KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Stephen Baxter : les Vaisseaux du temps

(the Time ships, 1995)

roman de Science-Fiction

chronique par Pascal J. Thomas, 1999

par ailleurs :

Plus qu'une suite donnée à la Machine à voyager dans le temps de Wells, ce qu'il est formellement, le roman de Baxter en est une déconstruction en règle. Nous retrouvons le Voyageur temporel, narrateur cette fois-ci de ses nouvelles aventures (et qui, avec quelque malice, désigne seulement sous le nom de “l'Écrivain” son ami Herbert George Wells).

Ayant dû à la fin des tribulations rapportées par Wells abandonner sa douce Eloï, Weena, aux mains des hirsutes Morlocks, le Voyageur enfourche à nouveau sa machine pour retourner vers le futur. Mais il se rend vite compte que tout voyage dans le temps vers le passé change l'Histoire, et qu'il n'est donc jamais possible de retrouver son point de départ. Déconvenue plus grave encore, les Morlocks, le peuple de brutes qu'il est venu pour combattre, ont construit une civilisation infiniment supérieure à tout ce que ses contemporains auraient pu imaginer. (Et pour cause, dirais-je, puisqu'elle est tout droit sortie de l'imagination de la SF, tendance Larry Niven, de ces dernières décennies : sphère de Dyson, nanotechnologies…) Et le Voyageur, seule brute de ce monde idéal, ne trouve rien de mieux à faire à son arrivée que de matraquer des Morlocks sans défense, et se retrouve mis en cage.

Heureusement, le Voyageur trouve en Nebogipfel, Morlock curieux d'histoire antique, un guide et un ami plus qu'un geôlier. Ils repartiront dans le temps, bien entendu — un roman utopique sur le monde futur des Morlocks, en dépit de l'inventivité de Baxter, aurait été bien fade —, et découvriront une série d'histoires alternatives au gré de leurs voyages nécessairement perturbateurs du flot temporel. Le Voyageur fera donc tout ce que doit faire un voyageur temporel : rencontrer une version plus jeune de lui-même, remonter au temps des dinosaures, faire la navette en début et fin du monde…

Les passages qui m'ont le plus marqué sont ceux qui décrivent une Angleterre des années 30 où la première guerre mondiale ne s'est jamais arrêtée, et a transformé l'Europe en un champ de ruines et de bunkers. Le voyage dans le temps est utilisé comme arme de guerre — ce qui devrait plonger la causalité dans un chaos bien plus grand que celui que le livre présente, soit dit en passant —, et la démocratie a été victime de l'organisation militaire de la société. C'est dans ce cadre qu'on aperçoit brièvement un Wells vieilli en propagandiste fané, charge sévère contre les illusions utopistes de l'écrivain réel.

Stimulée par le foisonnement des étiquettes auquel procède notre époque, une mode (que j'espère passagère) a fait fleurir sous la plume des chroniqueurs du milieu SF le vocable steampunk — et l'on me dit qu'une antho sur le sujet est même parue. Qu'une étiquette, qu'une mise en boîte de l'art, s'applique à ce procédé semi-créatif consistant à réviser et amplifier les œuvres et les ambiances du passé a quelque chose de fatalement équitable — sans empêcher des œuvres réjouissantes de germer sur le terreau du pastiche.

Baxter, en donnant une “suite” (au sens étroit de la continuité dramatique) à the Time machine, n'œuvre pourtant pas dans le steampunk, tant le contenu spéculatif et le point de vue moral et politique de son livre sont éloignés de ceux de son modèle. Plus que baroque, le fossé entre les manettes et la selle de bicyclette de la Machine temporelle et la nanotechnologie des Morlocks — ou les manipulations d'univers qui se produisent plus tard dans le roman — induit un malaise, taraude la suspension d'incrédulité nécessaire à la lecture. Même si les inventions de Baxter, représentatives du state of the art de la SF actuelle, m'ont transporté en imagination. Plus important encore, le changement des mentalités qui fait d'un victorien amoureux de progrès et inquiet d'une décadence (Wells, tel qu'il transparaît dans son personnage d'origine) un raciste violent, objet de réprobation morale mais aussi d'infinie compassion de la part de Nebogipfel. Homme d'action, comme il aime à se décrire lui-même, le Voyageur, sorti du cadre que lui avait donné son père spirituel, est terriblement dépassé, se rend compte de l'inanité ou de la malveillance de ses actes… seulement après les avoir commis. On a pitié de lui, piégé qu'il est entre les griffes impitoyablement déconstructrices de son nouvel auteur, ce M. Baxter… et on se demande (avec inquiétude) quels sentiments d'agacement ou d'ironie les lecteurs du siècle prochain éprouveront à la lecture des œuvres de Baxter et ses contemporains.

Je ne peux considérer ce livre comme une réussite totale. Ses passages les plus agréables (ceux qui relèvent entièrement de la SF actuelle) souffrent d'offrir beaucoup d'exposition, et peu d'action ; et ses commentaires moraux par le biais de l'histoire alternative se concluent trop vite par un nouveau départ dans le temps. Surtout, le livre souffre à mon sens de la trop grande divergence entre deux objectifs apparents : se placer dans la continuité (critique, nous l'avons vu) de l'œuvre de Wells, et employer toutes les ressources de la SF actuelle. La première tâche revient en fin de volume à l'ordre du jour, et paraît désuète au regard de tout ce qui s'est passé entre-temps… Ouvrage brillant, très largement supérieur à un roman antérieur de son auteur comme Singularité, the Time ships n'arrive donc pas à me satisfaire entièrement.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 31-32, mai 1999

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