KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Valerio Evangelisti : Cherudek

(Cherudek, 1997)

roman de Science-Fiction et de Fantasy

chronique par Pascal J. Thomas, 1999

par ailleurs :

Ce cinquième roman de la série des aventures de Nicolas Eymerich se déroule, comme les autres, à plusieurs époques différentes. Mais, à la différence des autres, c'est un ouvrage long et les différents fils narratifs qui le composent sont tout aussi fouillés les uns que les autres — même si, comme dans d'autres romans, ils ne sont tissés ensemble qu'in extremis.

Au Moyen-Âge, dans le temps de la vie historique de Nicolas, nous sommes en 1360, et des rumeurs d'événements impossibles et horrifiants dans le Quercy (Rocamadour) amènent notre inquisiteur préféré à quitter la cité papale d'Avignon pour un périple aventureux en Occitanie centrale (Castres, Albi, Figeac…). Pour une fois, soit dit en passant, Eymerich semble à la remorque des événements plus que leur instigateur. Ce n'est pas dans le temps historique qu'il va avoir l'occasion de se livrer aux tours de force de duplicité auxquels il nous a habitués, ni de souffrir tout en faisant souffrir ses prévenus. Car Eymerich souffre à mesure des souffrances qu'il inflige, et pas seulement à cause des risques qu'il prend : sa personnalité intérieure, si soigneusement dissimulée par la cuirasse de sa distance au monde, s'exprime dans des univers hallucinatoires, que ce soit dans ce roman ou dans le précédent. Il est amusant de noter que, si Michel Jeury faisait entrer en chronolyse des personnes du Moyen-Âge qui avaient péri sur les bûchers de l'Inquisition, Evangelisti réserve la chronolyse… à son inquisiteur !

En même temps, à une autre époque — à aucune époque, en fait, puisqu'en dépit d'une ou deux furtives allusions au futur construit dans le Mystère de l'inquisiteur Eymerich, ces passages sont collectivement titrés Temps zéro — un curieux assortiment de personnages se débat dans une bourgade non-nommée du Friul, dont les rues s'ordonnent suivant un curieux plan géométrique (et géomancien ?) autour de l'église contenant les reliques de San Malvasio (que la population appelle spontanément San Malvagio : “Saint Mauvais”). Le lecteur comprendra assez vite que ce saint, qui doit protéger les croyants “con la chorda et li ferri rouenti”, n'est autre qu'Eymerich lui-même, devenu icône de terreur sacrée.

On trouve donc dans la bourgade un inspecteur, Dentice, dont la mission (pas entièrement claire) est de toute façon entravée par l'administration locale — voilà qui est bien italien — et reléguée au second plan par les stigmates dont il est affligé, comme s'il subissait les effets de tortures qui ne lui ont apparemment jamais été infligées. Une jeune femme, Roberta Hu, avec sa petite sœur, Ariel. Et trois Men In Black, pardon, trois jésuites, chargés d'enquêter sur la disparition d'un membre de leur ordre. On découvrira plus tard deux autres jeunes femmes qui présentent avec Roberta une ressemblance frappante…

Les lésions de Dentice, les apparitions qui terrorisent Roberta, tout cela est lié à un réseau de correspondances entre la ville et un autre monde encore, le Cherudek, où Eymerich et d'autres inquisiteurs mènent leurs interrogatoires avec la brutalité que l'on associe désormais à l'Inquisition, mais qui n'était pas toujours de mise au xive siècle (la détention, souvent sévère, suffisait à délier les langues). Le Cherudek est un monde hors du temps, qui rassemble des personnages issus de diverses époques.

Comme Dentice ou Roberta. Comme ces jésuites — dont la compagnie n'existait pas, bien entendu, au xive — qui sont engagés dans une lutte souterraine contre l'Inquisition (on a droit à de magnifiques pages de crypto-histoire de l'Église, sur le thème des Jésuites contre les Dominicains). Mais nos jésuites passent une bonne partie de leur temps, comme des potaches, à se pencher sur des anagrammes et des symboles ésotériques, dont Evangelisti fait une impressionnante consommation au cours du livre, soumettant à un délire d'interprétations diverses le vieux carré magique en latin de cuisine, SATOR / AREPO / TENET / OPERA / ROTAS. C'est borgésien, sans arriver à la hauteur du maître, de même qu'Evangelisti ne joue pas dans la même division que l'Umberto Eco du Nom de la rose.

Pour une fois chez Evangelisti, ces passages situés hors du temps sont au moins aussi consistants, aussi substantiels que ceux situés au Moyen-Âge. Pourtant ils demandent un travail de construction littéraire plus important, ne pouvant faire appel aux connaissances du lecteur. La ville arrive, bizarrement, à se faire plus qu'un diagramme, et les personnages pris dans ses filets sont attachants, en particulier Roberta et Ariel.

Et pourtant la ville est un diagramme, un signe plus qu'une agglomération, que les trois jésuites n'ont pas tort de vouloir à toute force décoder. Au passage, l'auteur nous livre une masse de faits sur l'histoire de l'Église et de la doctrine, en particulier en ce qui concerne l'émergence du concept de purgatoire (référence obligée à Jacques Le Goff). On retrouve aussi au passage le thème de Malpertuis de Jean Ray : les dieux existent vraiment, dans la mesure où l'on croit en eux. Cela semble tenir à cœur à l'auteur, qui peuple le cosmos de propriétés physiques influencées par la psyché humaine.

On pourrait penser qu'ici, Cherudek est un morceau d'espace issu entièrement de la pensée humaine (un cauchemar d'Eymerich). Mais le cauchemar est partagé, et les personnages qui y résident sont nettement plus attachants que ceux du Moyen-Âge.

Le Moyen-Âge de ce roman, en contrepartie, me déçoit un peu. Ce n'est pas qu'il soit mal documenté (lieux, noms et dates sont souvent vérifiables), mais l'intrigue ne s'y plonge pas en profondeur, à mon goût. Bien entendu, les luttes du temps (ici, un épisode de la Guerre de Cent Ans, le traité de Brétigny, et les rivalités à l'intérieur de l'Église) sont évoquées, mais Eymerich ne s'y implique pas autant que dans d'autres romans (la conclusion relèvera du deus ex machina — un comble !), et comme je le disais plus haut, se laisse porter par les événements qui ponctuent son périple, même toute sa fourberie est requise pour se tirer des faux pas dans lesquels il se trouve.

Son principal sujet de préoccupation est l'irruption de soldats morts-vivants. Satanisme ? Sorcellerie ? Ou, comme on le soupçonne bientôt, résurgence de vieux ennemis de l'Inquisition, les Spirituels. Ces Franciscains dissidents (soutenus par une partie de la hiérarchie de leur ordre, et même par certains papes) prêchaient une pauvreté radicale, ce qui leur a valu beaucoup d'ennemis et peu de succès au sein de l'Église établie. Trente ans plus tard, et dans le cadre d'un roman d'Evangelisti, on peut se douter qu'ils seront devenus plus bizarres encore.

La bizarrerie ne manque pas. À commencer par Sainte Brigitte de Suède, qui prêche elle aussi la pauvreté (mais dans l'obéissance à l'Église) et range la propreté au rang des péchés. On imagine l'odeur. Eymerich et son compagnon Jacinto Corona croiseront des villageois affligés par le mal des ardents, des bandes de routiers, des ecclésiastiques de toute sorte, des mystiques… On ne s'ennuie pas un instant.

La description de l'Occitanie m'a déçu un peu : c'est très documenté sur la géographie et l'histoire (en dépit d'un trajet un peu rapide pour des hommes à cheval entre Albi, Tarn, et Peyrusse, Aveyron), mais peu sur la langue, désignée indifféremment, à la mode de l'époque, sous les noms de “langue d'oc” ou de “provençal”. Qu'un personnage catalan du xive siècle qui a roulé sa bosse, fût-il un enfant, ne puisse pas comprendre un dialogue en occitan de la même époque, surtout quand l'un des interlocuteurs est catalan de naissance, est invraisemblable. Plus agaçant pour moi, tous les personnages méridionaux, et les villes, arborent des noms en graphie française de l'époque (Alby), un anachronisme qui travestit le pays.

Cela dit, Cherudek est le livre le plus long, et le plus abouti de la série jusqu'à présent. En vrai roman fantastique, il place le cœur de son action dans les cauchemars de l'Humanité entière. Si vous ne lisez pas l'italien, il ne vous reste plus qu'à attendre la traduction avec impatience,(1) pour découvrir Evangelisti, toujours auteur de littérature populaire, mais sur un mode plus ambitieux.


  1. Elle est sortie en octobre 2000. — Note de Quarante-Deux.

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