KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Valerio Evangelisti : Nicolas Eymerich, inquisiteur

Valerio Evangelisti : les Chaînes d'Eymerich

(Nicolas Eymerich, inquisitore & le Catene di Eymerich, 1994 & 1995)

romans de Science-Fiction et de Fantasy

chronique par Pascal J. Thomas, 1999

par ailleurs :

Les inquisiteurs se réduisent souvent dans notre souvenir à ceux de la période espagnole, qui traquaient les survivances clandestines du judaïsme ou de l'islam (xvie siècle), et plus tard la sorcellerie. Grands utilisateurs de torture, ils font figure de personnages idéaux de romans d'horreur. Les inquisiteurs des débuts, le plus souvent des Dominicains (parfois supplantés par leurs vieux rivaux les Franciscains), ont fondé bien des méthodes policières toujours en usage : documentation méticuleuse des interrogatoires, confrontations de témoignages recueillis indépendamment, retournement des prévenus par diverses pressions pour obtenir des dénonciations, assertions fausses destinées à faire avouer… C'étaient des soldats intellectuels, admirateurs de la Raison (pensez à Saint Thomas d'Aquin), et d'autant plus impitoyables à cause de cela.

Eymerich fut un des successeurs du célèbre Bernard Gui — vous connaissez au moins son apparition fictionnelle dans le Nom de la rose). Eymerich a moins écrit que Gui, il est moins étudié aujourd'hui par les universitaires, mais il a laissé un ouvrage qui fut un succès de librairie — au moins chez les inquisiteurs qui l'ont suivi —, édité il y a quelques années en français par un professeur de l'université Toulouse Le Mirail sous le titre Manuel de l'inquisiteur. Notre inquisiteur vivait au xive siècle, époque où Juifs et Musulmans se mélangeaient encore à la population chrétienne et la Reconquista était loin d'être achevée. Époque aussi où le royaume d'Aragon, dirigé par les comtes de Barcelone(1), bénéficiait encore de son indépendance. Catalan de Gérone, Nicolau se fait pourtant appeler Nicolas, car il a passé l'essentiel de sa vie dans un milieu castillanophone, à la cour royale de Saragosse.

C'est là qu'il se trouve à l'ouverture du premier roman de la série, quand la mort de l'Inquisiteur général du royaume fait de lui son successeur — mais il lui faudra pour faire reconnaître sa nomination, contre un environnement hostile, user de toute son audace et toute sa fourberie. C'est une constante de la série : Eymerich n'est pas sympathique, ses buts peuvent nous faire horreur, et il pratique violence et mensonge sans remords, tant qu'ils servent sa conception de l'Église et de la religion. Mais cette détermination de fer, et l'audace et la ruse qui la servent, finissent par susciter notre admiration et par nous donner envie qu'il triomphe, d'autant plus que nous voyons les choses par ses yeux. Syndrome de Fantômas !

Mais, me direz-vous, la tâche de KWS n'est pas précisément de chroniquer des romans historiques. Le fantastique intervient au niveau des phénomènes sur lesquels enquête Eymerich, qui dépassent de loin de simples erreurs doctrinales ou soulèvements populaires : il s'agit toujours de manifestations magiques, que son rôle est non seulement d'élucider, mais d'anéantir. Fidélité à la Raison, une fois encore ! Comme un détective de l'étrange qui ferait rentrer l'irrationnel dans le rang, non par la vertu seule de la Lumière, mais par le fer et le feu s'il le faut : car la magie que combat Eymerich combat effectivement, et constitue souvent une porte vers un univers surréel qu'il convient de claquer et de verrouiller. Ces portes ouvrent aussi sur d'autres époques, et c'est là que la SF pointe un peu le museau.

Je n'ai pas parlé gratuitement de “détective de l'étrange” : l'épithète appartient à Harry Dickson, et Jean Ray est une des références explicites des passages de Nicolas Eymerich, inquisiteur qui sont situés dans le futur. Sans que ces passages puissent vraiment relever de la SF, car les voyages spatiaux y sont, en fait, des voyages dans cet inconscient collectif qui suscite les divinités, à la Malpertuis. Evangelisti, paraît-il, aurait rajouté a posteriori de la SF à son premier manuscrit pour pouvoir concourir pour le prix Urania — qui, une fois gagné, lui permit l'accès à la publication, et à son éditeur de profiter du succès prodigieux d'un auteur populaire révélé : tout le monde a eu raison d'être satisfait de cette contrebande en genres littéraires. Et le lecteur ? Indubitablement, car le mélange baroque auquel procède la série des Eymerich est sans équivalent précédemment recensé.

À partir du deuxième volume de la série — qui dans la vie d'Eymerich se situe chronologiquement plus tard que les quatrième, cinquième et sixième (et je ne sais pas pour le troisième) —, se met en place un univers futur cohérent, qui n'était présent qu'en germe dans le premier volume. Au point qu'Éric Vial a pu faire remarquer que le cycle tout entier ne constitue qu'un seul vaste roman, dont nous sont livrés des fragments.(2) Ce futur est plutôt dystopique : les USA se scindent en plusieurs fédérations toutes passablement fascistes, mais avec différentes obsessions, et la guerre fait rage en Europe et en Afrique entre l'Euroforce (une OTAN à dominante allemande) et la RACHE (une puissance fasciste qui, malgré des références explicites aux Nazis, ferait plutôt figure, par ses méthodes et sa localisation géographique, d'héritière du communisme à la Milošević).

Dans le deuxième volume, les Chaînes d'Eymerich, de vastes passages sont consacrés à une crypto-histoire de notre époque, spécifiquement comment la RACHE a acquis les technologies abominables et soigneusement dissimulées qu'elle mettra en œuvre dans le futur. Un long chapitre est consacré à un épisode de la guerre entre RACHE et Euroforce.(3) Mais l'essentiel du livre est une enquête menée par Eymerich au Val d'Aoste,(4) où il doit pourchasser des successeurs des Cathares. À la fin des années 1360, c'est surprenant — on comprend vite qu'une forme d'immortalité entre en jeu. Et cette fois-ci, l'argument fantastique (ou pseudo-scientifique, puisqu'il s'agit de pharmacopée déviante plus que de surnaturel) donne lieu à une enquête bourrée de rebondissement : les Cathares sont des hérétiques hauts en couleurs, les monstruosités impressionnantes à souhaits, les retournements dus à la ruse d'Eymerich époustouflants comme jamais. Bref, du point de vue de la littérature populaire à l'état pur, c'est le meilleur roman de la série, sans renoncer à l'érudition historique ou aux points de vue politiques.

Deux remarques enfin : certains des personnages qui apparaissent ici (Saint Mauvais, le Père Lambert, Jacinto Corona) sont réutilisés dans d'autres livres de la série, notamment Cherudek (situé un peu avant dans la chronologie). Et l'environnement social du livre est particulièrement soigné, avec tensions entre noblesse, bourgeoisie et petit peuple. Eymerich, qui doit enquêter sur le seigneur du lieu, se retrouve allié aux bourgeois, mais les déteste et déteste le mépris qu'ils éprouvent pour les plus démunis.


  1. Pere el Cerimoniós, dans le cas présent.
  2. Seules des raisons de paresse devant l'entreprise de fusion des chroniques, et les disparités des éditions considérées, françaises et italiennes, motivent la présentation séparée des romans dans ce numéro de KWS.
  3. Toujours selon Éric Vial, il était paru en Italie sous forme d'une nouvelle séparée, et s'est retrouvé intégré dans la version française du livre pour y remplacer des passages de l'édition originale où étaient nommés des politiciens français.
  4. Que la quatrième de couverture situe en Savoie. Exacte à l'époque, cette localisation ne l'est plus depuis belle lurette (même si la langue d'origine reste la même des deux côtés des cols). On imagine les réactions du gouvernement français si la Savoie demandait le bénéfice d'un statut comparable à celui dont jouissent les Valdotains.

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