle repose sur un double postulat (la méchanceté absolue de Satan,(2) d'une part ; l'absence de collusion entre Dieu et le Diable,(3) d'autre part) et n'éclaircit en rien le succès populaire du motif auquel Eudes, curieusement, ne cherche pas la moindre explication psychologique ou sociologique. Se moquer du Malin, c'est avant tout feindre de ne pas y croire, tenter d'exorciser la peur viscérale qu'il inspire et qui est ancrée dans le cœur de chacun. Quiconque a vécu à la campagne sait à quoi je fais allusion. On n'imagine pas un instant les paysans des siècles passés se mêler de théologie, ratiociner à propos de la Rédemption jusqu'à la découverte d'un argument de raillerie. La vérité, nue et crue, c'est qu'aujourd'hui encore, dans les campagnes, on crève souvent de trouille à la seule évocation du Diable. Il n'y a pas si longtemps, on évitait de prononcer son nom de peur de l'attirer !

Le ridicule du Malin naît aussi de ses tentatives d'égaler Dieu. Selon une conception dualiste que l'on rencontre notamment en Bretagne, le Tout-Puissant aurait créé les animaux les plus nobles et les plus gracieux, tandis que son homologue maléfique serait, par maladresse, à l'origine des bêtes les plus nuisibles, repoussantes et stupides.(4) Le Diable amuse parce qu'il est un créateur raté, certes. Mais il n'amuse durablement que celui qui ne craint pas de voir ses semailles dévorées par les corbeaux, son troupeau décimé par les loups ou sa cahute envahie par les serpents. Le désespoir s'abrite fréquemment derrière le rire…

L'insatiable avidité du Prince des Ténèbres est ici mise en balance avec l'extrême dénuement de ses proies, dont la victoire prend l'allure d'une revanche de caste. Mais l'assimilation du Diable à un aristocrate de l'Ancien Régime, quoiqu'itérative, n'est pas mise en lumière par Olivier Eudes, dont le principal travers est de ne jamais distinguer nettement ce qui relève de l'enseignement religieux, de l'imagination profane ou du contexte historique, politique, économique ou social. Il se borne par exemple à constater l'existence d'une structure familiale autour du Démon mais se garde bien de la justifier ou d'expliquer le phénomène de désolidarisation de la parentèle que l'on observe parallèlement. Dans le même ordre d'idées, on s'interroge sur l'opportunité de soumettre au lecteur une série de récits en rapport avec la danse, si l'on ne rappelle pas la condamnation ancestrale de cette pratique par le Dogme chrétien !(5) La tâche de l'anthologiste ne se résume pas à la constitution d'un corpus figé ; ces Contes du Diable, au demeurant admirables, en sont la preuve cruelle. Olivier Eudes n'a pas su mettre son travail en valeur ; souhaitons qu'il saura rectifier le tir si prochaine fois il y a.

Sébastien Cixous → Keep Watching the Skies!, nº 33, août 1999


  1. Dominique Lecourt, dans une remarquable étude intitulée Prométhée, Faust, Frankenstein : fondements imaginaires de l'éthique (1996), rappelle le rôle inverse joué par Luther dans l'agitation du spectre diabolique.
  2. On sait que cette conception fut combattue par une partie des Romantiques.
  3. De nombreux passages de la Bible laissent supposer l'existence d'une telle complicité. L'un des plus célèbres est sans doute celui du Livre de Job où Satan siège au grand conseil céleste (Job, I, 6-12). Il en résulte une vision beaucoup moins joyeuse de la Rédemption, dont Oscar Panizza a discerné toute l'atrocité dans le Concile d'amour (1895).
  4. On notera que l'anthologie ne répercute pas ce motif pourtant répandu.
  5. En 1579, dans son Traité des danses, Lambert Daneau écrivait encore : « Entre tant de fautes qui se trouvent ensemble dans la danse, le comble du mal est que les hommes y sont mêlés aux femmes avec des inconvénients si grands et si certains témoignages de paillardise et convoitise, qu'on ne peut faire douter que la danse ne soit l'invention propre de Satan. ».

Commentaires

Ajouter un commentaire

Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.

Georges G.-Toudouze : les Derniers jours de la ville d'Ys

roman de Fantasy, 1948, sous le titre de : les Derniers jours d'Ys-la-Maudite

chronique par Sébastien Cixous, 1999

par ailleurs :

Changement de registre avec les Derniers jours de la ville d'Ys, où le Diable, loin d'apparaître inapte ou inepte, endosse le costume de l'incohérence que certains folkloristes lui ont taillé sur mesure. Bouc émissaire du courroux divin, Satan y est purement et simplement diffamé, sans que l'on puisse pour autant faire peser la responsabilité du délit sur Georges G.-Toudouze. Le romancier reprend en effet le mythe de Ker-Ys dans l'état où il s'était cristallisé plusieurs décennies avant sa naissance. Sa version, conforme dans les grandes lignes à celle qu'Émile Souvestre rapporta en 1844 dans le Foyer breton, traditions populaires, trouvera donc un écho en chaque lecteur, même si, nous le verrons, elle repose sur une perversion assez profonde du mythe.

Contrairement à ce que pourrait laisser augurer le titre, ce récit ne débute pas à la veille de la submersion, mais plusieurs années avant la création même de Ker-Ys, alors que Gradlon, roi de Cornouailles, guerroie dans les frimas du Nord et conquiert le cœur de l'ensorcelante Malgven. Cette dernière meurt en donnant naissance à la Princesse Dahut sur laquelle le père, inconsolable, reportera tout son amour. Converti au christianisme, le souverain offre Kemper-Odetz à l'évêque Corentin et Ker-Ys, une cité protégée de l'océan par une digue et un système d'écluses, à sa fille.

Dans la variante de Toudouze, Dahut, sectatrice de Vénus-Aphrodite, organise toutes sortes de festivités orgiaques au lendemain desquelles elle fait exécuter son amant du jour. On retrouve ainsi dans les Derniers jours de la ville d'Ys ce singulier démarquage de la Tour de Nesle qui est probablement un apport de Souvestre destiné à horrifier son public. Le lecteur notera cependant avec satisfaction que Toudouze a banni toute référence au masque magique dont la princesse usait, selon son devancier, pour étrangler ses victimes.

Un soir, un étranger se présente au palais de Dahut, flanqué de sept acolytes dans lesquels les latinistes reconnaîtront sans peine l'incarnation des péchés capitaux.(1) Satan, car c'est bien lui le chef de la troupe, entraîne la princesse et ses commensaux dans une danse effrénée à l'issue de laquelle il convainc la jeune fille de dérober les clefs des écluses que Gradlon conserve jalousement autour de son cou. Le Malin livre alors l'ignominieuse métropole et ses habitants au tumulte des flots. Seul Gradlon, le dernier juste de la cité, échappe in extremis à la mort grâce au secours de Saint Gwennolé, l'abbé de Lann-Tévennec.

Si l'intervention du Diable constitue de toute évidence l'acmé du récit, on ne peut que demeurer perplexe quant à ses motivations dans cette affaire. Satan n'avait aucun intérêt à la destruction de Ker-Ys : il s'agissait de l'unique enclave païenne dans la Bretagne christianisée. Alors qu'il devrait laisser prospérer cet antre du vice, il préfère anéantir le foyer de contagion ! Voilà — admettons-le — une étrange manière de concevoir le prosélytisme ! Deux solutions viennent dès lors à l'esprit : soit le Diable a perdu la raison, soit il opère comme instrument de la justice divine. Un examen attentif des premières transcriptions de la légende permet d'éliminer, en l'espèce, chacune de ces hypothèses. Toutes les versions précoces imputent, semble-t-il, la submersion de Ker-Ys au bras de l'Éternel, sans suggérer la moindre ingérence satanique, apparentant cette catastrophe à l'anéantissement biblique de Sodome et Gomorrhe. Il est a priori nécessaire d'attendre la version très enjolivée de Souvestre pour assister à la survenue du Démon chez la princesse Dahut que Paul Sébillot a rapproché, dans son Folklore de France, d'un couplet de la ballade de Robert le Diable :

« Quand vint à la cour de son père
Un prince, un héros inconnu,
Et Berthe jusqu'alors si fière,
D'amour sentit son cœur ému ;
Funeste erreur, fatal délire,
Car ce guerrier, c'était, dit-on,
Un habitant du sombre empire. »

Cela dit, les derniers jours de la Ville d'Ys méritent d'être vécus à travers le prisme du roman. Le récit de Toudouze s'illustre dans le domaine francophone comme un mémorable exemple de Fantasy épique et colorée, célébrant, avec la grandiloquence et l'exagération mélodramatique propres aux grands littérateurs populaires, la vaillance et l'opiniâtreté proverbiale des Bretons.

Sébastien Cixous → Keep Watching the Skies!, nº 33, août 1999


  1. Superbus, Iracundus, Venereus, Piger, Invidius, Cupidus, Comedo.

Commentaires

Ajouter un commentaire

Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.